Théorème

1968

Voir : photogrammes
Genre : Drame social

(Theorema). Avec : Terence Stamp (L'envoyé), Massimo Girotti (Paolo, le père), Silvana Mangano (Lucia, la mère), Anne Wiazemsky (Odetta, la fille), Andres Losé Cruz Soublette (Pietro, le fils), Laura Betti (Emilia, la bonne), Ninetto Davoli (Angelino, le facteur), Adele Cambria (Emilia, la seconde servante). 1h45.

Un journaliste de la télévision et son équipe viennent interroger les ouvriers d'une usine dont le patron leur a donné les clés et, ainsi, forcés à l'autogestion. Générique et images du désert avec la citation off : "Et Dieu conduisit son peuple au désert... "

En noir et blanc. Paolo, le patron de l'usine, sort de celle-ci en voiture. Pietro, le fils, sort de l'école d'art avec ses jeunes condisciples et les abandonne pour rejoindre sa fiancée. Odetta rentre chez elle avec un jeune homme qui, amusé, découvre le portrait du père de la jeune fille, Paolo, en couverture d'un cahier de ses cahiers. La mère, Lucia, lit et la bonne, Emilia entre. Arrive un étrange facteur, dansant, apportant un télégramme à la bonne. Celle-ci le porte au père qui lit "J'arrive demain".

Retour couleur. Lors de la réception donnée dans la maison, arrive effectivement le garçon qui s'était annoncé par le télégramme. "Who is this boy ?" demande une amie à Odetta. "A boy", répond simplement celle-ci (nous l'appellerons désormais "L'envoyé").

Dans le jardin, la bonne ne cesse de regarder L'envoyé. Elle enlève ses boucles d'oreilles mais n'en peut plus de désir pour lui bien qu'elle s'épuise à ramasser les feuilles du jardin. Elle tente de se suicider au gaz. L'envoyé la sauve. Elle relève ses jupes devant lui. L'envoyé lui fait l'amour.

L'arrivée de nouveaux invités dans la maison contraint Pietro et L'envoyé à dormir dans la même chambre. Pietro se réveille, vient soulever les draps de L'envoyé et, honteux, retourne se coucher en pleurant. L'envoyé vient dans son lit.

Dans le pavillon de chasse, Lucia remarque le livre des œuvres complètes de Rimbaud ainsi que les vêtements abandonnés par L'envoyé. Celui-ci court, vêtu de d'un short et de baskets, dans les bois avec un chien. Lucia se déshabille et jette ses vêtements en bas du pavillon. Lorsque L'envoyé arrive, elle est nue. Elle s'excuse. Il l'embrasse et lui fait l'amour.

Pietro et L'envoyé lisent un ouvrage sur Francis Bacon puis vont jouer au foot avec des amis.

Paolo est réveillé par des cauchemars au petit matin. Il erre dans le parc, découvre que son fils couche avec L'envoyé et essaie vainement de faire l'amour à Lucia.

Paolo, malade, est veillé par sa fille. Il lit Racconti e novelle de Tolstoï dont La mort d'Ivan Illich. L'envoyé le masse et soulage sa douleur. Dans le parc, L'envoyé, le père et la fille lisent. Odetta entraine L'envoyé dans sa chambre. Ils font l'amour.

Sur une route de campagne, la Mercedes de Paolo s'arrête. L'envoyé et le père se promènent près des marais. L'envoyé s'allonge. Images du désert et texte off : Tu m'as séduit mon Dieu et je me suis laissé faire. Tu m'as violenté et tu as gagné. Je suis la risée de tous, on se moque de moi. La calomnie hurlait autour de moi : "dénoncez-le et tu m'as accusé. Mes amis guettaient ma chute. Ils disaient : "Il se laissera certainement séduire alors nous vaincrons et nous prendrons sur lui notre revanche" (Jérémie 20,7).

Un télégramme annonce à L'envoyé qu'il doit partir demain. Le fils lui déclare qu'il l'a soustrait à l'ordre du monde. Il lui apprit la diversité. Ne vais-je pas dresser tout et tous contre moi ?

Lucia était une bourgeoise chaste, L'envoyé a apporté l'amour dans sa vie. Odetta le remercie. Elle est dorénavant une fille normale : elle n'a plus seulement son père à aimer. Elle craint pourtant de retomber dans un mal encore plus grand avant la brève guérison due à son passage. Le père lui dit qu'il a apporté la destruction totale ; qu'il a anéanti l'idée qu'il se faisait de soi. Il ne reste rien qui puisse le réintégrer dans son identité, dans l'ordre, l'avenir et la possession.

Emilia, la bonne, l'embrasse. Il s'en va. Emilia s'en va dans son village pour ne plus en bouger. Odetta s'ennuie. Le village observe Emilia. Odetta regarde les photos et s'allonge. Emilia est considérée comme une sainte. Les docteurs ne peuvent rien pour Odetta prostrée, comme en catalepsie. Elle est hospitalisée. Emilia accomplit des miracles.

