I- Signification globale
Michel-Ange fut appellé par le pape Jule II della Rovere en 1508 pour repeindre le plafond auquel il travailla de 1508 à 1512. Il peindra ensuite Le jugement dernier, derrière l'autel, entre 1535 et 1541, sur la commande du pape Paul III Farnese.
Selon un "mémoire" contemporain, les travaux commencèrent le 10 mai 1508 et s'achevèrent, après une interruption de près d'une année, d'août 1510 à juin 1511, au mois d'octobre 1512. La voûte fut peinte en deux temps, car le grand échafaudage que Michel-Ange avait lui-même conçu ne permettait de travailler que sur une moitié de la surface. Il fallut donc le démonter puis le remonter, sans doute au mois de juin 1511.
Michel-Ange commença par la zone qui se trouve au-dessus de la porte d'entrée, sur le mur occidental, et progressant travée par travée, acheva son uvre au-dessus de l'autel, c'est à dire en rejoignant le mur oriental. Il commença ainsi par les pendentifs de Judith et Holopherne, le prophète Ezechiel, et la dernière des neufs histoires centrales L'ivresse de Noé. Celles-ci se lisent en revanche à partir du mur du jugement dernier. Elles sont divisées par groupes de trois, relatives aux origines de l’univers, de l’homme et du mal. Les trois premiers épisodes : Séparation de la lumière et des ténèbres (Genèse 1,1-5), Création des astres et des plantes (Genèse 1,11-19), Séparation de la terre et des eaux (Genèse 1,9-10) dominés par la présence de Dieu, Créateur de l’univers, sont suivis de la Création d’Adam (Genèse 1,26-27) et de la Création d'Eve (Genèse 2,18-25), où l’homme et la femme apparaissent dans leur nudité, symbole de l’innocence (Genèse 2,25) qui sera perdue avec le Péché originel (Genèse 3,1-13), représenté dans le panneau suivant avec sa conséquence, L’expulsion du Paradis Terrestre (Genèse 3,22-24). Les trois dernières fresques : Le sacrifice de Noé (Genèse 8,15-20), Le déluge (Genèse 6,5-8,20) et L'ivresse de Noé (Genèse 9,20-27) montrent la chute de l’humanité et sa renaissance avec Noé, choisi par Dieu comme le seul homme destiné à être sauvé pour repeupler la terre après que le Créateur eut décidé d’y détruire tout être vivant à cause de la méchanceté humaine.
Michel-Ange voulut tout d'abord se faire aider par ses anciens compagnons, qu'il avait connus dans l'atelier de Ghirlandajo, mais, insatisfait, renvoya bientôt ses aides et résolut de venir seul à bout de cette colossale entreprise, ce qui est sans doute sans équivalent dans toute l'histoire des arts.
Les histoires de Moïse et les histoires de Jésus donnaient forme aux correspondances allégoriques qui faisaient s'accorder le règne de la Loi avec le règne de la Grâce. La voûte évoquera donc l'ère ante legem, d'avant la Loi et jusqu'au Déluge, qui manquait pour que soit achevé le cycle total de l'histoire du Salut, de la création du monde jusqu'aux temps présents : telle est la fonction des rectangles qui sont au centre et qui représentent ce qu'on nomme traditionnellement "les histoires de la Genèse".
Mais la voûte complète encore les fresques de la zone inférieure en comblant le vide qui séparait la vie de Moïse de la naissance de Jésus : l'attente du Sauveur, en ces temps où la Révélation ne se manifestait que sous le voile de l'allégorie, s'exprimait alors en images par l'inspiration prophétique. C'est en effet une chose remarquable qu'en ce haut lieu de la chrétienté catholique, la figure littérale du crucifié n'apparaisse jamais. Tout pourtant se rapporte à elle comme à un centre invisible, puisque tout exprime par allégories l'événement de la Rédemption. Il y a loin en effet de la réalité infamante de la croix, telle qu'elle paraît de façon saisissante sur La Crucifixion à peu près contemporaine que Grünewald, disciple de Luther et admirateur de Thomas Müntzer, réalise aux alentours de 1515, à la théologie savante de la Sixtine, qui sublime l'instrument du supplice dans la forme allusive du symbole.
Michel-Ange placera donc, de part et d'autre des scènes de la Genèse, pour signifier la longue attente du rachat, de la mort de Moïse à la nativité du Christ, les Devins ou les Voyants qui ont annoncé allégoriquement la venue du Sauveur : ce seront les prophètes de l'Ancien Testament pour le peuple d'Israël, et les Sibylles des antiques oracles pour les Gentils, c'est à dire pour le monde païen.
