Du 13 octobre 2004 au 17 janvier 2005 Galeries nationales du Grand-Palais Entrée : 3, avenue du Général Eisenhower 75008 Paris

L'exposition - qui regroupe une centaine d'oeuvres - permet d'étudier les relations et l'évolution entre les premiers tableaux de Monet inspirés par la Tamise, en 1871, et les "séries" qu'il peignit à Londres en 1899, 1900 et 1901 (avec les motifs du pont de Charing Cross, du Parlement et du pont de Waterloo) à la lumière de nombreuses peintures, aquarelles et gravures de Turner et de Whistler.

Une même confrontation met en présence des oeuvres réalisées par les trois maîtres à Venise, où Monet se rendit en 1908 : les vues que ce dernier peignit alors des palais du Grand Canal et de l'île San Giorgio Maggiore évoquent directement celles de Londres exécutées quelques années auparavant...

Six sections composent l'exposition :
I. L'héritage de Turner : le legs de l'artiste et son influence (peintures et aquarelles)
II. Du réalisme à l'impressionnisme : premières oeuvres de Whistler et de Monet sur la Tamise et sur la Seine
III. De l'impressionnisme au symbolisme : art et musique : les Nocturnes de Whistler (et Whistler et Ruskin)
IV. Symbolisme : art et poésie : relations entre Mallarmé, Whistler et Monet (paysages brumeux, vaporeux)
V. Retour vers la Tamise avec Whistler et Monet : vues prises depuis le Savoy Hotel et l'hôpital St Thomas
VI. Epilogue : Whistler et Monet sur les pas de Turner à Venise : la dernière phase du dialogue entre les trois artistes (référence à Ruskin)

 

La composante anglaise de l’impressionnisme a souvent été soulignée : le propos de cette exposition est de la rendre manifeste à travers une confrontation d’une centaine d’œuvres de Turner (1775-1851), de Whistler (1834-1903) et de Claude Monet (1840-1926).

C'est à Londres, en 1871, que débute la relation entre ces trois artistes. Monet se réfugie dans la capitale anglaise en cette "année terrible". Il y découvre les oeuvres de Turner, notamment celles du legs Turner alors exposées, ainsi que les premiers Nocturnes de Whistler qui, avait lui-même ressenti très jeune un attrait pour les paysages du maître anglais. Il se peut que Monet ait également eu connaissance des gravures de la Tamise par Whistler publiées cette même année.
L'originalité artistique de Turner vient enrichir le regard porté sur les compositions whistlériennes, ce qui n'est pas étranger à l'élaboration du nouveau mouvement pictural de l'impressionnisme.

A ce "dialogue" à trois voix tout de poésie, constitué d'oeuvres émouvantes et élégiaques, s'ajoutent alors celles de Ruskin et de Mallarmé, toutes en parfaite harmonie. Car après le réalisme, puis l'invention de l'impressionnisme, la relève s'est manifestée avec l'apparition du symbolisme "peinture d'âmes, peinture d'idées".

Au cours des années 1860, alors qu’il adhérait au mouvement du réalisme, Whistler représenta dans ses toiles et ses eaux-fortes (Suite de la Tamise) le quartier autrefois fréquenté par Turner.

La fascination ressentie par Turner pour le fleuve réapparut avec les premières vues de la Tamise peintes par Whistler et par Monet. Les deux hommes, s’ils ne se connaissaient déjà, durent se rencontrer en 1870-1871 à Londres. Monet, qui s’était réfugié à Londres durant la guerre franco-prussienne, visitait avec Pissarro la capitale anglaise : ils en revinrent « avec l’éblouissement du grand Turner dans les yeux » (selon Gustave Geffroy).

La dette de l’impressionnisme envers le grand maître du paysage de l’école anglaise, auteur de nombreux levers et couchers de soleil, comme envers Whistler, peintre des Nocturnes, allait se révéler manifeste : Impression, soleil levant, la célèbre toile éponyme du mouvement pictural - baptisé officiellement lors de l’exposition de 1874 -, y fut perçue comme un « soleil levant sur la Tamise » par le critique Ernest Chesneau.

Les Nocturnes de Whistler

Whistler choisit de s’établir non loin de la maison où s’était éteint Turner, à Chelsea : ses fenêtres donnaient sur la Tamise, face à la rive de Battersea. Se promenant à la nuit tombante sur le fleuve, comme son prédécesseur, il restituait de mémoire et d’imagination les délicates variations atmosphériques dans ses Clairs de lune auxquels, à partir de 1872, il donna le titre musical et plus évocateur de Nocturnes ; leur facture fluide rappelle la manière des aquarellistes anglais, notamment celle de Turner. Il est probable que Monet put voir ces toiles dans l’atelier londonien de Whistler avant leur exposition en 1873 à Paris chez Durand-Ruel.

