En convalescence chez ses parents à Rouen après l’opération d’une boule tuberculeuse - maladie déclarée durant son stage sur le tournage de French Cancan de Jean Renoir, en décembre 1954 c’est loin de Paris, entre janvier et mars 1955, que Rivette écrit et envoie sa célèbre « Lettre sur Rossellini », qui est un peu plus qu’une critique de Voyage en Italie. Son ami François Truffaut est alors son interlocuteur principal aux Cahiers du cinéma, qui lui renvoie épreuves et corrections, et se bat pour sa parution malgré la longueur inhabituelle du texte, dérangeant les sommaires prévus (« après une bagarre épouvantable qui vient de s’achever il y a un quart d’heure, ton papier passera dans le numéro d’avril », lettre du 21-22 mars 1955). C’est encore Truffaut qui semble lui suggérer le titre définitif (lettre du 25 février), et qui lui transmet les éloges de Rossellini lui-même, d’André Bazin, ou d’Éric Rohmer selon qui le texte « enfonce les portes du sublime »
“L’ordonnance couvre. L’ordre règne .” [1]
Vous n’estimiez guère Rossellini ; vous n’aimez pas, me dit-on, Voyage en Italie ; tout semble en ordre. Mais non ; votre refus n’est pas si assuré que vous ne cherchiez l’avis des rosselliniens ; ceux-ci vous agacent, vous inquiètent, comme si vous n’aviez pas si bonne conscience de votre goût. Quel étrange procédé !
Mais laissons ce ton badin. Oui, j’admire tout spécialement le dernier film de Rossellini (le dernier du moins que nous ayons vu). Pour quels motifs ? Ah, voilà qui devient aussitôt plus difficile ; je ne peux invoquer devant vous le transport, l’émotion, la joie : c’est un langage que vous n’admettez guère en preuve ; le comprenez-vous du moins, je l’espère. (Et sinon, Dieu vous y mette.)
Encore un coup, changeons de ton pour vous complaire. La maîtrise, la liberté, voici des mots que vous pouvez entendre ; car nous avons bien là le film où Rossellini affirme le mieux sa maîtrise, et comme en tout art, par le plus libre exercice de ses moyens ; j’y reviendrai. J’ai mieux à dire, auparavant, et qui doit vous toucher davantage : s’il est un cinéma moderne, le voilà. Mais il vous faut encore des preuves.
1. - Si je tiens Rossellini pour le cinéaste le plus moderne, ce n’est pas sans raisons ; ce n’est pas non plus par raison. Il me semble impossible de voir Voyage en Italie sans éprouver de plein fouet l’évidence que ce film ouvre une brèche, et que le cinéma tout entier y doit passer sous peine de mort. (Oui, qu’il n’y a désormais d’autre chance de salut pour notre misérable cinéma français qu’une bonne transfusion de ce jeune sang). Ce n’est, on le voit, qu’un sentiment personnel. Et je voudrais prévenir aussitôt un malentendu : car il est d’autres œuvres, d’autres auteurs qui ne sont sans doute pas moins grands que celui-ci ; mais, comment dirai-je, moins exemplaires : j’entends qu’arrivés à ce point de leur carrière, leur création semble se fermer sur elle-même, ce qu’ils font vaut pour elle et dans ses perspectives. Voilà certainement l’aboutissement de l’art, qui ne doit plus de comptes qu’à lui-même et, passé les tâtonnements et les recherches, décourage les disciples en isolant les maîtres : leur domaine meurt avec eux, comme les lois, les méthodes qui y avaient cours. Vous reconnaissez là Renoir, Hawks, Lang et, d’une certaine façon, Hitchcock ; Le Carrosse d’or pourra provoquer des copies confuses, il ne peut susciter d’école ; les premières ne sont possibles que par la présomption et l’ignorance, et les vrais secrets sont si bien cachés sous le jeu des boîtes successives, qu’il y faudrait sans doute pour les démêler autant d’années qu’en compte maintenant la carrière de Renoir ; ils se confondent avec les avatars et les progrès depuis trente ans d’une intelligence créatrice exceptionnellement curieuse et exigeante. L’œuvre de jeunesse, ou de la première maturité, garde en son élan, ses bondissements, l’image des mouvements de la vie journalière ; traversée d’un autre courant, elle est liée au temps et s’en détache mal. Mais le secret du Carrosse est celui de la création, et des problèmes, des épreuves, des gageures qu’elle s’impose pour parfaire un objet et lui donner l’autonomie et le raffinement d’un monde encore inabordé. Quel exemple, sinon celui d’un travail obstiné et discret, qui efface enfin toute trace de son passage ? Mais que pourront jamais retenir peintres ou musiciens des dernières œuvres de Poussin ou Picasso, Mozart ou Stravinsky, - sinon un désespoir salutaire.
