Eva en août

2019

(La virgen de agosto). Avec Itsaso Arana (Eva), Vito Sanz (Agos), Isabelle Stoffel (Olka), Joe Manjón (Joe), María Herrador (María), Luis Alberto Heras (Luis) Mikele Urroz (Sofía), Simon Pritchard (Simon), Sigfrid Monleón (Le propriétaire de l'appartement). 2h09.

Un carton précise qu'Eva, 33 ans, a décidé de rester à Madrid pour le mois d’août, tandis que ses amis sont partis en vacances. Elle veut s’essayer à une nouvelle façon d’être au monde. ”Tout un chacun veut être lui-même et moi de même", attribué au philosophe espagnol Augustin Garcia Calvo, termine cette présentation

1er août : Eva, décidée à rester à Madrid pour le mois d’août va loger dans un appartement que lui prête un ami dans le quartier du Rastro. Il lui explique comment éviter la chaleur trop étouffante et lui parle de Stanley Cavell dont il vient de rédiger un article nécrologique. Dans ses analyses des comédies hollywoodiennes des années 1930, Stanley Cavell admirait les personnages de femmes déterminées, indépendantes, charismatique comme Katherine Hepburn et Barbara Stanwyck qui pouvaient à la fois montrer toute leur intelligence et leurs longues jambes grâce aux pantalons qu'elles étaient les premières à porter au cinéma.

2 août : Eva emménage puis va au marché pour acheter du raisin et des fleurs. Elle lit La confiance en soi de Ralph Waldo Emerson.

3 août : Eva remarque dans le bus touristique une japonaise qu'elle suit au musée archéologique. Alors qu'elle est frappée par une tête sculptée de Pompée, elle rencontre Luis. Ils discutent au café puis boivent et mangent aux tables des fêtes populaires.

4 août : Ils remarquent une performance en allemand. En entrant chez elle, tard dans la nuit, Eva ne peut ouvrir la porte avec sa clé défaillante. Elle demande à une amie, Sofia, de l’héberger. Au matin, elles s'interrogent sur leur amitié. Elles se sont éloignées depuis que Sofia a un enfant. Devant la porte de son appartement Eva demande à une voisine de lui ouvrir. C’est Olka, la jeune femme de la performance en allemand de la nuit précédente.

5 août : Eva et Olka vont danser. Elles rencontrent un anglais et un gallois, Joe et Simon, qui les emmènent dans un bar privé et se révèlent des fins connaisseurs des chansons des brigades antifranquistes

6 août :

7 août : Eva est sur son balcon alors que passe, au-dessous dans la rue, la procession de San Cayetano. Elle est prise d’une forte émotion en regardant défiler la procession.

8 août : Sortie sur la rivière avec Joe et Simon, Sofia et Olka. Discussion sur la congélation des ovocytes d'Olka, restés en Norvège.

9 août : Eva rencontre David et Francesco au cinéma. Celui-ci est manifestement toujours amoureux d'elle. Il hésite à l'inviter boire un verre puis entre au cinéma. Eva décide de reporter sa sortie au cinéma et décrit cette rencontre dans son journal.

10 août : Eva retourne au cinéma. Devant elle se tiennent Maria et son amie, Violetta. La première tente vainement de convaincre la seconde de pratiquer sur elle quelques chakras pour soulager la douleur de ses règles. A la sortie de la séance, Eva demande les coordonnées de Maria.

11 août : Eva reçoit Maria chez elle qui pratique alors la cérémonie de chakras. Dans la nuit de San Lorenzo, Eva voit une étoile filante. Elle croise Agos sur un pont et l'aborde, craignant qu'il ne se suicide.

12 août : Eva, Olka, Maria et Violetta se retrouvent pour assister à un concert de Soleá Morente. Eva remarque Agos qui sert au bar. Elle sait le retrouver au pont, puis le suit dans un bar. Agos lui conseille de féliciter Soleá Morente qui s'y trouve aussi. Puis il accepte de rejouer une improvisation théâtrale commençant par deux gifles après lesquelles chacun exprime ce qu'il regrette le plus. Pour lui c'est d'être un mauvais père

13 août : Au petit matin la complicité est née entre Eva et Agos. Elle l’accompagne jusqu'a la chambre à louer dans la collocation. Ils font l'amour.

