(1919-2022)
|
|
art informel |
Pierre Soulages, est l'un des principaux représentants de la peinture informelle.. Associé depuis la fin des années 1940 à l'art abstrait, il est particulièrement connu pour son usage des reflets de la couleur noire, qu'il appelle "noir-lumière" ou "outrenoir". Pierre Soulages a réalisé plus de 1 700 toiles dont les titres sont pour la plupart composés du mot "peinture" suivi de la mention du format et de la date. A lui seul, le musée Soulages de Rodez, inauguré en 2014, possède plus de la moitié des œuvres de l’artiste détenues par 110 musées de par le monde.
Brou de noix sur papier 76 x 56 cm, 1946 | 1946 | Rodez, Musée Soulages |
Peinture 130 x 97 cm, 20 décembre 1948 | 1948 | Rodez, Musée Soulages |
Peinture 162 x 130 cm, 29 juin 1956 | 1956 | Paris, Musée National d'Art Moderne |
Peinture 324 x 362 cm, 1986. Polyptyque 1 | 1986 | Rodez, Musée Soulages |
Peinture 200 x 220 cm, 22 avril 2002 | 2002 | Paris, Musée National d'Art Moderne |
Pierre Jean Louis Germain Soulages naît le 24 décembre 1919 à Rodez. Il est le fils d'Amans Soulages, fabricant de voitures à cheval et d'Aglaé Zoé Julie Corp.
En 1926, Pierre est élève à l'institution Saint-Joseph, un pensionnat fondé et dirigé par les Frères des écoles chrétiennes et perd son père malade d'un cancer du pancréas. Il est désormais élevé par sa mère et sa sœur Antoinette, de quatorze ans son aînée. Sa mère prend alors la charge d'un magasin d'articles de chasse et de pêche. Dès son plus jeune âge, à Rodez, Soulages est fasciné par les vieilles pierres, les matériaux patinés et érodés par le temps, l'artisanat de son pays du Rouergue, passant beaucoup de temps dans les boutiques des artisans du cuir, du fer et du bois, et ses âpres paysages, particulièrement les Causses. Il a tout juste huit ans lorsqu'il répond à une amie de sa sœur aînée qui lui demande ce qu’il est en train de dessiner à l’encre sur une feuille blanche : un paysage de neige.« Ce que je voulais faire avec mon encre, dit-il, c’était rendre le blanc du papier encore plus blanc, plus lumineux, comme la neige. C’est du moins l’explication que j’en donne maintenant »
À douze ans, alors qu'il est élève au lycée Foch, son professeur l'emmène, avec sa classe, visiter l'abbatiale Sainte-Foy de Conques, où se révèlent sa passion de l'art roman et le désir confus de devenir un artiste. En 1936, il obtient le 1er prix dans la catégorie "histoire de l'art". Il reçoit aussi, par l'intermédiaire de publications, le choc émotionnel des peintures rupestres des grottes du Pech-Merle dans le Lot, de Font-de-Gaume en Dordogne, d'Altamira en Cantabrie (Espagne), puis de Lascaux en Dordogne (découverte en 1940). Plus tard, il accompagnera dans ses recherches l'archéologue Louis Balsan et découvrira lui-même, au pied d'un dolmen, des pointes de flèches et des tessons de poteries préhistoriques qui entrent au musée Fenaille de Rodez où il a été auparavant
À partir de 1934, Pierre Soulages commence à peindre quotidiennement, des paysages d’hiver, des arbres sans feuilles, noirs, se détachant sur des fonds clairs : « Ce qui m’intéressait était le tracé des branches, leur mouvement dans l'espace… ». Après l'obtention de son baccalauréat, en juin 1938, il part s'installer à Paris en septembre et s'inscrit à l'atelier privé du peintre et lithographe René Jaudon, qui le remarque : « Il faut viser le prix de Rome ! Toutes les audaces vous seront permises ! ». Il peint notamment la toile Le Pont Neuf qui sera vendue une première fois dès 1940 puis adjugée aux enchères à Nîmes 80 ans plus tard. À la demande de son professeur, il se présente au concours d'entrée à l'École des beaux-arts. Il y est admis en avril 1939 mais est vite découragé par la médiocrité et le conformisme de l'enseignement qu'on y reçoit. Pendant ce bref séjour dans la capitale, il visite le musée du Louvre, le musée de l'Orangerie où il admire Les Nymphéas de Monet et voit, à la galerie Paul Rosenberg, des expositions de Cézanne et Picasso qui sont pour lui des révélations, l'incitant à regagner Rodez pour se consacrer pleinement à la peinture.