À ce point pur, il est permis de penser que Rossellini aussi saura monter (et s’y accoutumer) dans un lustre ou deux ; il n’y est pas encore, osons dire heureusement ; il est temps encore de le suivre, avant qu’en lui-même à son tour l’éternité ; tandis que l’homme d’action vit encore dans l’artiste.
2. - Moderne, affirmais-je ; c’est ainsi que dès les premières minutes de projection de Voyage en Italie, un nom qui, semble-t-il, n’avait rien à faire ici, ne cessa de me tracasser l’esprit : Matisse. Chaque image, chaque mouvement confirmait en moi la secrète parenté du peintre et du cinéaste. C’est ce qu’il est plus simple d’énoncer que de démontrer ; je veux m’y risquer cependant, mais je crains que mes premières raisons ne vous paraissent bien frivoles, et les suivantes obscures ou spécieuses.
Il suffit d’abord de voir : tout au long de la première partie, constatez ce goût des larges surfaces blanches, juste rehaussées d’un trait net, d’un détail presque décoratif ; si la maison est neuve et d’aspect tout moderne, c’est bien sûr que Rossellini s’attache d’abord aux choses contemporaines, à la forme la plus récente de notre cadre et de nos mœurs ; c’est aussi par simple délectation visuelle. Cela peut surprendre de la part d’un réaliste (et même néoréaliste) ; pourquoi, grand Dieu ? Réaliste, Matisse l’est aussi, que je sache ; l’économie d’une matière agile, l’attrait de la page blanche et chargée d’un seul signe, de la plage vierge ouverte à l’invention du trait juste, tout cela me semble d’un réalisme de meilleur aloi que les surcharges, les grimaces, le pompiérisme pseudo-russe de Miracle à Milan ; tout cela, loin de desservir le propos du cinéaste, lui donne un accent neuf, actuel, qui nous atteint dans notre sensibilité la plus récente et la plus vive ; tout cela touche en nous l’homme moderne, et témoigne déjà sur l’époque aussi précisément que le récit ; tout cela traite déjà de l’honnête homme de 1953 ou 4 : c’est déjà le sujet.
3. - Sur la toile, une courbe volontaire cerne sans la figer la couleur la plus vive ; une ligne rompue, unique cependant, encercle une matière miraculeusement vivante, comme prise intacte à son origine. Sur l’écran, une longue parabole, souple et précise, guide et retient chaque séquence, puis se referme sur elle avec exactitude. Pensez à n’importe quel film de Rossellini : chaque scène, chaque épisode vous reviendront à la mémoire non comme une succession de plans et de cadrages, une suite plus ou moins harmonieuse d’images plus ou moins éclatantes, mais comme une large phrase mélodique, une arabesque continue, un seul trait implacable qui conduit sûrement les êtres vers ce qu’ils ignorent encore et enclot dans sa trajectoire un univers frémissant et définitif ; que ce soient un fragment de Paisa, un fioretti de François d’Assise, une « station » d’Europe 51, ou le tout même de ces films, la symphonie en trois mouvements d’Allemagne année zéro, la ligne ascendante obstinée du Miracle [2] ou de Stromboli (les métaphores musicales viennent aussi spontanément que les picturales) - toujours le regard inlassable de la caméra joue le rôle du crayon, un dessin temporel se poursuit sous nos yeux (et rassurons-nous, sans ralenti qui prétende à nous instruire en décomposant tout exprès pour nous l’inspiration du Maître) ; nous vivons suivant son progrès jusqu’à l’estompage final, jusqu’à ce qu’il se perde dans la durée comme il avait surgi de la blancheur de la toile. Car il y a les films qui commencent et qui finissent, qui ont un commencement et une fin, qui mènent un récit depuis son premier terme jusqu’à ce que tout soit rentré dans l’ordre et l’apaisement, qu’il y ait des morts, un mariage ou une vérité ; il y a Hawks, Hitchcock, Murnau, Ray, Griffith. Et il y a les films qui n’ont rien de cela, et retournent au temps comme les fleuves à la mer ; et qui ne nous proposent à la fin que les images les plus banales : des fleuves qui coulent, des foules, des armées, des ombres qui passent, des rideaux qui tombent à l’infini, une fille qui danse jusqu’à la fin des temps ; il y a Renoir et Rossellini. À nous de prolonger ensuite en silence ce mouvement redevenu secret, cette courbe dissimulée, rentrée sous terre : nous n’en avons pas fini avec elle.
