Rencontre avec Emmanuel Burdeau,
dans le cadre des séminaires des Cahiers du cinéma, du Café des images
et du Centre dramatique national de Basse-Normandie,
le dimanche 27 novembre 2005.

Geneviève Trousssier, directrice du Café des Images, et Angelina Berforini, secrétaire générale du Centre Dramatique national de Normandie, indiquent que leur collaboration avec Jean-Michel Frodon pour l'ouverture de la troisième année des rendez-vous cinéma du dimanche après-midi se fait cette année sous l'égide des Cahiers du cinéma.


Mise en scène du politique aux Cahiers du cinéma

Emmanuel Burdeau introduit la séance en rappelant la sensibilité de la revue à la politique.

L'intitulé des séminaires est "Mise en scène du politique". L'articulation de la politique et du cinéma est une question ancienne pour la revue. A sa naissance et dans les années 50, elle a une réputation d'apolitisme ce qui la range classiquement à droite comme une revue bourgeoise en opposition à Positif, classée à gauche. Lorsque les Cahiers feront de la politique des auteurs le fer de lance de leurs interventions, ce sera surtout le terme auteur qui sera mis en avant. Le geste politique consistera en un ennoblissement d'auteurs réputés mineurs.

En 1968, les Cahiers effectuent un virage politique, un virement doctrinaire qui les conduit à l'extrême gauche.

Dans les années 80, la cinéphilie revient en force alors que s'efface l'idéologie. On abandonne l'idée que le cinéma puisse être un instrument de perspicacité ou de prévision. Le cinéma revient au divertissement.

Nouveau changement au milieu des années 90 avec les grèves de 95 et le mouvement des cinéastes (Ferran, Desplechin…) pour les sans-papiers. L'aggravation de la situation économique du cinéma concourt également à ce que le politique retrouve actualité et fraîcheur. La conscience aiguë de ce problème est surtout reflétée dans le documentaire (A l'ouest des rails, documentaire de neuf heures sur la reconversion d'une région en chine, S21, la machine de guerre kmère rouge ou Les sucriers de Colleville)

 

Mises en scène du politique aujourd'hui

Le numéro de septembre 2005 des Cahiers du cinéma comportait un important dossier cinéma et politique. Il répondait à ce souci de l'usage possible du cinéma dans le monde, à sa résonance avec ce qui n'est lui. Même si le cinéma reste ontologiquement réaliste nous avions la conviction d'une articulation possible avec la sphère du politique.


L'utilité du critique de cinéma est de destiner celui-ci au plus grand nombre. L'intelligence critique doit défaire la clôture du film. Le film est parfois d'autant plus intéressant qu'il permet ce geste critique d'ouvrir le film au public. André Bazin disait : "la critique c'est de prolonger le choc de l'œuvre dans la sensibilité du spectateur".

André Bazin avait ce souci de la parole publique qu'il savait décliner selon son auditoire. Il écrivait vingt lignes pour Le Parisien ; quatorze lignes de résumé et six lignes pour dire s'il fallait y aller ou pas. Il faisait deux fois plus long pour Télérama en développant la thématique et en effectuant un arbitrage moral. Il se montrait plus social pour L'Observateur. Il rédigeait un article encore plus long pour Les Cahiers sous l'angle formel cette fois là. Et Bazin écrivait enfin un texte cinq fois plus long encore pour Esprit.

Hier comme aujourd'hui, on écrit pour ne pas renoncer à la fonctionnalité du cinéma.

 

Quel intitulé pour ce séminaire ?

La question était qu'est ce que ce serait le cinéma si d'aventure il pouvait servir la politique.

Si l'on a finalement choisi comme intitulé "Mises en scène du politique" ce fut après une âpre discussion. La formulation "Politique et cinéma" semblait nous condamné à un aller et retour usant.

On chercha un intitulé présentant un rapport mais où ni l'un ni l'autre des deux termes ne se mettait sous la domination de l'autre.

"Politique de la mise en scène" semblait un peu trop narcissique. Cela aurait été comme une esthétisation de la politique.

C'est dans un premier temps pourtant à ce geste critique que nous avons pensé avec pour objet d'analyse films de M. Night Shyamalan. Celui-ci travaille avec les studios, les genres (horreur, super héros, fantastique), les stars. Mais il est possible aussi de trouver dans Le village une analyse politique de la guerre en Irak où il dénoncerait le leurre des armes de destructions massives.

Nous aurions alors refait le geste des critiques découvrant sous la pose traditionaliste de John Ford un cinéaste marxiste par sa lucidité des rapports de force, son analyse de la violence des luttes de classe, son attention à l'oppression des indiens ou son rapport à la loi.

