Le caporal épinglé

1961

Voir : photogrammes

D'après le roman de Jacques Perret. Avec : Jean-Pierre Cassel (Le caporal), Claude Brasseur (Pater), Claude Rich (Ballochet), Jean Carmet (Emile), Jacques Jouanneau (Penche-à-gauche), Conny Froboess (Ericka), Mario David (Caruso), Philippe Castelli (l'électricien), Guy Bedos (le bègue), O.E. Hasse (le voyageur ivre), Sacha Briquet (l'évadé travesti). 1h45

Un camp de prisonniers en juin 1940. Parmi eux, trois bons amis, le caporal, Pater et Ballochet. Lepremier ne songe qu'à s'évader, mollement suivi par les deux seconds. Un moment d'inattention des sentinelles et voilà le mur d'enceinte franchi. Mais la patrouille a tôt fait de les rattraper, et c'est la dure corvée du centre de triage.

Seul, Caporal ne se décourage pas. Un jour, avec un autre copain, Penche-à-gauche, il parvient jusqu'à la frontière, où il se fait à nouveau épingler.

Après plusieurs tentatives infructueuses, on retrouve les trois amis planqués dans un stalag "de luxe", où ils ont cigares et foie gras à volonté. C'est la belle vie, mais la jolie Erika, fille du dentiste, va faire renaître leur désir d'évasion : "J'aime, dit-elle, les hommes qui ne sont pas des esclaves". Nouvelle tentative, nouvel échec.

Ballochet, lui, choisit la voie de l'évasion-suicide : une rafale de mitraillette dans la nuit, et c'en est fini. Caporal et Pater trouvent enfin la meilleure formule : sortir du camp au nez et à la barbe des Allemands, en faisant semblant de mesurer les lieux. Dans le train qui les ramène en France ils sont sur le point d'être repris, mais un bombardement les sauve. C'est la débandade générale. Ils retrouvent Paris occupé : il va falloir "remettre ça"...

Approchant de la fin de sa carrière, Jean Renoir reprend le sujet de La grande illusion, son film plus célèbre : une étude des conflits masculins et de la camaraderie sur fond d'évasion de prisonniers de guerre.

Le caporal épinglé déplace l'action de la première à la seconde guerre mondiale et décrit des conflits sociaux qui se sont aggravés. La classe aristocratique décrite comme à l'agonie dans La grande illusion a ici bel et bien sombré. Le couple Boeldieu-von Rauffenstein qui s'estimait au-dessus des conflits armés est remplacé par celui des deux adjudants qui discutent de la meilleure façon de punir les "tire-au-cul".

- Si je peux expliquer la punition au capitaine il a le droit à huit jours.
- Avec un bon motif la punition peut remonter jusqu'au colonel qui a le droit a quinze jours dont huit de cellule. On leur donne une seule couverture et, bien sûr, les cellules ne sont pas chauffées. En hiver, c'est la bronchite assurée.
- Tout comme chez nous.
- Et bien malgré ça, ils recommencent.
- Tout comme chez nous.

Les gants de soie blancs sont remplacés par les gants en laine verte du commandant du camp, ridiculisé sur sa bicyclette. Plus sérieusement le caporal exprime aussi, dès le départ, cette vérité renoirienne que le collectif ne peut être sauvé que par la volonté individuelle :

-Les grands se foutent de nous, ils sablent le champagne et ils nous laissent moisir dans la merde
- Qu'est ce que tu veux caporal, ça toujours été comme ça et ce sera toujours comme ça.
- Non crois-moi, c'est à nous de nous démerder tout seul.

Renoir tient à l'utilisation du noir et blanc afin d'intégrer des images d'archives. Elles ouvrent le film et viennent en contrepoint des évasions successives des soldats. L'image d'archive montre le côté collectif et souvent mensonger de l'histoire officielle dans laquelle Renoir vient inscrire une vérité plus individuelle et plus humaine. A la signature de l'armistice dans le wagon de Rotonde succède pourtant l'impossibilité pour Emile de quitter le camp. Un splendide fondu-enchainé vient aussi relier le défilé grandiloquent des armées allemande et la conduite des prisonniers au stalag.

D'un défilé (Ici radio Berlin) l'autre (la conduite au stalag) avec le fondu enchaîné (voir : marche)

L'évasion suicide de suicide de Boeldieu est ici rejouée sur le même mode du hors champ par Ballochet. Ce n'est plus l'aristocrate qui est sacrifié mais l'intellectuel, l'homme cultivé mais isolé, celui qui déclare "Le geste gratuit devient une action pratique. Don Quichote rejoint Sancho Panza. Celui qui a pour drapeau Gaz de France : fuite à tous les étages. Un personnage comme moi ne peut fuir que seul".

Même la fuite pour rejoindre la France n'est pas donnée par Renoir comme un but valable pour tout le monde. Pater préférait déjà la fraternité du camp de prisonniers à la dureté de la lutte des classes dans le monde libre. Mais alors que dans La grande illusion Maréchal quittait Elsa pour rejoindre la Suisse. Ici le prisonnier français choisit l'Allemagne.

-T'as jamais songé à te tirer ?
-Pour quoi faire ?
-Pour retrouver la terre de nos aïeux.
-Moi mes aïeux, ils n'avaient pas de terre. Chez moi en Beauce, je suis ouvrier agricole. Je travaille sur la terre des autres. Ici, pour la première fois de ma vie, j'ai quelque chose à moi.

"Ma terre à moi c'est là où est mon copain" avait dit Pater. Et si finalement sur le pont de Tolbiac la fin n'est pas socialement tragique, c'est parce que la lutte continue. Ce n'est pas l'amitié qui sauve la résistance, mais cette dernière qui sauve l'amitié, valeur essentielle et fragile pour Renoir.

En dépit d'un succès public incontestable, Le caporal épinglé n'a rencontré qu'un accueil critique assez mitigé. Les comédiens Jean-Pierre Cassel, Claude Brasseur, Claude Rich et Jean Carmet, tous presque débutants, ont reçu des éloges unanimes. Il n'en pas été de même pour la mise en scène dont le discours critique allait bien trop à l'encontre des idées bien pensantes qui plaçaient les combats pour la France et la résistance au dessus de celles de l'amitié et de la fraternité des peuples.

Jean-Luc Lacuve le 05/04/2008