À la recherche du bonheur,
Hollywood et la comédie du remariage

Stanley Cavell

1981 : Pursuits of Happiness : The Hollywood Comedy of Remarriage, Harvard University Press. Traduction française de Sandra Laugier et Christian Fournier : À la recherche du bonheur - Hollywood et la comédie du remariage, Paris, Les Cahiers du cinéma, 1993. Vrin, juin 2017.

En quoi le cinéma est-il de la philosophie ? A cette question, le grand philosophe Stanley Cavell répond en étudiant sept films qui, tous sortis dans les années 1930-1940, inventent un genre nouveau : celui de la "comédie du remariage". Il ne s'agit plus, comme dans la comédie classique, d'unir un jeune homme et une jeune fille et de les conduire au bonheur malgré des difficultés extérieures, mais de ré-unir deux personnes après une séparation, dans la recherche d'un bonheur nouveau et différent, en dépit d'obstacles intérieurs. Cavell examine les raisons et les conséquences philosophiques de ce schéma du remariage au cinéma : la naissance d'une femme nouvelle (idéalement incarnée par des actrices comme Katharine Hepburn, Rosalind Russell, Irene Dunne, Barbara Stanwyck ou Claudette Colbert), la réflexion sur les relations de couple, sur l'égalité des sexes, sur la nécessité en amour d'une mort et d'une renaissance. Entre philosophie et cinéma, mêlant Kant et Frank Capra, Emerson et Cary Grant, Nietzsche et Leo McCarey, Shakespeare, Ibsen, Freud et Howard Hawks, Cavell nous donne un regard différent sur ces films et leur descendance. Se dessine alors le véritable sujet du cinéma hollywoodien, à la fois culture populaire et oeuvre de pensée.

Vingt-cinq ans après sa première parution française, la réédition d’A la Recherche du Bonheur de Stanley Cavell ressuscite un sous-genre du cinéma hollywoodien, ayant fait florès dans les années 1930, sous le nom de « comédie loufoque » (ou screwball comedy). Ces films ont pour thème commun la rupture, le divorce et le remariage. Ils mettent en scène un couple se disputant à coup de répliques piquantes, évoluant dans des décors luxueux dignes du rêve américain. L’auteur de La Philosophie des salles obscures (1), cinéphile averti et philosophe du langage ordinaire, inspiré de Wittgenstein et d’Austin, nous replonge dans l’expérience filmique de ce genre qu’il rebaptise plus spécifiquement de « comédie du remariage », et qu’il considère comme étant « le noyau central de la comédie hollywoodienne à partir de l’avènement du son »(2).

Dans la comédie conjugale classique, il est d’usage de représenter le mariage comme le dénouement heureux d’un couple ayant triomphé des obstacles individuels et sociaux. Le personnage principal y est principalement masculin (caractéristique de la « New Comedy », d’après le critique littéraire canadien Northrop Frye), après avoir été d’abord féminin (« Old Comedy »). Or, par l’intrigue du remariage, la comédie hollywoodienne opère un renversement du genre ainsi que des codes sociaux et moraux de l’institution maritale, car il ne s’agit plus d’unir un couple, mais de les remettre ensemble, de les réunir à nouveau, faisant ainsi du statut conjugal une réalité vacillante sous la menace continuelle d’un divorce. Cette comédie déplace l’enjeu de la question habituelle « ce jeune couple se mariera-t-il ? » à celle-ci : « ce couple va-t-il divorcer et le restera-t-il ? ». Elle concerne davantage les héroïnes, des femmes initialement mariées, que leurs pendants masculins. Ce qui permet à Cavell d’affirmer que les comédies du remariage renouent avec les pièces shakespeariennes, telle que Conte d’hiver, dont la structure narrative se construit sur un remariage qui est à la fois renaissance et reconnaissance. Le paradoxe étant que, à l’époque contemporaine, ce soit le cinéma et non le théâtre qui hérite des enjeux du théâtre de Shakespeare. « Pourquoi cette transformation [de l’intrigue du mariage] est-elle nécessaire pour faire passer la comédie classique à l’écran ? » : telle est la question directrice de l’ouvrage.