Il est mobilisé en 1940 et envoyé à Bordeaux comme élève officier. Après l'Armistice en juin, il rejoint les chantiers de jeunesse à Nyons dans la Drôme. Le 13 février 1941, démobilisé, il s'installe en zone libre, à Montpellier et fréquente assidûment le musée Fabre où il admire Les Baigneuses de Courbet, Descente de croix de Pedro de Campaña ou bien encore Sainte Agathe de Francisco de Zurbarán.
D'avril 1941 à juin 1942, il prépare le professorat de dessin à l'École des beaux-arts de Montpellier où il rencontre Colette Llaurens (née le 14 mars 1921), qu'il épouse le 24 octobre de la même année à l'église Saint-Louis de Sète. Réfractaire au STO, il obtient de faux papiers et devient régisseur dans le vignoble du mas de la Valsière à Grabels. Il fait alors la connaissance de l'écrivain Joseph Delteil, qui croit en lui dès les premiers instants. Ce dernier lui dira : « Vous peignez avec du noir et du blanc, vous prenez la peinture par les cornes, c'est-à-dire par la magie. » Au début de 1943, il rencontre également Sonia Delaunay qui l'initie à l'art abstrait
En juin 1944, mobilisé à nouveau au moment de la Libération, il se rend à Toulouse où il se lie avec Vladimir Jankélévitch et son beau-frère Jean Cassou, qui deviendra l'un des premiers défenseurs de son œuvre. Démobilisé à la fin de cette même année, il retourne à la Valsière. Entre 1942 et 1945, il n'aura quasiment pas peint.
Le 14 mars 1946, Pierre Soulages s'installe dans la banlieue parisienne, à Courbevoie et se consacre désormais entièrement à la peinture. Rompant définitivement avec la figuration, il commence à produire des œuvres sur papier, utilisant le fusain ou le brou de noix, et de grandes toiles sombres, refusées au Salon d'automne de 1946.
Sur les conseils de son ami peintre Francis Bott, il en expose trois au quatorzième Salon des Surindépendants (un salon sans jury) d'octobre à novembre 1947, où celles-ci, contrastent avec les autres toiles présentées, compositions colorées des peintres Roger Bissière, Jean Le Moal ou Alfred Manessier qui dominent à l'époque : « Avec l’âge que vous avez et avec ce que vous faites, vous n’allez pas tarder à avoir beaucoup d'ennemis », le prévient alors Picabia (rencontré un peu plus tard à la Galerie René Drouin), qui qualifie néanmoins une de ses œuvres de « meilleure toile du Salon ». En décembre 1947, il trouve un atelier à Paris, au n°11 bis de la rue Victor-Schœlcher, près de Montparnasse (il occupera plusieurs ateliers dans la capitale ainsi qu'à Sète, sur les pentes du Mont Saint-Clair, à partir de 1961).
À partir de 1948, il expérimente la technique du goudron sur verre. Il participe à des expositions à Paris (« Prises de terre, peintres et sculpteurs de l'objectivité » à la galerie René Breteau en février, troisième Salon des réalités nouvelles en juillet) et en Europe, notamment à « Grosse Ausstellung Französische abstrakte Malerei » (un de ses brous de noix, traité en négatif, sert d'ailleurs d'affiche à l'exposition) organisée en novembre par le collectionneur Ottomar Domnick, dans plusieurs musées allemands, aux côtés des premiers maîtres de l'art abstrait comme Del Marle, Domela, Herbin, Kupka, Piaubert.
En mai 1949, il obtient sa première exposition personnelle à la galerie Lydia Conti à Paris et participe pour la première fois au Salon de mai (il y participera jusqu'en 1957) ; il expose également à la galerie Otto Stang de Munich, à l'occasion de la fondation du groupe Zen 49, ainsi qu'à la galerie Betty Parsons de New York, en compagnie de Hans Hartung et Gérard Schneider, pour l'exposition intitulée Painted in 1949, European and American Painters. La même année, le musée de Grenoble acquiert une de ses œuvres, Peinture 145 × 97 cm, 1949, la première à entrer dans une collection publique.
De 1949 à 1952, Soulages réalise plusieurs décors de théâtre (notamment pour la pièce Héloïse et Abélard de Roger Vailland, créée au Théâtre des Mathurins et La Puissance et la Gloire d'après le roman de Graham Greene, au Théâtre de l'Athénée) ou de ballet (Abraham de Marcel Delannoy au Théâtre du Capitole de Toulouse et Quatre gestes pour un génie de Maurice Cazeneuve au Château d'Amboise, tous deux chorégraphiés par Janine Charrat) et exécute ses premières gravures à l'eau-forte à l'atelier Lacourière (rue Foyatier à Montmartre).
