La mère de Mona Achache, Carole Achache, s’est suicidée le 1er mars 2016, sans laisser de mot. Mona à ramené de la cave de Carole, 25 caisses en plastique contenant des milliers de lettres et de photos, des correspondances triées, des carnets, des agendas annotés, des enregistrements : les archives colossales d’une famille sur laquelle Carole avait déjà enquêté lors de l’écriture d’un livre sur sa propre mère, Monique Lange, qui avait elle-même écrit sur sa propre mère.
Le père de Mona, Jean Achache, tente de la dissuader de fouiller dans ces archives dans lesquelles il n'y a pas de secrets enfouis. Mona tapisse néanmoins les murs de ces photos qui résistent toujours à l’énigme de la disparition de sa mère. Alors, par la puissance du cinéma et la grâce de l’incarnation, Mona Achache décide de la ressusciter pour rejouer sa vie et la comprendre. C'est Marion Cotillard qui vient jouer ce rôle ou plutôt s'identifier à Carole Achache en enfilant ce que Mona lui donne d'elle : ses vêtements, ses bijoux, son parfum , sa coiffure par une perruque et ses yeux avec des lentilles marrons.
La voix de Carole, sur les lèvres de Marion devenue Carole, dans une émission de radio de Kathleen Evin raconte comment sa mère Monique Lange, a été élevée dans le milieu littéraire de l’après-guerre. Simple secrétaire chez Gallimard, elle attire l'attention de Jean Genet et gravit tous les échelons de la maison d'édition, publiant même un livre sur sa mère. Carole se laisse aspirer puis détruire par la fulgurance de ce milieu. Jean Genet profite de son ascendant et de son rayonnement sur une enfant qui a entre onze et treize ans, sans que sa mère ne trouve rien à redire, tant la fascination qu’elle éprouve pour cet homme est grande. Monique n’a su voir que le bénéfice et la chance - inouïe - qu’avait sa fille de grandir au contact d’un homme si puissant, si talentueux, si formateur pour l’esprit d’une jeune enfant.
Mais Carole est très vite été écartelée entre sa conscience du privilège de sa relation avec Genet - le Dieu de sa mère - et la dimension transgressive de ce lien. Chris, l'amant de Genet, abuse d'elle et lui la provoque dans des défis sexuels. Carole souffre de ne pas avoir été protégée par sa mère et son entourage, mais son admiration pour eux triomphe toujours.Le récit que fait Carole du suicide d’Abdallah, le jeune amant de Genet, est glaçant. Dans le contexte de cette époque, la place accordée aux femmes résonne avec celle de jeunes garçons arabes pour la plupart illettrés. Carole s' identifie à ce jeune homme funambule dont Genet s’était entiché, puis lassé, et qu’il avait défié puis détruit jusqu’au suicide.
Carole part aux Etats-Unis où elle se prostitue pour vivre la vie underground qu'elle désire. A son retour à Paris, elle épouse Jean avec qui elle vit trente ans et élève ses enfants. Elle a un ami homesexule, Juan qui l'invite au Maroc; L'ami de Juan viole Mona alors qu'elle n'a que 14 ans sans que Carole rompe avec Juan. Bientôt les difficultés financières se font jour: l'immeuble parisien familial est revendu au profit d'actions en bourse. Carole sollicite en vain un travail. Et Carole se pend, comme Abdallah.
Sur la plage de Trouville deserte et au son de Little Girl Blue chanté par Janis Joplin, Mona pose sa tête sur la sculture de carton de sa mère, nue de dos
Comme dans Les filles d'Olfa (Kaouther Ben Hania, 2023), une actrice professionnelle est amenée à jouer le rôle d'une proche, en l'occurrence sa mère, auprès d'un personnage qui joue son propre rôle. Dans Les filles d'Olfa les actrices se dissocient parfois de leurs personnages pour interroger en tant qu'actrices et amies les femmes concernées par leur histoire personnelle. Ici Marion Cotillard est tout entière appliquée à jouer son personnage.
Un film cerveau
Ici, jamais, à part la scène initiale d'habillage et la très brève scène de thé à boire bruyamment, il ne se crée une interaction entre Mona Achache et Marion Cotillard. Celle-ci est tout entière tournée vers la performance de prononcer les paroles écrites par la mère et sachant que tout doit passer par les gestes, les attitudes, et mouvements des lèvres puisque son texte est le plus souvent doublé pour l'essentiel par la vraie voix de Carole Achache.
Mona Achache réalise ainsi le fantasme impossible d’une conversation post-mortem avec sa mère suicidée pour qu’elle lui explique son geste. Elle lui donne un corps cinématographique afin qu’elle soit l’héroïne de son histoire. Il s'agit moins de reproduire que de transformer. Le parcours de Carole est marqué, fracturé par celui d’écrivains puissants et reconnus .Carole avait l’aura d’une actrice qui s'incarne dans sa ressemblance avec Marion Cotaillard, sa beauté, son charisme, sa liberté.
Le film est tourné dans une usine désaffectée à Mulhouse. Au sein des murs de cette usine sont disposées des cloisons pour reconstituer les conversations avec les personnages : une cuisine, une brasserie, un bureau, un studio de radio, un salon. On comprend au cours du film que ces lieux qui semblaient dispersés font partie du même espace, comme un prolongement métaphorique des méandres du cerveau de Mona encombré par sa mère, et dont le pôle central est donc son bureau, envahi par les archives. L'ambiance est parfois onirique, ainsi ces milliers de feuilles de papier qui volètent au plafond de la pièce où écrit Carole.
Un destin tragique
Le thème principal est celui de l'abus sexuel perpetué sur plusieurs générations : la grand-mère Monique lors d'une corrida à Pamplune ; celui de Carole par Chris, un amant de Genet ; celui de Mona par un amant de Juan. Cela n'a été possible qu'avec des complicités ambigües et de grands déséquilibres entre hommes et femmes. L'idée du génie a toujours été empreinte d’un sexisme qui alimente une culture favorisant les abus sexuels.
Les débordements de Genet sur Carole sont le reflet de sa façon d’envisager le monde et ses rapports à l’autre. Dans sa littérature, c’est beau. Révolutionnaire, même. Mais c’est une tragédie pour Carole, déchirée. Elle disait : "Je garde un chien de ma chienne contre Genet mais il a forgé mon intelligence. Oui. C’est mon ambivalence". Pour Mona, cette complaisance, cet aveuglement vis à vis des traumatismes est bien fini.
Jean-Luc Lacuve, le 25 novembre.