Une lecture transcendantale des films

Le philosophe américain propose la « lecture » de sept films, chefs-d’œuvre du genre (3), en se démarquant de l’interprétation socio-économique invoquée traditionnellement pour rendre compte de la soudaine disparition de ce type de comédie dans l’Après-guerre. Ces films conjugaux étaient considérés par les critiques comme des échappatoires à la Crise pour un public avide de contes de fée reflétant le train de vie luxueux de personnages prodigues de leur richesse. Ce cinéma à vocation divertissante n’était pas dénué d’idéologie, dans une Amérique qui vantait son mode de vie libéral face à ses concurrents fascistes et staliniens. Ces analyses historiques et empiriques sont certes fondées, mais réduisent la portée et la signification intrinsèque des comédies de cette période, que seule une lecture philosophique transcendantale peut mettre au jour.

Cavell nous invite à visionner les films non comme un spectateur passif, mais en metteur en scène kantien qui chercherait à dégager les conditions a priori de possibilité de la création cinématographique. Il s’agit d’une expérience à reconstruire en délaissant les catégories historiques pour des concepts logiques et moraux. Ainsi, le luxe et la dépense qui forment le cadre des séquences hollywoodiennes sont moins des objets de désirs que des conditions de possibilité pour concevoir des intrigues amoureuses dénuées de tout intérêt économique ou social. « Nos films doivent se dérouler dans un décor d’une richesse sans équivoque; les gens ont le loisir d’y bavarder du bonheur des hommes, et donc le temps de s’en priver sans nécessité »(4). L’utopie ne réside donc pas tant dans la présentation d’un univers où les besoins physiques seraient satisfaits, que dans le dispositif conceptuel de ces situations permettant aux sentiments d’émerger à l’état pur. Ces films peuvent être interprétés comme des « paraboles spirituelles » ou expériences de pensée. Les paroles nécessitent un espace de déploiement afin d’y faire mûrir une certaine idée de soi et du bonheur.

Ce n’est pas un hasard si l’âge d’or de ces comédies coïncide avec l’avènement du son. Les péripéties extravagantes de ces comédies loufoques apparaissent comme autant de prétextes à enserrer la relation essentiellement verbale du couple. Les protagonistes n’ont d’autre loisir que d’apprendre à se connaître, en exprimant leurs intentions et émotions. Ce trait est particulièrement marqué dans la première comédie du genre, New-York-Miami (Frank Capra, 1934), qui raconte la fuite nocturne d’une héroïne, femme mariée capricieuse, voulant échapper aux griffes d’un père milliardaire qui conteste le choix de son époux. Sur sa route, elle rencontre un journaliste (Clark Gable) dont elle tombe finalement amoureuse. L’escapade fournit ce que Cavell appelle le « lieu », c'est-à-dire le cadre propice à enserrer l’intrigue amoureuse : « ce que ce couple fait ensemble est moins important que le fait qu’ils fassent tout ce qu’il font ensemble, qu’ils sachent passer du temps ensemble, que même ils préféreraient perdre du temps ensemble plutôt que faire autre chose » (5). Ces histoires romanesques se révèlent être des comédies de la conversation débouchant sur une reconnaissance mutuelle. Ainsi, le genre cinématographique requiert la création d’une nouvelle femme, au ton libre, décontracté et insolent, répliquant du tac au tac à son interlocuteur. « On peut comprendre nos films comme autant de paraboles d’une phase dans le progrès de la conscience, phase où le combat a pour enjeu la réciprocité ou l’égalité de conscience entre une femme et un homme » (6).

