20 octobre 2009 - 15 janvier 2010. Jeu de Paume |
Jusqu'en janvier 2010, le Jeu de Paume présente la première rétrospective complète de James Benning, cinéaste américain indépendant. Né en 1942, il réalise des courts-métrages de 1971 à 1976 avant de se tourner vers des formats plus longs. Seules les durées semblent se standardiser chez Benning, qui développe une uvre extrêmement originale tenant tantôt de la fiction, tantôt du documentaire, et jouant constamment avec les limites des deux formes.
Le film le plus cité de Benning, à défaut d'être le plus connu, est sans doute One-Way Boogie Woogie (1977). En référence au Broadway Boogie Woogie de Mondrian, ce film consiste en une soixantaine de plans fixes de la région de Milwaukee. D'une durée d'une minute, ces plans posent un regard sur le paysage urbain qui n'est pas sans lien avec la peinture réaliste ou avec la démarche du photographe Lee Friedlander.
D'inspiration contemplative, le dispositif force l'attention sur le détail et l'infime variation des événements, le plus souvent aléatoires car soumis aux éléments naturels. Il impose la patience comme qualité pré-requise à l'expérience de réception cinématographique et s'oppose donc aux canons rythmiques de l'esthétique de la télévision et d'un certain cinéma commercial. Si les plans sont manifestement " composés " par leur attachement à certains principes graphiques (symétrie, règle des tiers), ils sont le plus souvent choisis pour la relative pauvreté ontologique de leur sujet. Prise de vue frontale de bâtiments ordinaires, "non-lieux" périurbains, ou personnages saisis dans une activité triviale, mécanique et étrange, le caractère expérimental de l'entreprise ne se mesure pas qu'à l'évitement systématique de la belle image et à une narrativité réduite à sa plus simple expression.
13 Lakes (2004)
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Quelle est d'ailleurs la plus simple expression de la narrativité
? Pour Benning, elle peut résider dans des micro-événements
ou même dans les variations les plus ténues qui s'exercent dans
son cadre. Cette stratégie prendra une ampleur particulière
dans 13 Lakes (2004), qui, comme l'indique son titre, propose 13 vues
de 10 minutes de 13 lacs, inspirées, semble-t-il, par Wavelength
de Michael Snow (1967)1 en particulier, et le film structurel en
général2. Cadre immobile, rigoureusement centré
sur l'horizon, le dispositif est peut-être encore plus radical que celui
de One-Way. Par le choix du paysage naturel, d'abord. Plus propice
à la contemplation qu'à la lecture de signes, le paysage impose
également un rapport au temps qui lui est propre. Il est même
une "fonction du temps" pour reprendre ses mots3. Car,
pour Benning, le temps modifie la perception et, à l'inverse des mots
qui perdent leur sens à force d'être répétés,
il finit par donner du sens à l'objet filmé, en l'occurrence
au lieu.
L'expérience qui s'ensuit est clairement du côté de la
sensation. La portée documentaire attendue s'évanouit devant
une "tactilité de l'image4" qui réévalue
la nature du médium cinématographique, ainsi que sa fonction.
L'espace entre alors en correspondance avec les paysages mentaux de qui veut
bien l'investir, et révèle sa musicalité, à l'image
des Equivalents de Stieglitz. Cette griserie du parcours spatial se
manifeste par ailleurs dans l'intérêt soutenu que Benning porte
au routes, à la voiture (I-94, 1974), aux trains (RR,
2007) ainsi qu'au land art (Casting a Glance, 2007).
Benning n'est donc pas qu'un formaliste. Ses dispositifs sont certes rigides
(il est mathématicien de formation!), mais à l'en croire, régis
par un idéal démocratique (même durée pour tous
les plans). Ils sont aussi au service d'un exercice, voire d'une éducation
de la sensibilité. Très conscient des limites de la patience
du spectateur, il cherche à partager son expérience, jusqu'aux
conditions de filmage qui deviennent apparentes5. Le hors-champ
devient un enjeu majeur dont il joue, par la relative frustration de l'immobilité
du cadre, et par l'utilisation du son provenant le plus souvent de sources
non visibles (éléments, automobiles, coups de feu), et, d'après
ses dires, pas toujours synchrone avec l'image. Le son fait manifestement
l'objet d'un traitement soigné. Peut-être poussé par les
contingences matérielles, Benning recourt plus aux collages sonores
qu'à la prise directe. Ainsi dans son court-métrage Art History
101 (1972) qui montre une communauté de hippies qui, après
construction d'un four, se livre à des rites destructeurs et purificateurs,
la bande son est exclusivement constituée d'un cours d'histoire de
l'Art sur Michel-Ange.
Cette superposition surréaliste donne une idée des divers télescopages
humoristiques, visuels et thématiques, qui caractérisent le
Benning première manière. Ses débuts sont en effet marqués
par une approche moins contemplative. Proche des milieux marginaux de la turbulente
jeunesse de son époque, il livre des films courts qui stigmatisent
le conformisme et la frustration ambiants. Il puise volontiers dans l'arsenal
du film expérimental (film négatif pour les scènes de
rêve, superposition d'images) et laisse surgir l'humour et un érotisme
discret. Sans être véritablement un artiste engagé, il
aborde les sujets de son temps (consommation, genre/gender, aliénation).
Un triptyque plus récent (El Valley Centro, Los, Sogobi,
1999-2001) montre les forces (naturelles, humaines, politiques) à l'uvre
dans la Californie moderne et participe à son "éco-critique
mesurée6 ".
Sa contribution la plus intéressante restera peut-être la position paradoxale qu'il assume en tant que cinéaste. Alors que la rigueur et la simplicité de ses dispositifs visent à transférer l'essentiel du travail de lecture de l'image vers le spectateur, militant ainsi pour un effacement relatif de l'auteur, il vise en réalité à communiquer ses sensations, livrant ainsi une re-présentation de sa propre expérience.
Christophe Cormier le 27/11/2009
Notes :
1 Disponible sur : http://ubuweb.com/film/snow_wavelength.html
2 http://en.wikipedia.org/wiki/Structural_film
3 Zuvela, Danni. " Talking About Seeing : A Conversation With James Benning
", Senses of Cinema, 2004. Disponible sur : http://archive.sensesofcinema.com/contents/04/33/james_benning.html.
4Anderson, Michael J. " James Benning's Art of Landscape : Ontological,
Pedagogical, Sacrilegious ", Senses of Cinema, 2005. Disponible sur :
http://archive.sensesofcinema.com/contents/05/36/james_benning.html.
5 Anderson, Ibid.
6 Zuvela, Ibid.