(Bien sûr, tout cela est arbitraire, et vous avez raison : les premiers se prolongent aussi, mais pas tout à fait de la même façon, me semble-t-il : ils satisfont l’esprit, leurs remous nous allègent, au lieu que les autres nous chargent et nous alourdissent. Voilà ce que je voulais dire.)
Et il y a les films qui rejoignent le temps dans une immobilité douloureusement maintenue ; qui s’épuisent sans faillir dans la station périlleuse à une cime comme irrespirable ; cela, c’est le Miracle, c’est Europe 51.
4. - Est-il trop tôt pour de tels élans ? Un peu tôt, j’en ai peur ; revenons donc sur terre, et puisque vous le désirez, parlons cadrages : mais ce déséquilibre, cet écart des centres de gravité coutumiers, cette apparente incertitude qui vous choquent si fort secrètement, permettez-moi d’y retrouver encore la même empreinte, l’asymétrisme de Matisse, la « fausseté » magistrale de la composition, calmement décentrée, qui choque aussi le premier coup d’œil et ne révèle qu’ensuite son équilibre secret, où les valeurs jouent autant que les lignes, et qui donne à chaque toile ce mouvement discret, comme ici à chaque moment ce dynamisme retenu, la pente profonde de tous les éléments, toutes les courbes et les volumes de l’instant, vers le nouvel équilibre, le nouveau déséquilibre de la seconde prochaine vers la suivante ; et nous pourrions doctement nommer cela un art du successif dans la composition (ou bien, de la composition successive), qui, au contraire de toutes les recherches statiques qui étouffent le cinéma depuis plus de trente ans, me semble avec bon sens la seule invention plastique permise au cinéaste.
5. - Je n’insiste plus : tout parallèle est vite fastidieux, je crains que celui-ci ait déjà trop duré : puis qui peut-il convaincre que qui le vérifie lui-même aussitôt que formulé ? Permettez-moi juste une dernière remarque - sur le Trait : la grâce et la gaucherie indissolublement liées. Saluez ici et là une grâce jeune, brusque et raidie, maladroite et dont l’aisance pourtant déconcerte, celle même à mes yeux de l’adolescence, de l’âge ingrat, où les gestes les plus bouleversants, les plus réussis jaillissent ainsi par surprise d’un corps guindé par une gêne aiguë. Matisse et Rossellini affirment la liberté de l’artiste, mais vous ne vous y trompez pas : une liberté surveillée, construite, où l’architecture première se dissipe enfin dans l’esquisse.