Il faut ajouter à ce système symbolique la longue série des ancêtres du Christ, dans les triangles de la voûte et les lunettes qui encadrent la partie supérieure des fenêtres, humanité ensommeillée et mélancolique qui semble attendre que le souffle de l'Esprit ne l'éveille à la vie ; dans les pendentifs, grands triangles curvilignes et concaves aux quatre angles de la voûte, les quatre moments miraculeux qui firent, en des situations désespérées, le salut du peuple juif, et qui préfigurent sous le règne de la Loi le triomphe de l'Église romaine sous le règne de la grâce : Judith et Holopherne, David et Goliath, le Serpent d'airain et le supplice d'Aman, qui voulait exterminer les Juifs, et le triomphe d'Esther, qui voulait les sauver.
Il faut ajouter enfin, à ce complexe jeu d'images, et je simplifie la composition en passant sous silence les putti porteurs d'écriteaux et les médaillons de bronze, de superbes éphèbes qui encadrent avec complaisance les scènes de la Genèse, supportant de lourdes guirlandes tressées de feuilles de chêne, allusion selon Vasari au règne heureux, qui fut un âge d'or pour les arts, de Jules II, de la maison della Rovere, cad du chêne. On les appelle les Ignudi, les " nus ", dont la beauté païenne, dans ce temple de la chrétienté, peut choquer et a choqué les esprits, et cela dès leur création.
Vasari rapporte qu'au court de son bref règne (1522-1523), le pape Adrien VI "avait déjà commencé à penser qu'on pourrait jeter bas la chapelle du divin Michel-Ange, en la déclarant une salle pleine de nudités, una stufa d'ignudi". C'est sans doute à cette condamnation sans appel, et qui sera réitérée par la suite, qu'ils doivent ce nom d'Ignudi qui est resté le leur.
II - Les quatre séries
Michel-Ange a réalisé, au sein d'une puissante structure, neuf Histoires centrales représentant des épisodes de la Genèse, avec sur les bords, des Nus soutenant des médaillons illustrant des scènes tirées du Livre des Rois. A la base de la structure architectonique, douze Voyants, entre Prophètes et Sibylles, siègent sur des trônes monumentaux, au-dessus des Ancêtres du Christ, représentés dans les Voussures et les Lunettes (paroi nord, paroi sud, paroi d'entrée). Enfin, dans les Pendentifs des quatre coins, l'artiste a peint quelques épisodes du salut miraculeux du peuple d'Israël.
Commentaires détaillés de chacune des quatre séries (cliquez la légende) : |
III - Portée philosophique
Si nous voulons comprendre le sens de cette étrange composition, et dont l'iconographie est sans équivalent, il nous faut évoquer, ne serait-ce qu'allusivement, le climat intellectuel dans lequel travaillait Michel-Ange. Quand le jeune apprenti quitta l'atelier de Ghirlandajo pour travailler la sculpture dans le jardin des Médicis, à San Marco, il devint rapidement familier de Laurent le Magnifique et, s'il faut en croire du moins une tradition qui s'apparente parfois à une pieuse légende, participa à la vie de la Cour et connut là le grand humaniste, érudit et poète, Ange Politien. C'est par Politien sans doute qu'il prit connaissance de la pensée néoplatonicienne qui dominait alors dans les cercles lettrés, depuis la fondation en 1462 de l'Académie platonicienne par Cosme l'Ancien, ancêtre des académies qui se multiplieront en Italie au XVIe siècle et en France au XVIIe, et qui tenait ses réunions dans la villa médicéenne de Careggi, aux environs de Florence. Il serait certes outré de faire de Michel-Ange un véritable humaniste et savant, mais on peut deviner ce qu'il doit aux deux plus grands esprits qui se retrouvaient à l'Académie platonicienne : Marsile Ficin et Pic de la Mirandole.
A l'image de la voûte de la Sixtine, unifiée par un système complexe de correspondances, l'univers, ou plutôt le cosmos de Ficin est gouverné par la ressemblance et la sympathie, chaque élément étant ainsi étroitement corrélé, par des forces occultes, à l'harmonie de l'ensemble. Pour ce grand admirateur de Platon, surtout celui du Banquet et du Phèdre, le monde visible est une image du monde intelligible, l'amour humain est comme l'ombre portée, dans le monde sensible, de l'amour divin, et la beauté de l'objet de l'amour comme le pressentiment de l'ineffable beauté divine. L'âme amoureuse, en proie au désir passionné de s'élever jusqu'au divin, passe par les quatre formes de délire dénombrées dans le Phèdre (244 b sq) : le délire amoureux selon la Vénus terrestre arrache l'âme à elle-même, cad à la part sensible d'elle-même, et lui apprend à mourir ; le délire poétique selon les Muses l'éveille à l'harmonie qui ordonne le cosmos ; le délire mystique selon Dionysos abstrait l'âme du sensible en lui découvrant, non la splendeur qui est en l'univers, mais le principe intelligible de son unité ; enfin le délire prophétique selon Apollon l'élève à la vision de l'unité, par l'intellect qui est le sommet de l'âme.