L’expérience filmique comme éducation morale 

Le jeune couple tourne sur lui-même, se cherche, dans une fuite sans destination, comparable à une finalité sans fin. La conscience de soi, loin de prendre la forme d’un badinage libertin, passe par une querelle permanente aux allures d’un jeu. Cette dimension ludique est particulièrement significative dans L’impossible M. Bébé (Howard Hawks, 1938), qui raconte la poursuite d’un couple tentant de retrouver un léopard échappé dans la ville. Le comique de répétition s’y exprime à travers des situations rocambolesques mais aussi par des dialogues absurdes où tics de langage et quiproquos abondent. Un expert en paléontologie (Cary Grant) vient de recevoir un os de brontosaure par colis. Mais il perd son précieux trésor au cours d’une rencontre impromptue avec une femme sans gêne (Katharine Hepburn) qui se révélera être la nièce de la riche mécène dont le professeur attend une importante donation financière. L’homme est obsédé par la perte de son os que le chien de la femme a dérobé : « Où es ma clavicule intercostale ? » « Votre quoi ? » « La clavicule intercostale. Mon os. Il est rare ; il est précieux ». Les répétitions n’ont pas pour seule fonction de produire le comique. Elles sont l’indice de l’incompréhension qui règne dans le couple, en raison de la méconnaissance de leur propre désir. Le caractère sexuel de cette obsession saute aux yeux du spectateur qui sait faire la part entre le littéral et l’allégorique. Le burlesque naît précisément du fait que le couple joue en toute innocence, ignorant l’ambiguïté de ses propres paroles. Pour comprendre toute la portée significative de la scène, Cavell souligne la nécessité pour le spectateur de trouver la bonne distance vis-à-vis du vécu des personnages : « Si nous remarquons trop l’expérience que nous avons d’eux en tant qu’individus, nous perdrons l’expérience que nous avons d’eux en tant qu’individus, nous ne les verrons plus exercer leur conscience. Nous n’avons ni à les connaitre ni à les méconnaitre, ni à les objectiver ni à les subjectiver. C’est là une façon de définir le problème épistémologique des autres esprits » (7).

L’expérience filmique est une manière de questionner nos perceptions, en prenant en compte à la fois l’expérience des personnages et la critique de cette expérience. Ainsi, le spectateur doit s’interroger sur ce qui est dans le film, et ce que le personnage joué par Cary Grant en saisit et ce qu’il n’en saisit pas : « Qu’est-ce que je fais ici ? » « Comment me suis-je fourré dans ce rapport et pourquoi j’y reste ? ». C’est en cela que le cinéma instruit notre expérience par l’éducation de notre perception.

Défenseur du perfectionnisme moral, à la suite d’Emerson et de Thoreau, Cavell affirme que l’importance du cinéma n’est pas dans sa reconnaissance comme art mais dans l’expérience morale donnée. Le « bon » film nous permet de nous connaître et de comprendre à quoi véritablement nous nous intéressons quand nous discutons. La comédie du remariage se présente comme le laboratoire de la conversation et de l’exploration morale, d’où émergent la possibilité d’une relation d’égalité, la conscience de soi et la reconnaissance de l’autre. Il n’est pas étonnant que cette prise de conscience doive en passer par la dispute, qui est la forme de l’échange d’idées en quête d’un langage commun. Loin de tout prosaïsme associé à la culture démocratique populaire, le cinéma propose une expérience collective à haute valeur philosophique.

Antoine Hazard.

1. Stanley Cavell, Philosophie des salles obscures. Lettres pédagogiques sur un registre de la vie morale, traduction N. Ferron, M. Girel, E. Domenach, Flammarion, 2011.

2. Stanley Cavell, « A la Recherche du Bonheur. Hollywood et la comédie du remariage », Vrin, juin 2017, p. 25.

1. New York-Miami (It Happened One Night, de Frank Capra, 1934) ; 2. Cette sacrée vérité (The Awful Truth, Leo McCarey, 1937) ; 3. L'impossible M. Bébé (Bringing Up Baby, Howard Hawks, 1938) ; 4. Indiscrétions (The Philadelphia Story, George Cukor, 1940) ; 5. La dame du vendredi (His Girl Friday, Howard Hawks, 1940) ; 6. Un coeur pris au piège (The Lady Eve, Preston Sturges, 1941) ; 7. Madame porte la culotte (Adam's Rib, George Cukor, 1949).

4. Ibid, p. 30. ; 5. bid, p. 137. ; 6. Ibid, p. 47. ; 7. Ibid, p. 175.