S’étant détourné du réalisme pour élaborer un style personnel et symboliste, aux tendances décoratives et japonisantes, Whistler transformait alors, grâce au mystère de la brume et au caractère feutré de la nuit, le paysage industriel moderne de Londres en une vision poétique conforme à l’esthétique du « beau » qu’il développait au long de sa conférence du Ten O’Clock en 1885, traduite en langue française dès 1888 par Mallarmé.

 

les Matinées de Monet

Les premières oeuvres inspirées en 1871 par la Tamise à Monet, ses "effets de brouillard sur la Tamise", ses premières peintures du Parlement, seront confrontées à des oeuvres plus tardives de sa célèbre série des "vues de la Tamise" dont les ponts de Waterloo, de Charing Cross... Il est enfin riche d'enseignement de faire voisiner ces variations de Monet avec des gravures de Whistler, ou encore, avec peintures et aquarelles de Turner, depuis Londres jusqu'à l'étape ultime de Venise.

A la fin de l'année 1870, fuyant la guerre franco-prussienne, Claude Monet, qui a trente ans, s'installe à Londres où il va demeurer plusieurs mois ; c'est là qu'il découvre les oeuvres de William Turner , notamment celles, exposées à la National Gallery, appartenant au legs fait par le peintre à la nation britannique. A la même époque, il visite probablement l'atelier de James Whistler où il peut voir les premiers Nocturnes de l'artiste d'origine américaine - lequel, très jeune, lors de ses premiers séjours à Londres, s'était lui aussi intéressé à l'oeuvre de Turner. Il se peut que Monet ait eu également connaissance des vues de la Tamise gravées par Whistler entre 1859 et 1861, et reprises dans un recueil publié au printemps 1871. Quoi qu'il en soit, l'artiste français peint au cours de cette période trois vues de la Tamise dans le brouillard.

Les oeuvres de Turner et de Whistler ont eu ainsi une influence certaine, quoique difficile à définir précisément, sur le peintre qui allait devenir le père de l'impressionnisme, et notamment sur le célèbre tableau Impression, soleil levant (Paris, musée Marmottan-Monet), une vue de la Seine au Havre peinte en 1872-1873, dont le titre fut à l'origine du nom donné, par raillerie, à ce nouveau mouvement pictural. Plus tard, une véritable et durable amitié s'établit entre Whistler et Monet, les deux artistes s'entraidant pour exposer leurs oeuvres à Paris et à Londres. Ainsi, grâce à Monet, les Parisiens purent découvrir un ensemble de peintures, d'aquarelles et de pastels de Whistler à l'Exposition internationale qui se tint à la galerie Georges Petit en mai-juin 1887 ; ainsi, grâce à Whistler, des tableaux de Monet firent l'admiration des Londoniens à la Royal Society of British Artists en novembre-décembre de la même année.

S'inscrivant à la suite de Turner et de Whistler, Monet va s'attacher à représenter ce qu'il appelle lui-même des "effets de brouillard" sur la Tamise et sur la Seine. Au delà de l'aspect proprement esthétique correspondant à ses recherches, ces oeuvres traduisent la pollution du ciel (souvent observée par les contemporains du peintre) noyé par les fumées sortant de hautes cheminées d'usine. Monet reprendra ce motif, d'une manière extraordinaire, quelque vingt-cinq ans plus tard, lors de ses séjours à Londres, dans de véritables "campagnes de peintures" qui constituent l'un des sommets de son oeuvre.


Aux aquarelles exécutées au lac de Lucerne où, passant de l’une à l’autre à différentes heures du jour, Turner « semble peindre avec de la vapeur teintée, si évanescente et si aérienne » (pour reprendre un éloge émanant de Constable), répondent les Matinées sur la Seine de Monet. Dans ces variations de coloris, le peintre suggère les brumes matinales dansant dans l’air et la lumière changeante à la surface de l’eau, évocatrices de l’art de Corot autant que des Nocturnes, l’aube succédant au crépuscule whistlérien : Monet s’obstinait à restituer « "l’instantanéité", surtout l’enveloppe, la même lumière répandue partout » (à Gustave Geffroy, 7 octobre 1890).

Cette « série », manifestant le sens de l’espace dont faisait preuve Monet, offre l’atmosphère élégiaque du symbolisme mallarméen : les exigences du poète, avec son intérêt pour ce qui est transitoire, pour l’éphémère, se trouvent en accord avec la vision exprimée par les impressionnistes, ces « peintres du plein air » qui cherchaient à retenir sur la toile, en de subtiles harmonies de couleurs, le fugitif, « l’Aspect ». Avant de devenir un ami de Monet, Mallarmé se révélait en être un fervent admirateur dès les années 1870.