C'est selon les degrés de cette échelle mystique, commentait Ficin, que saint Paul fut enlevé jusqu'au septième ciel. Ficin se pensait sincèrement chrétien, et ne soupçonnait pas qu'on puisse taxer d'hérésie ce curieux mélange de paganisme et de christianisme. Il était convaincu que les plus sages parmi les païens, et plus particulièrement Platon, avaient pressenti la révélation chrétienne, et qu'une seule et même idée de Dieu inspire toutes les philosophies et toutes les religions : il existe une harmonie secrète entre la sagesse juive (Moïse), la philosophie des païens grecs (Platon et Orphée), égyptiens (Hermès Trismégiste) ou perses (Zoroastre), et l'enseignement du Christ. C'est encore cette hypothétique unité de tout le savoir humain qui fonde, à la fin du Quattrocento, l'encyclopédisme de Pic, à la recherche du système commun qui ferait se correspondre toutes les sagesses, auxquelles s'ajoutaient encore la philosophie arabe et les interprétations de la Kabbale. Il est vrai que cette réconciliation du christianisme et du paganisme n'est pas propre à l'Académie platonicienne, mais qu'elle vaut pour toute la Renaissance, et cela depuis le XIVe siècle, cad depuis Pétrarque.
Mais l'enseignement de Ficin comme de Pic marque encore en un autre sens l'art de Michel-Ange. Pour Ficin, l'âme humaine, qui n'existe que dans sa liaison au corps, est le trait d'union entre le corps matériel et l'esprit divin, elle est vincula ou copula mundi : " L'âme humaine, écrit-il au livre III de la Théologie platonicienne, est le plus grand miracle de la nature [...] si bien qu'on peut l'appeler justement le centre de la nature, le milieu de toute choses, l'enchaînement de l'univers, le visage de toutes choses, le nud et le lien de l'univers. " Les anges habitent le règne du spirituel, comme les bêtes habitent le règne du matériel. L'homme seul s'élève à la frontière, et lui seul est susceptible de s'arracher à l'un pour s'élever à l'autre.
La création est anthropocentrique, et l'homme, seul responsable du salut de son âme, est supérieur en dignité aux anges mêmes, qui sont déjà sauvés sans avoir à se sauver eux-mêmes. Dans un texte célèbre, souvent cité à propos de la voûte de la Sixtine, et plus particulièrement à propos de la scène de la création d'Adam, Pic imagine que le créateur s'adresse à sa créature : " Je ne t'ai fait ni céleste, ni terrestre, ni mortel ni immortel, afin que, souverain de toi-même, tu achèves ta propre forme librement, à la façon d'un peintre ou d'un sculpteur. Tu pourras dégénérer en formes inférieures, comme celles des bêtes, ou, régénéré, atteindre les formes supérieures, qui sont divines. "
On retrouve dans l'art de Michel-Ange les grands traits du platonisme de Ficin comme de Pic : la révélation chrétienne complète harmonieusement la méditation païenne, et ne s'oppose pas à elle. C'est ainsi que sur la voûte, à l'exception toutefois de Zacharie et de Jonas, qui commencent et terminent la série, les prophètes de l'Ancien Testament sont exactement corrélés aux Sibylles qui étaient, dans les sanctuaires païens, douées de divination : Joël avec la Sibylle de Delphes, Isaïe avec la Sibylle d'Érythrée, Ézéchiel avec la Sibylle de Cumes, Daniel avec la Sibylle de Perse, et enfin Jérémie avec la Sibylle de Libye.
Cette association entre les Prophètes et les Sibylles pouvait se réclamer de l'autorité des Pères de l'Église, Lactance (Institutions divines, IVe siècle) et Augustin (Cité de Dieu), qui s'appuyaient eux-mêmes sur un texte ésotérique, que l'on croyait alors très ancien, les Oracles Sibyllins, en vérité composé à Alexandrie au IIe siècle de notre ère. L'association Prophètes - Sibylles était il est vrai dans l'esprit du temps, puisqu'un ouvrage d'un dominicain, Domenico Barbieri, avait associé, quelques années auparavant, douze Sibylles à douze Prophètes (les corrélations qui sont celles de la voûte recoupent par trois fois, mais transgressent par quatre fois, celles du dominicain). Par ailleurs, les Sibylles n'étaient pas inconnues de l'art renaissant, puisqu'on les voit par Pérugin au Cambio de Pérouse, ou par Pollaiuolo sur le tombeau de Sixte IV à Rome. Mais jamais on n'avait placé, avec autant d'audace, à égalité de taille et de dignité, la Révélation faite aux fils d'Israël avec la divination de l'ancien paganisme.
