Visite ou mémoires et confessions

2015

Cannes 2015 :  Projection spéciale hommage à Manoel de Oliveira(Visita ou Memórias e Confissões). Avec : Manoel de Oliveira, Maria Isabel de Oliveira (Eux-mêmes), Teresa Madruga, Diogo Dória (Les visiteurs). 1h13.

Sur un plan du portail entrouvert de sa demeure, Manoel de Oliveira explique les conditions de réalisation de ce film, terminé en 1982, pour lequel il a reçu une subvention du ministère mais qui devra rester inédit jusqu'à sa mort. Peut-être n'aurait-il pas dû le faire comme cela mais c'est fait : un film de mon cru, un film de moi sur moi. Il décrit alors dans un générique oral tous ceux qui ont participé au film et notamment Agustina Bessa-Luis qui a écrit les dialogues des visiteurs et Beethoven pour son 4e concerto

Le portail s'ouvre alors devant un homme et une femme, les visiteurs, qui dialoguent, off. Ils sont venus en ce jour d'automne pour discuter chez leurs amis qui seront certainement bien habillés et de bonne humeur. La femme pourtant n'est pas trop sure d'être jamais venue ici. Ils admirent l'unique fleur de la seconde floraison du magnolia se découpant sur le ciel bleu d'un bel après-midi d'automne. Ils s'approchent du grand palmier très imposant qui semble être le portier grincheux de la demeure. Celle-ci est couverte de vigne vierge rouge-orangée. La porte s'ouvre d'elle-même, souvenir de l'arbre dont elle a été faite suggère l'homme. Mais la femme est mal à l'aise. Elle propose de téléphoner et de revenir un peu plus tard.

Cette fois, l'homme et la femme visitent la maison, décorée de multiples plantes vertes et d'une fleur blanche sur la table de bois impeccablement cirée. Pour l'homme une maison ne sert qu'à rencontrer et vivre avec la personne aimée, la  femme se laisse entraîner à visiter l'étage. Mais n'ont-ils pas entendu un bruit ?

Manoel de Oliveira est à son bureau et explique qu'il est venu habiter ici immédiatement après  son mariage avec Maria Isabel voilà maintenant près de quarante ans. Auparavant il habitait dès ses quatre ans dans la maison que fit construire son père qui avait pour projet de construire une usine de passements (tissus précieux servant d'ornement aux vêtements ou aux meubles) attenante. Ce qu'il fit en créant avec un associé technicien une usine dont il devint bientôt l'unique propriétaire vu le caractère fantasque de son associé. Dans une autre pièce, Manoel nous présente un petit film en noir et blanc de sa maison alors que sa fille ainée fait du tricycle puis, collé bout à bout, de celle-ci un peu plus âgée faisant du vélo avec ses deux frères.

L'homme et la femme continuent leur visite, ils inspectent la chambre conjugale avec ses nombreux portraits. La femme s'inquiète toujours de cette visite :  n'y a-t-il pas quelqu'un au rez-de-chaussée ?

Manoel nous présente sa famille à partir des portraits. Lui marié à Maria Isabel, son ainé marié avec une femme dont il est maintenant séparé et leur enfant, son deuxième fils avec sa femme et leurs deux enfants ; sa fille ainée puis sa fille cadette lors de son mariage. Il connait des difficultés financières depuis quelques années et aurait aimé que la maison soit propriété de l'État mais ses démarches auprès de la mairie de Porto ou de l'université n'ont pas abouti. Aujourd'hui la maison est un peu défraichie et est déjà vendue à un particulier

Les visiteurs inspectent la maison labyrinthe, son architecture moderne avec son pilier central monumental. Ses nombreuses chambres du rez-de-chaussée.