En 1950, il figure dans des expositions collectives à New York (galerie Sidney Janis pour l'exposition France-Amérique), Londres, São Paulo, Copenhague. D'autres expositions de groupe présentées à New York voyagent ensuite dans plusieurs musées américains, comme « Advancing French Art » (1951), « Younger European Painters » (musée Guggenheim, 1953). Dès le début des années 1950, ses toiles commencent à entrer dans les plus grands musées du monde comme la Phillips Memorial Gallery à Washington (Peinture 162 × 130 cm, 10 avril 1950 en 1951), le musée Guggenheim (Peinture 195 × 130 cm, mai 1953 en 1953) et le Museum of Modern Art de New York (Peinture 193,4 × 129,1 cm, 1948-1949 en 1952), la Tate Gallery de Londres (Peinture 195 × 130 cm, 23 mai 1953 en 1953), le musée national d'Art moderne de Paris (Peinture 146 × 114 cm, 1950 en 1952), le musée d'Art moderne de Rio de Janeiro (Peinture 195 × 130 cm, 25 juillet 1953 en 1955).
En janvier 1954, Samuel M. Kootz, le marchand d'art de Picasso aux États-Unis, contacte Soulages et organise dans sa galerie new-yorkaise sa première exposition personnelle Outre-Atlantique. L'année suivante, le peintre participe à la première documenta à Cassel en Allemagne.
En décembre 1957, il transfère son atelier au n°48 de la rue Galande, dans le quartier de la Sorbonne, où il reçoit de nombreux artistes et collectionneurs. Il se remet à la gravure (exposition personnelle de gouaches et gravures organisées par Heinz Berggruen à Paris) et part pour la première fois à New York, où il rencontre de nombreux peintres américains (William Baziotes, Adolph Gottlieb, Willem de Kooning, Franz Kline, Robert Motherwell ou encore Mark Rothko, avec qui il se lie d'amitié).
En 1960 ont lieu ses premières expositions rétrospectives dans la galerie de Hanovre (la Kestnergesellschaft), le musée de Essen (musée Folkwang), en 1961 au Kunsthaus de Zurich et au musée municipal de La Haye, en 1966 au musée des Beaux-Arts de Houston. En 1963, il participe à la septième Biennale de São Paulo, l'un des trois principaux événements du circuit international de l'art. De nombreuses autres expositions suivent, notamment en 1968 au musée d'art contemporain de Montréal ou celle qu'organise de manière itinérante en France André Parinaud, Trente créateurs, en 1975-1976 aux côtés de Pierre Alechinsky, Olivier Debré, Hans Hartung, François Heaulmé, Roberto Matta, Zoran Mušič et Édouard Pignon.
En 1965, à la demande du musée Suermondt-Ludwig d'Aix-la-Chapelle, Soulages réalise son premier vitrail, mosaïque de verres éclatés offrant un dégradé de bleu qui « crée des différences de lumière et de couleur ».
En 1968, il crée une œuvre murale en céramique commandée par les propriétaires du One Oliver Plaza, un immeuble à Pittsburgh. Composée de 294 carreaux de céramique formés à la main (28 × 28 cm), la pièce monumentale (3,92 × 6,16 m) est réalisée avec l'Atelier Mégard (à Puyricard). Intitulée 14 mai 1968, elle prend place dans le hall du building (en 2010, la pièce est restaurée et réinstallée dans la Soulages Gallery du Butler Institute of American Art de Youngstown dans l'Ohio).
Lors des Jeux olympiques de Munich en 1972, Soulages est retenu parmi les « meilleurs artistes de l'époque » pour réaliser une affiche. Entre le printemps 1972 et le début de 1974, Soulages ne peint pas, première longue pause dans son œuvre sur toile. Il se remet à l'eau-forte, à la lithographie et aborde pour la première fois la sérigraphie.
Au printemps 1974, il aménage son nouvel atelier au no 14 de la rue Saint-Victor (quartier Saint-Victor), au deuxième étage d'un immeuble du XVIIIe siècle. En février 1978, il fait partie des membres fondateurs du Comité des intellectuels pour l'Europe des libertés.