L'esprit païen souffle encore sur cette voûte par la beauté du corps humain, unique objet de cet art, et qui se montre parfois, et surtout dans les radieuses figures des Ignudi, dans une souveraine nudité. Les réminiscences antiques sont nombreuses, celles du Laocoon récemment découvert (en janvier 1506), aussi le Torse du Belvédère, les deux citations les plus fréquentes, mais on a reconnu encore la pose d'un Hercule portant un jeune Bacchus dans la figure d'un Ignudo, et dans un putto, la figure d'un amour associé à Psyché, un groupe conservé dans les collections des Médicis. Pour Michel-Ange comme pour Pic et Ficin, le corps humain est l'unique théâtre qui puisse représenter dignement l'histoire de la Rédemption. Il apparaît ici comme la seule expression plastique d'un mystère divin, à l'exclusion de tout autre décor (la nature est absente) ou de tout autre forme de vie (sauf quand elle intervient sur la scène biblique, comme dans le cas du serpent d'airain). Art anthropocentrique, qui interprète toute l'histoire de la Révélation comme un long débat entre le Créateur, le plus souvent invisible, et la créature humaine, cad l'esprit, ici représenté par le corps visible.
Zacharie ouvre la série des douze Voyants (les sept Prophètes et des cinq Sibylles). Il avait en effet prophétisé la venue d'un Roi, humble et chevauchant un âne, qui entrerait en triomphateur dans Jérusalem ; la clé allégorique n'avait pas manqué de reconnaître, dans cette figure du vainqueur, celle du Christ entrant à Jérusalem le dimanche des Rameaux. Zacharie se trouvant au-dessus de la porte d'entrée de la chapelle, rappelle ainsi que le pape, chaque fois qu'il pénètre dans cette enceinte, y fait son entrée comme autrefois le Christ dans Jérusalem.
Puis de part et d'autre de L'ivresse de Noé, en laquelle on reconnaît, à la suite de saint Augustin, une figure de la Dérision du Christ (mais le patriarche, plantant la vigne du Seigneur, laisse entendre que cette humiliation sera féconde et non stérile), le prophète Joël, qui avait prophétisé une grande sécheresse qui anéantirait momentanément les récoltes d'Israël, et la Sibylle de Delphes qui, selon Lactance, avait prophétisé l'avènement d'un Sauveur " qui tomberait aux mains des Infidèles et serait couronné d'une couronne d'épines ".
Le second rectangle de la voûte, plus large que le premier, car dépourvu de l'encadrement des quatre Ignudi, s'ouvre sur la scène du Déluge. On remarque que la raison de cette suite, pour un spectateur qui entre dans la chapelle, du côté occidental, et se dirige vers l'autel qui se trouve à l'orient, est, dans le temps, régrédiente, et non progressive : l'ivresse de Noé, si l'on s'en tient au fil du récit biblique, devrait en effet succéder à, et non précéder l'événement du Déluge. Mais on comprendra peu à peu que toute la composition se propose d'accomplir l'uvre de la Rédemption, puisqu'elle va du temps du péché, d'avant la Loi, cad quand la Loi n'était pas même présente pour éveiller le péché à la conscience de lui-même, jusqu'au premier instant de la Création, quand le mal n'avait pas encore fait son entrée dans le monde. La logique de la voûte est donc bien celle d'une Rédemption, et de la restauration du divin dans le spectacle de la création. Si l'histoire de l'humanité est celle d'une chute, alors, progresser, c'est la recommencer à rebours. En progressant vers l'autel, on s'approche du mystère divin. En inversant le sens de la lecture, la voûte substitue, au sens chronologique, un sens théologique.
La progression théologique est une régression chronologique. C'est maintenant que le temps procède à l'envers ; sur la voûte, Michel-Ange le remet à l'endroit. Si nous suivons ici cet ordre régrédient, c'est non seulement parce qu'il gouverne tout le symbolisme de la voûte, mais aussi parce que c'est celui de Michel-Ange lui-même dans l'avancée de son travail.
Jean-Luc Lacuve, le 05/06/2008