Manoel fait part de sa profonde admiration pour son père, des réussites industrielles qui jalonnèrent sa vie. En visitant l'unique studio de Porto, il s'affirme lui homme de cinéma avant tout ; seule la fiction peut saisir la vie dans toute son intensité. A la mort de son père, il se sentit responsable de l'usine et fit tout pour la moderniser alors qu'elle menaçait de faire faillite. Néanmoins avec la révolution du 25 avril 1974, les ouvriers se mettent en grève, occupent l'usine et les démarches de Oliveira pour sauver ses emplois auprès de l'administration se révèlent vains alors en plein tournage de Benilde ou la vierge mère. L'usine est aujourd'hui désaffectée et les dettes accumulées l'ont obligé à vendre la maison.

Assis à son bureau, Manoel prépare le découpage de ce qu'il croit être son prochain film, Non ou la vaine gloire de commander (1990). Il fait part de ses obsessions de cinéma. La pureté, la virginité et la sainteté laïque. Lui-même, en épousant Maria Isabel, a rencontré la femme aimante, compréhensive et dévouée qui lui convenait.

Maria Isabel sort pour s'occuper de son immense champ de dahlias. Elle confirme sa vie de dévouement pour son artiste de mari. Elle dit  impossible de séparer l'homme du cinéaste ainsi a-t-elle assumé le quotidien de la vie familiale pour le laisser libre de créer. Manoel dispose alors en incrustation sur les dahlias les photographies de Maria Isabel jeune et de leur bonheur conjugal.

Le soleil se couche à l'horizon et la femme veut quitter cette demeure où personne ne répond et s'affole lorsqu'un bruit de voiture se fait entendre.

Manoel explique avoir été arrêté en 1963 par la police de Salazar pour avoir probablement tenu des propos contre la censure du régime. Malade et alité, il avait  pourtant dû monter dans la traction-avant qui le conduisit à Porto puis Lisbonne. Ses souvenirs sont filmés en caméra subjective, le bâtiment où Maria Isabel lui porta les biscuits qui devaient l'alimenter une semaine puis le départ pour la prison de Lisbonne et l'humiliation de son interrogatoire où on l'interrogeait nu.

Aujourd'hui, il doit quitter la demeure mais nous a préparé un film tourné il y a quelque temps sur la maison dont a hérité Maria Isabel et qu'il fréquenta aussi beaucoup. Il y a écrit son court métrage, La chasse, et préparé un film, Angelica, qui n'a jamais vu le jour. Sur les images des vignes plantées sur les versants du Douro, il raconte l'enfance de Maria Isabel puis  nomme tous ceux qui sont venus lui rendre visite dans cette maison.

Il fait maintenant nuit et les visiteurs quittent la maison. Ils s'enfoncent dans l'allée d'où ils sont venus. Les lumières s'allument dans la maison.

Manoel fait défiler les photos de sa vie avec Maria Isabel dans l'ordre chronologique inverse, de sa vie à lui jeune homme, de son enfance puis d'une dernière photo de lui tout jeune enfant qui, la caméra s'élevant, devient de plus en plus petite jusqu'à disparaitre. Le projecteur tourne désormais à vide. Le film est terminé.

En 1981-1982, Manoel de Oliveira réalise, dans le plus grand secret, un film qui ne devait être visible qu’après sa mort. Visite ou Mémoires et Confessions est un film autobiographique sur sa vision de la vie, son cinéma et la demeure familiale qu’il a tant aimée.

Autobiographie posthume et biographie d'une demeure

Si le genre de l'autobiographie est devenu aujourd'hui important, il n'en était pas de même en 1982 et Oliveira fait alors preuve d'une originalité et, sans doute pour lui, d'une impudeur qui l'incitent à exiger une diffusion posthume de son œuvre. Ainsi, même terminé en 1982, le film doit bien être daté de 2015, sa première diffusion publique au festival de Cannes et dans quelques salles portugaises après sa mort, à 106 ans, le 2 avril 2015. Il est diffusé ensuite, seulement en France, royaume de la cinéphilie, en avril 2016. Certes, le film a été montré en 1993 lors d'une séance privée à la cinémathèque de Lisbonne. Cette date, que retient IMDB, n'est à notre avis moins significative que celle correspondant au désir originel du cinéaste d'une diffusion posthume.