Car il faut ajouter ce trait, qui résumera tous les autres : le sens commun de l’ébauche. L’esquisse plus vraie, plus détaillée que le détail et la copie la plus minutieuse, la mise en place plus vraie que la composition, voilà de ces miracles où éclate la vérité souveraine de l’invention, de l’idée mère qui n’a qu’à paraître pour régner, sommairement tracée à grands traits essentiels, maladroits et hâtifs, mais qui résument vingt études poussées. Car c’est bien dans ces films rapides, improvisés avec des moyens de fortune et tournés dans la bousculade que l’image laisse souvent deviner, que se trouve la seule peinture réelle de notre temps : et ce temps aussi est une ébauche ; comment ne pas reconnaître soudain l’apparence fondamentalement esquissée, mal composée, inachevée de notre existence quotidienne ; ces groupes arbitraires, ces réunions tout théoriques d’êtres rongés par l’ennui et la lassitude, comme nous les reconnaissons, comme ils sont l’image irréfutable, accusa¬trice, de nos sociétés hétéroclites, sans harmonie, désaccordées. Europe 51, Allemagne année zéro, et ce film qui pourrait s’intituler Italie 53 comme Paisà était déjà Italie 44, voilà notre miroir, qui ne nous flatte guère : espérons encore que ce temps, fidèle à son tour à l’image de ces films fraternels, s’oriente en secret vers un ordre profond, vers une vérité qui lui donnera sens et justifiera à la fin tant de désordre et de hâte confuse.
6. - Ah, voilà qui commence à inquiéter : l’auteur montre le bout de l’oreille ; j’entends murmurer déjà : esprit de chapelle, fanatisme, intolérance. Mais cette liberté fameuse, et tant clamée, liberté d’expression, mais d’abord liberté de tout exprimer de soi, qui la mène plus loin ? - Jusqu’à l’impudeur, s’exclame-t-on alors ; car le plus étrange est que l’on se plaint encore, et ceux-là précisément qui la revendiquent le plus haut pour quelles fins ? libération de l’homme ? je veux bien, mais de quelles chaînes ? Que l’homme est libre, c’est ce que l’on apprend au catéchisme, c’est ce que montre tout simplement Rossellini ; et son cynisme est celui du grand art). Notre ami M. [3] dit joliment : « Voyage en Italie, c’est les Essais de Montaigne » ; il paraît que ce n’est pas un compliment ; permettez-moi d’en juger autrement, et de m’étonner enfin que notre siècle, que rien ne saurait plus choquer, feigne de se scandaliser de ce qu’un cinéaste ose parler de soi sans contrainte ; il est vrai que les films de Rossellini sont de plus en plus uniment des films d’amateur, des films familiaux ; Jeanne au bûcher n’est pas une transposition cinématographique du célèbre oratorio, mais le simple film-souvenir d’une représentation de celui-ci par sa femme, comme La Voix humaine était d’abord l’enregistrement d’une performance d’Anna Magnani ; (le plus étrange est que Jeanne au bûcher, comme La Voix humaine, est pourtant un vrai film où l’émotion n’a rien de théâtral ; mais ceci nous entraînerait loin). Ainsi l’épisode de Siamo donne [4] n’est que le récit d’une journée de la même Ingrid Bergman ; ainsi Voyage en Italie offre une fable trans¬parente, et George Sanders un visage qui ne dissimule guère celui même du cinéaste (un peu terni sans doute, mais c’est humilité). - Voilà qu’il ne filme plus ses idées seulement, comme dans Stromboli ou Europe 51, mais sa vie la plus quotidienne ; mais cette vie est « exemplaire », dans l’acception la plus goethéenne : que tout y soit enseignement, et tout aussi bien l’erreur ; et la relation d’un après-midi mouvementé de Madame Rossellini n’est pas plus frivole dans cet ensemble que le long récit que nous fait Eckermann de cette belle journée du 1" mai 1825 où Goethe et lui-même s’exercèrent au tir à l’arc. - Et voici là son pays, sa ville ; mais un pays privilégié, une ville exceptionnelle, gardant intactes l’innocence et la foi, vivant de plain-pied dans l’éternel ; une ville providentielle ; et voici du même coup le secret de Rossellini, qui est de se mouvoir avec une liberté continue et d’un seul et simple mouvement, dans l’éternel visible : le monde de l’incarnation ; mais que le génie de Rossellini ne soit possible que dans le christianisme, c’est un point sur lequel je n’insisterai pas, puisque Maurice Schérer, mieux que je ne saurais le faire, l’a développé déjà dans une revue, s’il m’en souvient, les Cahiers du cinéma [5].
