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Les filles d'Olfa

2023

 Festival de Cannes 2023 Avec : Eya Chikhaoui, Tayssir Chikhaoui, Olfa Hamrouni (Elles-mêmes), Nour Karoui (Rahma Chikhaoui), Ichrak Matar (Ghofrane Chikaoui), Majd Mastoura (La mari, l'amant, le policier), Hind Sabri (Elle-même, interprétant parfois Olfa). 1h47.

Hind Sabri, une actrice, est au maquillage. Elle s'inquiète de rencontrer celle dont elle va interpréter le rôle pour une reconstitution de sa vie et de ses quatre filles. Mais des quatre filles, il ne reste à présent que les deux cadettes car "les deux aînées ont été dévorées par les loups". Olfa, de son côté, est surtout inquiète de rencontrer celles qui vont jouer ses deux filles aînées, Ghofrane et Rahma. Les deux cadettes, Eya et Tayssir, sont tout de suite émues de la ressemblance des deux actrices avec leurs sœurs aînées. Les premières larmes commencent à couler.

Olfa, face caméra, raconte son enfance difficile : élevée par sa mère avec ses sœurs, elle devait empêcher les hommes de pénétrer de force chez elles. Dès onze ans, elle se muscla pour résister à la pression des hommes. On la maria de force avec un homme pleutre mais imbu de ses prérogatives masculines qui tenta de la violer le soir de ses noces. Olfa raconte la scène que jouent Hind Sabri et un acteur. La sœur d'Olfa lui donna l'ordre de se soumettre et dit à son mari de la coincer dans un recoin pour la déflorer de force. Hind Sabri fait bien préciser à Olfa cette odieuse demande. Mais Olfa ne se laissa pas faire et cogna son mari si bien que le sang sur le drap qui réjouit l'assemblée fut celui du mari. Une fois par an peut être Olfa se laissa faire pour donner naissance à ses quatre filles espérant vainement un peu de romantisme de son mari qui au mieux lui laissait un peu d'argent. Olfa finit par obtenir le divorce.

Eya prend une photo de ses cuisses serrées l'une contre l'autre et met en évidence la fente qui les sépare et rend l'image ambigüe. Ayant découvert une photo semblable sur le téléphone  de Eya, âgée de huit ans, sa mère la jeta à la rue. Hind Sabri ne comprend pas cette intransigeance. Mais Eya relaie le récit de sa mère et en explique plus crûment encore comment elle se fit insulter par sa mère puis fut battue et jetée sans rien dans la rue sous la pluie. Olfa se défend en invoquant le sens de la pudeur qui guidait alors sa morale mais se désole rétrospectivement d'avoir ainsi agi.

Les quatre filles, sous l'impulsion des deux actrices, font quelques exercices de théâtre qui les réjouissent : elles dansent et rient, signe d'une complicité réjouissante.

Olfa rencontra Wissem dont elle tomba amoureuse. Il logea bientôt chez elle et profita de la situation pour abuser de ses filles. Ghofrane et Eya viennent lui faire la leçon dans une séquence qui ne pu jamais avoir lieu. Elles expliquent leur silence par le bonheur qu'elles voyaient dans les yeux de leur mère et mettent en face Wissem sur l'image du père qu'il dégrada et salit définitivement par son comportement. Celui-ci est si violemment et intensément affirmé que l'acteur, Majd Mastoura, terriblement mal à l'aise, demande l'interruption de la scène.

Olfa finit par comprendre la situation et tenta de faire arrêter Wissem. Le policier qu'elle rencontra déclara ne rien pouvoir faire et se montra violent avec les filles qui se révoltaient contre son inaction. Wissem se trouva bientôt emprisonné.

Alors qu'Olfa était partie travailler en Lybie comme femme de ménage, Ghofrane vivait son adolescence comme gothique, fréquenta les boites ou se jouait du métal et se teignant les cheveux. Dénoncée par une voisine à sa mère, celle-ci rentra précipitamment en Tunisie. Elle frappa durement Ghofrane, la laissant presque morte.

Les deux cadettes maquillent et habillent en riant les deux actrices qui vont interpréter avec elles le moment décisif du basculement vers l'intégrisme religieux. La république tunisienne de l’époque, dirigée par Ben Ali, se revendiquait haut et fort laïque, hostile envers les comportements trop inspirés de la religion. Mais les intégristes distribuaient gratuitement des burka et les plus pauvres s'empressaient d'en obtenir une afin de la revendre et d'en tirer ainsi quelque argent. Ghofrane se prit au jeu puis trouva que cela lui allait bien et Rahma lui demanda d'en prendre une pour elle. Rahma devint bientôt une ardente prosélyte de l'intégrisme, entraînant sa mère et ses sœurs à sa suite. Seule Eya tenta de résister mais, ostracisée par ses trois sœurs revêtit bientôt la burqa.