Whistler et Mallarmé

Dès leur première rencontre, qui eut lieu grâce à Monet au début de l’année 1888, Mallarmé et Whistler s’apprécièrent. Leur amitié ne se démentit jamais : lorsque Whistler séjournait à Paris, les deux hommes se voyaient régulièrement ; quand le peintre résidait à Londres, ils échangeaient une correspondance fournie.

En traduisant, dès 1888, la conférence de Whistler, Le « Ten O’Clock », et en contribuant, par ses démarches, à faire acquérir par l’État, en 1891, le Portrait de la mère de l’artiste (œuvre aujourd’hui conservée au musée d’Orsay), Mallarmé compte, aux côtés du critique Théodore Duret, parmi ceux qui introduisirent Whistler en France.

Pour sa part, Whistler tenta, en 1892-1893, de faire éditer les quatrains-adresses de Mallarmé, entreprise qui n’aboutit pas malgré ses efforts. L’artiste avait aussi l’intention, en 1898, d’exécuter un portrait de Mallarmé, après avoir peint sa fille, Geneviève, mais la mort soudaine du poète en 1898 l’en empêcha.


Retour vers la Tamise avec Whistler et Monet

À plusieurs reprises, Monet était retourné à Londres, où il trouvait toujours un merveilleux accueil auprès de Whistler qui tint à l’introduire dans la Royal Society of British Artists. Très attentif à la sensibilité et au regard de Whistler, pour lui désormais intimement lié à cette ville, Monet se montrait toujours admiratif de Turner, la révélation de son séjour londonien de 1870-1871 : le dialogue demeurait constant entre les trois artistes dans leur œuvre.

En 1896, Whistler s’installa dans une chambre du Savoy Hotel, récemment construit, avec son épouse Beatrice : mourante, elle passait ses journées près de la fenêtre surplombant le Victoria Embankment et, surtout, la Tamise. Habité par la tristesse et la mélancolie, Whistler eut à cœur de représenter ainsi son épouse ; il transposa aussi la vue exceptionnelle sur le fleuve dans un ensemble de lithographies qui lui devinrent particulièrement précieuses après la disparition de Beatrice au mois de mai.

Ce serait donc Whistler qui aurait fait connaître ce point d'observation privilégié à Monet : ce dernier l’adopta en 1899, 1900 et 1901 pour y exécuter de nombreuses peintures et quelques pastels, travaillant à Londres, puis à Giverny, dans le souvenir de Whistler.

 

Les Vues de la Tamise

Monet n’avait jamais oublié la Tamise, ni le brouillard londonien, tant aimé de Mallarmé. Son art avait évolué de l’impressionnisme vers le traitement d’œuvres en « séries ». Et, durant des « campagnes de peinture » menées sur place en 1899, 1900 et 1901, puis en atelier à Giverny, l’artiste appliqua cette approche à trois motifs du paysage de Londres dont il étudiait en une centaine de toiles les transformations sous l’emprise des changements de la lumière : Charing Cross Bridge et Waterloo Bridge, vus le matin depuis sa fenêtre du Savoy Hotel, puis le Parlement, observé en soirée à partir de l’hôpital Saint-Thomas. Les derniers feux du soleil couchant (qu’il appelait « une boule de feu ») rappellent les couleurs somptueuses choisies par Turner lors de l’incendie du Parlement en 1834.

Lors de l’exposition de plusieurs versions des « Vues de la Tamise » en 1904 à Paris dans la galerie Durand-Ruel, le critique Louis Vauxcelles voyait en Monet un « descendant de Turner ».

 

Épilogue : Whistler et Monet sur les pas de Turner à Venise

Turner s’était rendu à Venise en 1819, 1833 et 1840 : ses peintures et, surtout, ses aquarelles traduisent l’atmosphère particulière à cette « ville flottante », célébrée par Ruskin dans Les Pierres de Venise (1851-1853), puis par Proust. Whistler, à son tour, y avait séjourné longuement en 1879-1880 pour en rapporter pastels, eaux-fortes et peintures.

Enfin, en 1908, Monet poursuivit à Venise la lutte avec l’architecture, l’eau et la lumière entreprise auparavant par Turner et Whistler. Devant les façades de palais qui scandent le Grand Canal, ou face à la lagune avec San Giorgio Maggiore dans le lointain, il reprenait les motifs traités par Turner et Whistler en les observant à partir d’une gondole, à l’instar de ses deux prédécesseurs ; ses « séries » s’inspiraient peut-être des Suites vénitiennes de Whistler.

Plutôt que d’évoquer une influence de Turner sur Whistler et Monet, il serait plus juste de mettre en évidence une parenté de vision dans leur approche, traduite toutefois sous des formes d’expression personnelles à chacun, depuis Londres jusqu’à Venise. Dans ce lieu enchanteur pour les peintres, prenait fin le dialogue artistique qui s’était instauré entre ces trois grands maîtres du paysage.

 

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