7. - Une telle liberté, plénière, extravagante, où l’extrême licence n’est jamais aux dépens de la rigueur intérieure, est une liberté conquise ; je dirai mieux, méritée. Cette idée de mérite est bien neuve, je le crains, et surprenante pour être claire ; et ensuite, méritée comment ? -À force de méditation, d’approfondissement d’une pensée ou d’un accord central ; à force d’enracinement de ce germe prédestiné dans la terre concrète qui est aussi la terre intellectuelle (« qui est la même que la terre spirituelle ») ; à force d’obstination, qui autorise ensuite tout abandon aux hasards de la création, et y pousse même notre malheureux auteur ; une fois encore, l’idée s’est faite chair, l’œuvre, la vérité à venir se sont faites la vie même de l’artiste, qui ne peut plus désormais rien faire qui s’évade de ce pôle, de ce point magnétique. - Et nous aussi désormais, j’en ai peur, nous ne pourrons plus guère sortir de ce cercle central, de ce refrain fondamental repris en chœur ; que le corps est âme, l’autre moi-même, l’objet vérité et message ; nous voici pris aussi à ce lieu où le passage d’un plan à l’autre est perpétuel et infiniment réciproque ; où les arabesques de Matisse ne sont pas seulement invisiblement liées à leur foyer, ne le figurent pas seulement, mais sont ce feu même.
8. - Cette position a d’étranges récompenses ; mais permettez-moi un détour encore, qui comme tous les détours aura l’avantage de nous mener plus vite où je vous veux conduire. (Et puis il devient évident que je ne cherche pas à tenir un raisonnement suivi, mais que je m’obstine plutôt à répéter la même chose de différentes façons ; à l’affirmer sur différents claviers.) J’ai parlé déjà tout à l’heure du regard de Rossellini ; je l’ai même, je crois, comparé un peu vite au crayon obstiné de Matisse ; il n’importe, on ne peut trop insister sur l’œil du cinéaste (et qui doute que là d’abord ne réside son génie ?), et surtout sur sa singularité ; ah il ne s’agit guère de Ciné-œil, d’objectivité documentaire et autres balivernes ; je voudrais vous faire toucher (du doigt) les véritables pouvoirs de ce regard : qui n’est peut-être pas le plus subtil, c’est Renoir, ni le plus aigu, Hitchcock, mais le plus actif ; et ce n’est pas non plus qu’il s’attache à quelque transfiguration des apparences, comme Welles, ni à leur condensation, comme Murnau, mais à leur capture : une chasse de chaque instant, à chaque instant périlleuse, une quête corporelle (et donc spirituelle ; une quête de l’esprit par le corps), un mouvement incessant de prise et de poursuite qui confère à l’image je ne sais quoi de victorieux et d’inquiet tout à la fois : l’accent même de la conquête. - (Mais sentez, je vous prie, ce qu’il y a en celle-ci de différent ; ce n’est pas quelque conquête païenne, les exploits de quelque général mécréant ; sentez-vous ce qu’il y a de fraternel en ce mot, et de quelle conquête il s’agit ? Ce qu’il y entre d’humilité, de charité ?)
9. - Car « j’ai fait une découverte » : il y a une esthétique de la télévision ; ne riez pas, ce n’est pas là, bien sûr, ma découverte ; et ce qu’est cette esthétique, (ce qu’elle commence à être), je l’apprenais encore récemment dans un article d’André Bazin que vous avez lu comme moi dans le numéro colorié des Cahiers du cinéma [6] (excellente revue, décidément) ; mais voilà ce que j’ai vu : c’est que les films de Rossellini, quoique pelliculaires, sont eux aussi soumis à cette esthétique du direct, avec ce que cela comporte de gageure, de tension, de hasard et de providence ; (et c’est déjà une première explication du mystère de Jeanne au bûcher, où chaque changement de plan semble prendre les mêmes risques, et provoque la même angoisse que chaque changement de caméra). Et nous voilà, par le film cette fois, tapis dans l’ombre, retenant notre souffle, le regard suspendu à l’écran qui nous accorde enfin de tels privilèges : épier notre prochain avec l’indiscrétion la plus choquante, violer impunément l’intimité physique des êtres, soumis sans le savoir à notre guet passionné ; et du même coup, le viol immédiat de l’âme. Mais il faut, juste châtiment, subir aussitôt l’angoisse de l’attente, l’idée fixe de ce qui doit venir après ; quel poids de temps soudain donné à chaque geste ; on ne sait ce qui va être, quand, comment ; on pressent l’événement, mais sans le voir progresser ; tout y est accident, aussitôt inévitable ; le sentiment même de l’avenir, dans la trame impassible de ce qui dure. Voilà, dites-vous, des films de voyeur ? - ou de voyant.