Pietro rit devant ses essais de peinture. Emilia refuse de manger autre chose qu'une soupe d'orties que des enfants lui préparent. CePietro s'éloigne de la maison pour expérimenter dans un atelier la peinture verre sur verre dont il espère l'émergence d'un signe : "Se construire un monde propre en dehors des règles extérieurs, comme des techniques existantes, tout doit paraitre parfait malgré les doutes, l'ingénuité, l'angoisse. Lorsqu'un signe est produit comme par miracle, il faut le conserver. Personne ne doit s'apercevoir d'un défaut de maitrise". Il pratique un dripping à l'aveugle puis urine sur sa toile monochrome bleue.

Lucia se prostitue en ville, puis se donne à un jeune auto-stoppeur à la campagne dans un fossé près d'une église. Au retour, elle va s'enfermer dans l'église. Emilia léviteau dessus des granges. Paolo parcourt son usine puis part en quête d'un jeune prostitué dans la gare. Il en voit un. Il n'ose pas l'aborder, il se déshabille et parcourt nu la gare avant de franchir le seuil du désert. Emilia quitte son village pour se faire enterrer par une amie dans un trou de chantier près d'une cité en construction. Elle n'est pas là pour mourir dit-elle mais pour pleurer afin que de ses larmes surgisse une source qui ne soit pas de douleur. Paolo crie dans le désert.

analyseThéorème est une intense profession de foi dans la modernité du cinéma. La fable mathématique peut être lue comme une fable catholique et "L'envoyé du dehors" (selon la dénomination de Deleuze) assimilé au Christ qui révèle l'étendue possible de l'amour sur terre. Cette fable est violente. Elle révèle l'insuffisance du monde bourgeois des apparences. La musique du requiem de Mozart et le motif catholique de la traversée du désert entrainent la fammile (assimilée dès la fin du générique "au peuple de Dieu") au nihilisme du monde originaire sur lequel une nouvelle société pourra peut-être se reconstuire. La singularité du film tient à son principe théorique qui rend compte de la beauté du monde lié à sa fragmentation et à sa violence. Il s'agit d'une pensée à l'œuvre qui coupe le monde, l'explose pour en révéler les possibilités multiples qui sont habituellement mises sous le boisseau et en révèle l'intense beauté. Pour la saisir, un détour par la pensée de Gilles Deleuze s'impose.

Théorème : un film plus problématique que théorématique

Dans le chapitre La pensée et le cinéma de L'image temps, Deleuze distingue le problématique du théorématique :

"Le théorème développe des rapports intérieurs de principes à conséquences, tandis que le problème fait intervenir des évènements du dehors, ablation, adjonction, section, qui constitue ses propres conditions et détermine le cas ou les cas : ainsi l'ellipse, l'hyperbole, la parabole, les droites, le point sont les cas de projection du cercle sur des plans sécants, par rapport au sommet d'un cône (p. 227).

Or, pour Deleuze, Théorème relève bien davantage du problème que du théorème. Dans Salo, il n'y aura plus de problème parce qu'il n'y aura plus de dehors : "Pasolini met en scène, non pas le fascisme in vivo, mais le fascisme aux abois, renfermé dans une petite ville, réduit à une intériorité pure, coïncidant avec les conditions de fermeture où se déroulaient les démonstrations de Sade. Salo est un pur théorème mort, un théorème de la mort, comme le voulait Pasolini, tandis que Théorème est un problème vivant (p. 228)".

Pasolini se donne un problème puis envisage les différents cas de ce problème. L'envoyé du dehors est comme un plan de coupe à chaque fois différent du cône de la société italienne. Aussi bien, s'il se révèle parallèle à la base, la projection du cercle sera un cercle et si transversal, une ellipse. Ici, chacun des membres de la famille révèle une projection différente de la société milanaise : la foi avec la lévitation de la bonne, l'art avec le fils qui urine sur sa toile avec les yeux bandés, la sexualité avec l'érotomanie de la mère, la névrose de l'amour de la famille avec la paralysie hystérique de la fille, la révélation sociale avec le renoncement à la possession du père.


Premier plan de coupe et la projection du père

Pour Deleuze, le cinéma problématique est le contraire d'un film à thèse : il n'y a aucune thèse pas plus qu'un mathématicien n'a de thèse. L'envoyé du dehors n'est pas un principe spirituel duquel découlent les vieilles associations d'images du cinéma du premier siècle. C'est un automate physico-psychique qui propose chaque cas du problème.

Deleuze admet que "ce n'est pas facile à comprendre, les enchainements formels sont confus" mais tendus, et c'est leur beauté, vers la question : "Qu'est-ce qui s'est passé ? Comment ça s'est passé ?"