Cette méthode critique qui a consisté aussi à découvrir de la métaphysique chez Hitchcock nous a semblé trop à l'intérieur de la question. Interpréter, résoudre la question, exhiber la trouvaille critique ou décoder la fable apparaît alors comme une fin en soi et évacue le débat du rapport du cinéma au monde.

On se serait alors contenter de prouver que Le 6ème sens pose la question de l'esclavagisme, Incassable celle du racisme (avec collège du petit garçon), Signs celle du 11 septembre. Mais on laissait finalement la question du sens ouverte : Le village est-il pro ou anti Bush ?

Nous n'avons renoncé à cette méthode que dans la dernière semaine car M. Night Shyamalan est l'un des rares cinéastes classiques (avec Spielberg) qui divise le public cinéphile. Le village a été défendu par les Cahiers et Le monde mais c'est c'est tout.

Nous avons aussi résisté à la tentation du retournement façon Jean-Luc Godard qui aurait pu dire "il ne faut pas faire le cinéma de la politique mais la politique du cinéma".

J'ai opté pour présenter le moyen-métrage de Fassbinder, Allemagne en Automne. Ce film fait suite à deux actions des brigades rouges en automne 1977 : le patron des patrons, Hans Martin Schleyer, est kidnappé et des membres de la Fraction armée rouge prennent en otage un avion venu de Mogadiscio afin de réclamer la libération de la bande à Baader, alors emprisonnée. Cela se soldera par la mort des terroristes dans l'avion, ainsi que par les suicides simultanés et très invraisemblables des trois prisonniers : Baader, Raspe et Ensslin. L'opinion publique, on l'apprendra dans un autre film de Fassbinder, La 3ème génération (1979), s'est félicitée de l'intervention de la police, de l'exécution des terroristes, et de l'assassinat très probable dans leur cellule de Baader, Raspe et Ensslin.

Fassbinder dans sa posture du leader le cinéma allemand ne pouvait pas se sentir étranger à ce qui se passait et souhaitait participer au film collectif réalisé par six cinéastes allemands. Il ne voulait pas attendre pour sortir un film classiquement, six mois ou un an après les événements. Il exige de répondre immédiatement au terrorisme quitte à se passer de scénario pour dire ce qu'il ressent sur ce qui lui apparaît comme un double scandale.

Fassbinder n'a jamais fait de profession de foi n'a jamais adhéré à un parti ni même soutenu publiquement l'un d'eux. Son engagement politique, clairement à gauche, il l'a résumé d'une phrase "Je ne lance pas de bombes, je fais des films". Dans celui-ci, il cherche à savoir s'il y a une réponse de gauche au terrorisme.


Projection de la partie 2 de Allemagne en Automne de Fassbinder (Bonus du coffret de Carlotta-Films)

En 1977, l'Allemagne brûle : le patron des patrons, Hans Martin Schleyer, est kidnappé. Des membres de la Fraction armée rouge prennent en otage un avion afin de réclamer la libération de la bande à Baader, alors emprisonnée. Cela se soldera par la mort des terroristes dans l'avion, ainsi que par les suicides simultanés et très invraisemblables des trois prisonniers : Baader, Raspe et Ensslin. A la suite de ces événements qui ont fait trembler tout le pays, plusieurs réalisateurs se voient proposer la réalisation d'un court métrage, inséré dans un long : L'Allemagne en Automne. Fassbinder fait bien sûr parti de ceux-là, et sa participation à cet effort de réflexion est sans doute la plus personnelle de toutes. Il se filme chez lui, en compagnie de son compagnon, alors qu'ils se disputent sur l'attitude à adopter dans ces circonstances. Il se filme lui-même paniqué, violent, profondément perturbé et malade. Et il filme aussi une conversation fascinante avec sa mère, femme démocrate qui a vécu sous le IIIe Reich. Celle-ci, totalement outrée par la prise d'otage, préconise l'assassinat des terroristes. Fassbinder, choqué par cette opinion paradoxale et gouvernée par la haine et la peur, demande à sa mère ce qu'il faudrait pour l'Allemagne. La réponse fait toute la valeur du film à elle seule. Telle une petite fille naïve, cette femme pourtant intelligente exprime à cet instant tout l'inconscient d'un pays : "ce qui serait le mieux, en ce moment, ce serait un maître autoritaire qui serait très bon, gentil et juste".


Question : le film est très fort par le sentiment qu'il donne de l'impuissance de Fassbinder à répondre aussi bien au terrorisme qu'à la réaction vengeresse de son amant ou de sa mère. L'image des deux amants s'écroulant dans une étreinte, en larmes, dans le noir suggérerait presque qu'il y'a plus qu'à pleurer. On voit bien l'attitude politique de Fassbinder mais son message politique est nettement moins clair.