Lorsqu'en 2015, Olfa décide d'emmener ses filles en Libye pour gagner leurs vies comme femmes de ménage, elle ignore que Ghofrane et Rahma vont rejoindre Daech et l'Etat islamique. Ghofrane devient l'épouse du chef de Daech en Libye. Elle et sa sœur deviennent rapidement recherchées comme terroristes. Olfa se répand dans les médias pour renier ses filles et accuser la révolution d'avoir encouragé le radicalisme.

Eya et Tayssir sont envoyés dans un centre de rééducation ce qui plaît à la première mais pas à la seconde qui admire inconditionnellement Rahma et voudrait la rejoindre. Avec le recul, toutes deux admettent l'apport que fut pour elle cette éducation qui les libéra de l'endoctrinement. Olfa voudrait que ce qu'elle fit subir à ses filles de part sa propre éducation ne se reproduise pas pour la fille de Ghofrane, maintenant âgée de huit ans et détenue dans une prison libyenne avec sa mère et sa tante. Un carton explique que sa participation au film est en partie guidée par son souhait que la Tunisie s'active pour rapatrier ses filles et sa petite fille en Tunisie.

Olfa, une femme courageuse qui, enfant, défendit sa mère et ses soeurs contre les hommes ; qui fut mariée de force à un homme qu’elle ne désirait pas ; tomba amoureuse d'un homme dont elle ne pouvait soupconner qu'il violerait ses filles ; voulait maîtriser seule sa vie et celle de ses enfants. Elle ne vit pas venir l'espoir que représentait  l'idéologie de daech pour tous ceux que la république tunisienne laissait dans la misère. Elle accepte courageusement de mettre en scène sa terrible vie pour, l'apprend-on à la fin, espérer que ses deux filles aînées et sa petite fille soient ramenées des prisons libyenne en Tunisie. Elle comprend aussi l'effet cathartique de cette représentation pour elle-même et pour ses filles.

Les Filles d’Olfa est ainsi un film qui raconte le film en train de se faire : une fiction où les deux filles absentes sont incarnées par des actrices, Olfa elle-même ayant une "doublure" pour les scènes émotionnellement trop difficiles – les deux sœurs cadettes désormais proches de l’âge adulte jouant leur propre rôle.

La réalisatrice guide à peine les échanges, laisse les trois femmes raconter les scènes, se compléter, parfois se contredire sur un détail – et diriger elles-mêmes les comédiennes qui incarnent les sœurs et la mère. Les actrices posent des questions et revisitent la mémoire d’Olfa et de ses filles, leur permettant d’expliquer et de comprendre ce qui s'est passé et, en se racontant de se libérer d'une histoire trop lourde. Sans voyeurisme, l’émotion, parfois jouée, parfois simplement captée, affleure souvent.

Kaouther Ben Hamia fait jouer par un seul et unique acteur tous les personnages masculins qui ont croisé le chemin d’Olfa : le père de ses filles, l'amant qui abusa de ses filles, le policier vers lequel Olfa se tourne quand elle n’a plus d’autres solutions… L’excellent Majd Mastoura renvoie  tout autant l’image d’une masculinité toxique que celle d’un patriarcat obtus

Kaouther Ben Hamia aurait pu tourner un documentaire classique, en intercalant parmi les témoignages d’Olfa et de ses deux cadettes, face caméra, des images d’archives et des photos tirées des albums de famille. À l’inverse, elle aurait pu prendre le parti de tout fictionnaliser dans un docudrame ou docu-fiction en recrutant des actrices pour chacun des cinq rôles et en leur demandant de rejouer les épisodes de leurs vies. Mais elle en choisit une troisième, intermédiaire et hybride proche du "making-off" : on voit les scènes que les actrices professionnelles tournent avec les trois "vrais" personnages. Mais on voit aussi, on voit surtout, ces femmes préparer ces scènes en s’interrogeant sur les motivations et les ressorts profonds des personnages qu’elles jouent ou qu’elles sont. Les filles d’Olfa est donc moins un film qui raconte le film en train de se faire qu'un documentaire de fabulation où chacun joue son propre rôle; par leur questions, les remontrances surtout de Hind Sabri envers Olfa pour sa dureté passée, les actrices sont les catalyseurs d'une réaction émotionnelle qui ne pourraient avoir lieu sans elles. Ainsi la famille d'Olfa comme les actrices jouent leur propre rôle dans cette grande expérience cathartique demandée par la réalisatrice. Les deux cadettes qui ne voulaient plus penser à leurs aînées pas plus qu'Olfa, aidées par les trois actrices, retrouvent par le film in fine, le désir de les revoir. 

Jean-Luc Lacuve, le 14 juillet 2023

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