Cette autobiographie posthume est un cas unique dans l'histoire du cinéma mais c'est la forme, fantomatique, fantastique et sophistiquée qui en découle qui fait la force de La visite ou mémoires et confessions.

Il ne s'agit en effet pas à proprement parler d'une autobiographie puisque le film est aussi pris en charge par les deux visiteurs qui sont certes des amis de Oliveira mais qui jouent un rôle sur des dialogues écrits par Agustina Bessa-Luis. Oliveira vient de travailler avec elle pour Francisca (1982) et collaborera de nouveau après le film sur Val Abraham (1993), Inquiétude (1998), Le principe de l'incertitude (2002) et Le miroir magique (2005). Cette partie se rapproche donc du documentaire de fabulation où les personnages réels, dont l'écrivaine, sont mis à contribution pour jouer un rôle. Comme celui-ci consiste à jouer les amis de Oliveira, la dérogation vis-à-vis de l'autobiographie stricte reste mineure. Elle introduit néanmoins une dimension d'étrangeté et de décalage : la maison devient personnage principal de cette histoire. Oliveira à néanmoins refusé le "et"  pour  relier la biographie d'une maison, la "visite", et les "mémoires et confessions" d'un homme.

La décision de l'autobiographie est en effet intimement lie au moment ou Oliveira se sent l'envie de faire un point sur sa vie liée à son départ de cette maison. Il ne sait probablement pas qu'il n'en est qu'au début de sa carrière de cinéaste et que 28 films suivront. Il a, en tous les cas, le désir que la maison vive après lui. Il regrette d'avoir échoué à la faire racheter par l'État et a du la confier à un particulier. Lorsque les visiteurs s'en vont, entrant dans le champ pour la première fois dans une nuit presque noire, les lumières de la maison s'allument. Elles manifestent une présence fantastique et fantomatique qui survivra au départ  de ses différents occupants.

Deux autres maisons occupent aussi une place importante ; celle où il vécu des l'âge de quatre ans attenante à l'usine que son père fit construire et celle de Maria Isabel dont il ne donne pas précisément la fonction, résidence d'été et où de nombreux amis vinrent lui rendre visite comme il le raconte dans le film en super-8 qu'il projette à la fin.

Oliveira, homme et cinéaste

Oliveira se sent ainsi très lié aux demeures où il vit qui sont associées à son existence. Il rend aussi hommage à son père dont il retrace les réussites industrielles, aime ses enfants qu'il nous présente individuellement et rend hommage à sa femme, en raconte l'enfance au même titre que la sienne dans les dernières séquences et dispose les photos de la séduisante Maria Isabel en incrustation lyrique sur les dahlias colorés.

Oliveira semble particulièrement marqué par l'épisode traumatisant de son internement en 1963 par la police de Salazar qui est reconstitué en caméra subjective.

Son travail de cinéaste, il l'aborde en fonction des thématiques qui lui sont proches : pureté, virginité et sainteté. La pureté permet d'accéder au spirituel détaché des plaisirs corrupteurs de la chair et du lucre. La femme est la tentatrice suprême mais aussi celle qui console et protège. La virginité de l'adolescence est le moment le plus intense avant le bourgeonnement de la vie. La virginité n'est forte que là car, après, même si on la conserve, le corps et l'esprit se flétrissent. La pureté, la spiritualité permettent d'atteindre une sorte de sainteté laïque. Lui-même, en épousant Maria Isabel, a rencontré la femme aimante, compréhensive et dévouée qui lui convenait. C'est d'ailleurs et bien entendu à elle qu'est dédié le film.

Jean-Luc Lacuve le 08/04/2016.