E. B. : Son attitude est effectivement très belle. Il témoigne avec sincérité de son impuissance. Il se met en crise mais, en même temps, il se sent requis pour répondre. Ne pas savoir que répondre c'est le début de la politique. Si on travaille, comme artiste ou politicien, c'est pour être à l'écoute. Il ne s'agit pas d'une modestie de l'impuissance mais, pour Fassbinder, d'une chance de remettre les choses à plat et de répondre.

Il exagère cette reconnaissance d'une crise par la martyrologie qui consiste à se représenter comme un tyran domestique. Il exagère son personnage. Cette petite tyrannie est comme un reflet des deux discussions avec sa mère et son amant : œil pour œil dent pour dent. Son amant et sa mère tiennent un discours de déraison qui se fonde sur la déraison de l'ennemi.
Ce qui vient d'abord c'est la réponse alors que cette crise devrait conduire à interroger les démocrates sur ce qu'ils sont.

Il y a bien double scandale : le terrorisme est un scandale mais l'habituelle réponse n'est pas moins scandaleuse. La première attitude de Fassbinder est, selon le mot de Kafka, de "faire un bond hors du rang des assassins".

Poser le scandale de la réponse donnée ici par les démocrates est la première réponse politique. Il y a aussi et surtout geste de cinéma.

Le film est construit selon des séries de montages parallèles entre le dîner avec son amant et la discussion avec sa mère. Le montage parallèle semble dire : " tout est égal à tout ". Il répondrait alors à la même logique que celle de "œil pour œil dent, pour dent " ...ou du vin mélangé au coca comme on voit faire son amant. Les articulations du montage ou plutôt ses raccourcis sont comme les raccourcis du discours de l'opinion. Face à la racaille réponse de type racaille.

En se plaçant au centre de son dispositif, Fassbinder affirme toutefois que ces équivalences ne tiennent pas, que les choses ne se valent pas. Il casse la logique de l'équivalence, remplace les équations mathématiques, les équivalences logique et les égalités. La question du terrorisme m'est posée à moi. Je ne suis pas peu de chose, je suis institué dans son identité avec cette question là.

Dès le début, dès le coup de téléphone, Fassbinder affirme son existence "C'est moi Fassbinder". Pourquoi le film commence donc par ce flash-back d'un remords d'une interview que l'on voit juste après ? Il ne pourrait s'agir que d'un repentir, suite à l'actualité pressente, à l'égard de son entretien qui ne concerne que le domaine privé du mariage. Fassbinder y délivre en effet un message assez conventionnel qu'il a du déjà débiter des centaines de fois (tellement il y apparaît las) comme quoi il ne s'agit pas tant, dans ses films, d'être pour ou contre le mariage mais de permettre au spectateur de faire un état des lieux de sa propre relation de couple quitte à la rompre.

Le repentir serait alors didactique, dicté par une volonté de sérieux de ne parler que du grand sujet actuel sans le polluer par de petits problèmes. On peut y voir aussi une anticipation sur sa propre vie de couple, de sa vulnérabilité à l'extérieur.

Mais on peut y voir plus sûrement la volonté de Fassbinder de vouloir se réassurer comme maître de son dispositif de mise en scène.

Son analyse du terrorisme est qu'il produit un espace de panique (plus que de paranoïa), que l'on est terrorisé comme par les terroristes. Si Fassbinder se sent enjoint de répondre, c'est pour montrer qu'il convient de prendre le temps de réfléchir et de travailler à produire une réponse : c'est bien le sens de son travail de montage parallèle, de sa façon de se montrer au travail avec le magnétophone, ou de la citation de Freud escamotée sur le rapport du travail avec la santé.

Question : Il n'en reste pas moins que Fassbinder apparaît répugnant et tyrannique

E. B. : La star se met en position de faiblesse. Il refuse la hâte de donner une réponse, hâte de savoir ce qu'il représente. Cette volonté de se réfugier dans une posture où l'on serait sur de soi, c'est celle de sa mère qui se redresse sur elle-même quand elle croit avoir trouvé la solution.

Question : On peut voir aussi dans sa rétractation à l'interview un écho de ce que dit sa mère sur la différence entre une parole publique et une parole privée. Il ne souhaitait alors pas engager sa voix publique sur un domaine privé.

E. B. : Pas sur. Nous ne sommes pas chez Pialat par exemple où la vérité de la situation est dans le corps. Pour Pialat dans un monde sans idéologie, la réponse est du coté de l'intime. La vérité n'est pas ce qui se fait mais ce que ça me fait dans mon corps. Fassbinder ne sépare pas l'intime du public.

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