Expérience de l'outrenoir
Après 1979, ses tableaux font beaucoup appel à des reliefs, des entailles, des sillons dans la matière noire qui créent à la fois des jeux de lumière et de couleurs. Car ce n'est pas la valeur noire elle-même qui est le sujet de son travail, mais bien la lumière qu'elle révèle et organise : il s'agit donc d'atteindre un au-delà du noir, d'où le terme d'outre-noir utilisé pour qualifier ses tableaux depuis la fin des années 1970 ; d'où aussi l'utilisation du qualificatif « monopigmentaire » de préférence à celui de « monochrome » pour qualifier sa peinture. Soulages évoquera « un basculement » pour signifier que ce n'est pas une rupture radicale avec le passé mais davantage une « rupture avec la conception classique de la peinture » qui s'efforce d'éliminer le reflet, contrairement à ses outrenoirs
Pour Françoise Jaunin : "Ses toiles géantes, souvent déclinées en polyptyques, ne montrent rien qui leur soit extérieur ni ne renvoient à rien d'autre qu'elles-mêmes. Devant elles, le spectateur est assigné frontalement, englobé dans l’espace qu’elles sécrètent, saisi par l’intensité de leur présence. Une présence physique, tactile, sensuelle et dégageant une formidable énergie contenue. Mais métaphysique aussi, qui force à l’intériorité et à la méditation. Une peinture de matérialité sourde et violente, et, tout à la fois, d'« immatière » changeante et vibrante qui ne cesse de se transformer selon l'angle par lequel on l'aborde. »
En janvier 1979, lors d'un travail sur une toile, Soulages ajoute et retire du noir : « Depuis des heures, je peinais, je déposais une sorte de pâte noire, je la retirais, j'en ajoutais encore et je la retirais. J'étais perdu dans un marécage, j'y pataugeais. Cela s'organisait par moments et aussitôt m'échappait »30. Ne sachant plus quoi faire, il quitte l'atelier, désemparé. Lorsqu'il y revient deux heures plus tard : « Le noir avait tout envahi, à tel point que c'était comme s'il n'existait plus ». Cette expérience marque un tournant dans son travail. La première toile recouverte intégralement de noir est Peinture 162 × 127 cm, 14 avril 1979, conservée au musée Fabre de Montpellier.
À l'automne de la même année, le Centre national d'art et de culture Georges-Pompidou organise Soulages, peintures récentes, qui expose ses premières peintures monopigmentaires, fondées sur la réflexion de la lumière sur les états de surface du noir, qu'il appellera en 1990 outrenoir : « au-delà du noir une lumière reflétée, transmutée par le noir. Outrenoir : noir qui cessant de l'être devient émetteur de clarté, de lumière secrète. Outrenoir : un autre champ mental que celui du simple noir ».
En 1984, Soulages reçoit une commande publique pour la réalisation de deux tapisseries destinées à orner une salle du nouveau bâtiment du ministère des Finances. Attelé au projet dès 1985 au sein de la manufacture de la Savonnerie, il livre deux cartons peints au brou de noix puis, l'année suivante, met au point avec les teinturiers les différents tons qu'il désire voir rendus. Les tapisseries Savonnerie I, 4,30 × 10,75 m, 1985 et Savonnerie II, 4,30 × 10,75 m, 1985 sont terminées et livrées en 1991.
Extérieur de l'abbatiale Sainte-Foy de Conques avec les vitraux de Soulages.
En 1986, il se voit confier par le ministère de la Culture, mené alors par Jack Lang, une commande exceptionnelle. Sept années de travail, en collaboration avec l'atelier du maître-verrier Jean-Dominique Fleury à Toulouse, lui sont nécessaires pour réaliser les 104 vitraux pour les 95 fenêtres et neuf meurtrières de l'abbatiale Sainte-Foy de Conques (en remplacement de ceux posés en 1952). De nombreuses recherches sur la matière ont lieu et aboutissent à la création d'un verre unique, blanc et translucide, composé de grains de verre aggloméré et de verre cristallisé, diffusant ainsi la lumière à l’intérieur de l'édifice, tout en occultant ce qui se passe à l’extérieur32. Les nouveaux vitraux sont inaugurés le 26 juillet 1994 en présence du ministre de la Culture, Jacques Toubon33.
En 2004, il abandonne l'usage de la peinture à l'huile pour celui exclusif de l'acrylique qui, riche de nouvelles possibilités quant à la réflexion de la lumière (effets de matière beaucoup plus importants et possibilité de contrastes mat/brillant), permet de modeler l'épaisseur, sèche assez rapidement sans craqueler même lorsque la couche est profonde. À partir de cette année-là, Soulages inaugure ce que Pierre Encrevé nomme la « seconde période de l'outrenoir ».
Pierre Soulages meurt au centre hospitalier universitaire de Nîmes le 26 octobre 2022, à l'âge de 102 ans. Sa mort advient 2 jours après la célébration de ses noces de chêne (80 ans de mariage) avec son épouse Colette, alors âgée de 101 ans.
Le jour de son décès, les hommages du monde artistique et politique se multiplient. Le président Emmanuel Macron rend hommage à ses œuvres, « métaphores vives où chacun de nous puise l'espoir » tandis que la ministre de la Culture Rima Abdul-Malak déclare que la mort du peintre « qui a toujours repoussé les frontières de la peinture […] est une grande perte pour le monde de l'art et la France
Pierre Soulages, Noir lumière, entretiens avec Françoise Jaunin, Lausanne, La Bibliothèque des Arts, 2002, 157 p.