C'est cette question qui est d'amblée proposée avec le flash-forward qui ouvre le film. Le père, sans qu'on le sache alors, a été visité par L'envoyé du dehors. La conséquence la plus visible est le fait qu'il cède son usine à ses ouvriers. Syndicats et journalistes sont perplexes d'après ce que l'on saisit des quelques bribes de paroles : "Le patron empêche une future révolution. Il concourt ainsi à la transformation des hommes en petit bourgeois".

Pasolini dépasse ce contexte classique et semble interroger directement les ouvriers au cas où il se trouverait devant ce problème: "La bourgeoisie n'arrivera pas à faire des hommes des bourgeois. La bourgeoisie change de façon révolutionnaire. Si la bourgeoisie faisait de l'humanité une bourgeoisie, elle n'aurait plus à triompher d'une lutte de classes, ni avec l'armée, ni l'église, ni la nation. Et, sans ses alliés naturels, elle perdrait la lutte. Vous voilà devant des données toutes neuves. Vous devez me répondre…. ".

Même avec un miracle capable de faire exploser les valeurs bourgeoises, les prolétaires ne s'épargneront pas une réflexion sur le sens de leurs luttes semble dire Pasolini, dont ce n'est pourtant ici pas le sujet, alors que s'ouvre le générique.

Les plans du désert, ceux vus durant le générique et qui clôturent le film, sont une évocation du monde originel, du monde premier qui plane comme une possibilité au-dessus ou en dessous de chaque être. Ces plans sont très majoritairement liés au père. Ils interviennent deux fois dans la partie en noir et blanc, le premier après le visage du père, le second avant celui du fils puis, troisième occurrence, après l'amour avec la bonne. Un quatrième plan de désert intervient juste avant l'amour avec le fils puis au lever au matin du père, lorsqu'il fait lire L'envoyé, puis, très longuement, lors de grande séquence de lecture du Livre de Jérémie avant le départ de L'envoyé. La huitième vision du désert (si l'on excepte le générique) est celle du père y errant après s'être déshabillé dans la gare. Ainsi, sur ces huit occurrences, cinq sont liées au père, deux au fils et un à la bonne.

Ce retour au monde premier, à l'animalité, le père en avait eut la prescience lorsqu'il déclarait à L'envoyé que celui-ci avait apporté la destruction totale ; qu'il a anéanti l'idée qu'il se faisait de soi. Il ne reste rien qui puisse le réintégrer dans son identité, l'ordre, l'avenir et la possession.

Lecture christique pas très catholique

Le désert, surtout accompagné de la musique religieuse du Requiem de Mozart, peut aussi évoquer le désert dans lequel erra le Christ durant quarante jours. On notera toutefois qu'aucun diable ne vient tenter le père. Il évoque plus sûrement le désert du Sinaï. "Et Dieu conduisit son peuple au désert" est entendu off durant le générique. Enfin, associé au hors champ de la scène d'amour entre l'envoyé et le père, le texte biblique (Livre de Jérémie) est énoncé sur la longue séquence du désert. L'envoyé rassemble à un ange et Trois études pour des figures à la base d'une crucifixion (1944) est le triptyque de Francis Bacon sur lequel Pietro s'attarde le plus.

La bible n'est pourtant pas la seule référence. Outre l'œuvre torturée de Bacon, on trouve aussi les œuvres complètes de Rimbaud et notamment Les déserts de l'amour que l'envoyé lit devant Paolo et Odetta : "L'adorable qui s'était rendue chez moi n'est pas revenue et ne reviendra jamais " ainsi que Tolstoï. Le père lit en lit des "Racconti e novelle" et La mort d'Ivan Illich où celui-ci est soigné par le seul Guérassime, un paysan Napolitain.

Qu'est-ce qui s'est passé ? Comment ça s'est passé ?

A chacun des membres de la famille, L'envoyé en les aimant, leur révèle des forces archaïques qui rendent leur vie sociale vaine et sans intérêt. Emilia réalise des miracles qui ne lui apportent aucune joie. En effet, dans un chantier où vont venir le lendemain des ouvriers communistes (faucille et marteau bien visibles sur un bâtiment), elle décide de se laisser enterrer vivante. Avec une amie, elle s'enterre jusqu'aux yeux au fonds d'un trou pour faire jaillir une hypothétique source de larmes. Lucia se condamne à une érotomanie mécanique et Odetta ne sortira vraisemblablement pas de sa catalepsie.

Seul Pietro survit grâce à l'art, grâce au niveau d'angoisse terrible de la pratique artistique. Il se compare à un vers qui se tortille. Il maintient au sein d'un même corps et d'un même esprit la conscience du désastre et la volonté d'y faire face. Amour angélique et destruction satanique, telle est la véritable condition humaine que vient révéler L'envoyé ; terrible, à mille lieu du tranquille cône de sureté de la société milanaise fut-elle bourgeoise, prolétaire ou paysanne.

Jean-Luc Lacuve le 05/04/2011.