14 août : Agos présente sa fille à Eva qui l'accompagne manger une glace pendant qu'Agos tient le bar. Lorsque la petite fille lui demande de qui elle est enceinte, Eva lui répond "de personne".

Le carton introductif coloré avec son texte philosophico-poétique et sa délicate calligraphie blanche fait immédiatement penser à Eric Rohmer. Le titre rappelle sa série des quatre saisons. L'étoile filante de la nuit de San Lorenzo renvoie au rayon vert final du film homonyme. Néanmoins, même si le hasard va ici aussi tenir une grande place, Eva n'est pas une oisive qui cherche comment occuper ses vacances. Elle va certes accueillir l’imprévu mais en le provoquant et s’affirmer dans chacune de ses rencontres jusqu'à décider de suivre l’homme qu’elle convoite.

Être une vraie personne

Dans toutes ses rencontres, tous se questionnent sur leurs choix passés et futurs : s'engager ou non de peur d'être déçu, changer de ville pour repartir à zéro, avoir le courage de s’affirmer dans son milieu quotidien. Il ne s'agit pas tant de croire pouvoir repartir de zéro que d'interroger un monde plus grand que soi avec des écrivains que l’on peut citer, dont on peut apprendre.

L'ami qui lui prête l'appartement lui parle d'À la recherche du bonheur, Hollywood et la comédie du remariage, publié par Stanley Cavell en 1981. Le philosophe américain y analyse sept comédies hollywoodiennes des années 1930-1940 par le prisme du remariage. Il ne s'agit plus, comme dans la comédie classique, d'unir un jeune homme et une jeune fille et de les conduire au bonheur malgré des difficultés extérieures, mais de réunir deux personnes après une séparation, dans la recherche d'un bonheur nouveau et différent, en dépit d'obstacles intérieurs. Cavell examine les raisons et les conséquences philosophiques de ce schéma du remariage au cinéma : la naissance d'une femme nouvelle, idéalement incarnée par des actrices comme Katharine Hepburn et Barbara Stanwyck, la réflexion sur les relations de couple, sur l'égalité des sexes, sur la nécessité en amour d'une mort et d'une renaissance.

Chez cet ami, Eva lit La confiance en soi de Ralph Waldo Emerson ; quelle partie de nous-mêmes existe vraiment dans ce que nous sommes ? Emerson évoque le fait d'être des hommes originaux, authentiques, de trouver ses mots à soi, loin des paroles répétées en faisant circuler des idées qui existent déjà mais que l'on ne s’approprie pas vraiment. A Luis, trop souvent défaitiste et qui ne veut pas se fatiguer à la tache, Eva rappelle qu’août est une période où l’on attend moins des autres, l’occasion justement d’augmenter pour soi-même son niveau d’exigence afin de "devenir une vraie personne".

La vierge d'août, enceinte de son esprit.

Eva va tomber sous le charme d'"Un homme de rituels", Agos, qui parcourt chaque nuit le même trajet ; ce qui n'exclut pas la fantaisie puisque pour le trouver, il a fallu se glisser sous une palissade en plexiglas, rejouer une improvisation théâtrale commençant par deux gifles et accepter tout de go de visiter une colocation au petit matin.

Le quartier du Rastro où habite Eva est l'un des plus populaires avec Lavapiés, et la Latina. L'atmosphère, de ces jours d’été est imprégnée des fêtes religieuses qui s'y déroulent : San Cayetano, San Lorenzo et la fête de la vierge Paloma. Le titre original espagnol, “La Vierge d’août”, emmène aussi le film sur le chemin de la foi. Mais une foi dans la constitution de soi, simple et non cynique. C'est d'ailleurs après la courte scène du balcon, au milieu du film, qu'Eva sera jetée dans la rivière et méditera sur ce qu'est qu'être une vraie personne.

La discussion autour de la féminité et de la maternité occupe une large place avec Sofia, Olka puis Maria. Après avoir fait l'amour avec Agos, Eva aura la certitude d'être enceinte mais probablement de manière symbolique : à la fille d'Agos qui lui demande de qui elle l'est, elle répond "de personne". C'est d'elle même qu'Eva s'est construite. Pas besoin ici que Marie rachète la faute d'Ève ; Eva en août rayonne.

Jean-Luc Lacuve, le 8 août 2020.