Le juge et l'assassin

1976

Voir : Photogrammes
Genre : Film noir

Avec : Philippe Noiret (Juge Rousseau), Michel Galabru (Sergent Joseph Bouvier), Isabelle Huppert (Rose), Jean-Claude Brialy (Villedieu), Renée Faure (Mme Rousseau). 1h50.

1893. Le juge Rousseau s'ennuie à Paris. Il ne sait pas encore qu'il lui faudra attendre cinq ans avant d'être mis en présence du Joseph Bouvier. Celui-ci, sergent dans l'armée apprend alors qu'il est réformé à cause de ses brusques accès de violence tempérés par des crises de dévotion. Il part du Var pour retrouver sa fiancée, Louise Lesueur, dans le Nord, ne cessant de lui envoyer des déclarations enflammées et dévotes, notamment après son passage par Lourdes, le 28 mai. Mais celle-ci refuse de l'épouser. Aveuglé par la douleur, il lui tire trois balles de revolver et tente de se suicider. C'est un double échec : Louise n'en meurt pas et Joseph est condamné à vivre mais cette fois avec deux balles dans la tête.

Le 1er avril de l'année suivante, Bouvier quitte l'asile de Dole où il était enfermé. La médecine l'a reconnu guéri et sain d'esprit, ce qui ne l'empêchera pas d'éventrer, d'étrangler, de violer plus de douze personnes en quelques mois dans le Var. Il court les routes, hanté par le souvenir de Louise, tuant telle une bête fauve dans de subits accès de rage et implorant le pardon de Dieu qui lui a confié, croit-il, la mission de réveiller la France endormie, écrasée par l'injustice : il est l'anarchiste de Dieu !

Personne ne soupçonne Bouvier, les crimes étant trop éloignés les uns des autres ; personne sauf le juge Rousseau qui vit à Privas, avec sa mère. À force de déduction, il a réussi à recomposer un signalement de l'assassin. Et, fait nouveau pour l'époque, il l'envoie aux deux cent cinquante Parquets de France. Cette initiative décriée même par son meilleur ami, le procureur Villedieu, qui a longtemps vécu aux colonies, permet au juge de se retrouver enfin face à face avec Bouvier.

Petit à petit, le juge Rousseau va gagner la confiance du meurtrier. Séduit par le juge, Bouvier va peu à peu tout lui avouer, lui donnant des détails qui constituent des preuves irréfutables. Il se sait malade et veut qu'on le soigne. Mais, au fond de lui-même, le juge croit que Bouvier simule la folie. Et le juge, aidé par les experts, va envoyer Bouvier à la guillotine.

Bertrand Tavernier adapte un fait divers du XIXe siècle pour dénoncer une justice de classe. Cette justice de classe c'est d'abord celle qui n'accorde pas à Bouvier le bénéfice de la folie qui lui permettrait d'échapper à la guillotine. Il dérange la conscience de classe des médecins en émettant des théories dangereuses pour la société bourgeoise. Mais surtout, comme le dit le procureur, un royaliste maurassien et antisémite : "C'est un pauvre, il n'a aucune chance !" Il n'a aucune chance d'échapper au sort que réclame la populace (celle qui refuse à la fillette d'un assassin supposé de communier avec les autres enfants, celle qui assiste en grand nombre à l'exécution) et aux règles de la bienséance bourgeoise. L'asservissement de la science semble à peine entamée par le jeune médecin qui exige un autre traitement mais qui sera vite rembarré par le juge.

En cette période d'extrémisme, il est bon être fanatique (une affiche du journal La Croix indique qu'il est le journal le plus anti-juif de France). Villedieu pense que l'antisémitisme est un bon moyen de canaliser la haine. Les dames patronnesses font signer des pétitions patriotiques contre le traitre Dreyfus aux clochards contre une assiette de soupe et l'on brûle les livres de Zola en place publique. C'est ce même fanatisme qui ronge Bouvier, violé à seize ans par les prêtres et qui demande à la Vierge de lui rendre Louise "aussi blanche que cette neige".

Mais la justice de classe c'est aussi celle qui, crispée sur ses fanatismes, est aveugle à la souffrance des plus pauvres. Bouvier ne peut s'en prendre qu'aux pauvres bergers et bergères. Suzanne, la sœur de Rose, meurt dans l'indifférence des médecins. Un insecte court sur son visage endormi comme il courrait sur le visage d'une bergère assassinée. Le carton final est explicite à ce sujet : "Entre 1893 et 1898, le sergent Joseph Bouvier tua 12 enfants. Durant la même période, plus de 2 500 enfants de moins de 15 ans périrent dans les mines et les usines à soie, assassinés !

Jean-Luc Lacuve, le 03/06/2014