10. - Que voici un mot dangereux, auquel on a fait dire bien des sottises, et qui ne me plaît guère à écrire ; il vous faut encore une définition. Mais comment nommer autrement cette faculté de voir à travers les êtres et les choses l’âme ou l’idée qu’elles portent, ce privilège d’atteindre par les apparences le double qui les suscite ? (Rossellini serait-il platonicien ? - Pourquoi non, il pensait bien filmer Socrate.)
Car la projection suivant son cours, ce n’est plus au bout d’une heure à Matisse que je pensais, mais, excusez-moi, à Goethe : l’art de lier d’abord en pensée l’idée à la matière, de la confondre avec son objet par les vertus de la méditation ; mais qui le décrit à voix haute nomme aussitôt l’idée à travers lui. - II y faut bien sûr plusieurs conditions : et non seulement cette concentration première, cette intime macération du réel qui sont le secret de l’artiste et auxquelles nous n’avons pas accès ; et d’ailleurs cela ne nous regarde pas. Puis la netteté dans la présentation de cet objet, secrètement engrossé ; la lucidité et la franchise ; (la fameuse « description objective » de Goethe). Ceci ne suffit pas encore ; c’est ici qu’entre en jeu l’ordonnance, non, l’ordre même, cœur de la création, dessin du créateur ; ce que l’on appelle modestement en termes de métier la construction (et qui n’a rien à voir avec l’assemblage en vogue, et obéit à d’autres lois) ; l’ordre enfin, qui, donnant rang selon ses mérites à chaque apparence, dans l’illusion de leur simple succession, oblige l’esprit à concevoir une autre loi que le hasard à leur sage apparition.
Cela, le récit, film ou roman, dès qu’il est grand, le sait déjà ; les romanciers, les cinéastes, de longue date, Stendhal et Renoir, Hawks et Balzac, savent faire de la construction la part secrète de leur œuvre. Le cinéma pourtant boudait l’essai (je reprends le mot d’A.M.) et reniait ses francs-tireurs malheureux, Intolérance, La Règle du jeu, Citizen Kane. Il y avait Le Fleuve, premier poème didactique : il y a maintenant Voyage en Italie, qui, avec une netteté parfaite, offre enfin au cinéma, jusqu’alors obligé au récit, la possibilité de l’essai.
11 - L’essai, depuis plus de cinquante ans, est la langue même de l’art moderne ; il est la liberté, l’inquiétude, la recherche, la spontanéité ; il a peu à peu, Gide, Proust, Valéry, Chardonne, Audiberti, tué sous lui le roman ; depuis Manet et Degas il règne sur la peinture, et lui donne sa démarche passionnée, l’allure de la poursuite et de l’approche. - Mais vous souvenez-vous de ce groupe fort sympathique qui, il y a quelques années, s’était donné je ne sais plus quel nombre pour objectif, et ne cessait de réclamer la « libération » du cinéma ; rassurez-vous, il ne s’agissait pas pour une fois du progrès de l’homme ; simplement on souhaitait au septième art un peu de cet air plus léger où florissent ses aînés ; tout venait d’un bon sentiment. Il paraît cependant que certains parmi les survivants n’apprécient pas du tout Voyage en Italie ; cela semble incroyable. Car voilà un film qui est à la fois presque tout ce qu’ils appelaient de leurs vœux : essai métaphysique, confession, carnet de route, journal intime, - et ils ne l’ont pas reconnu. C’est une histoire morale que je tenais à vous conter tout au long.
12 - Je ne vois à cela qu’un motif ; je crains bien d’être méchant, (mais la méchanceté, semble-t-il, est au goût du jour) : c’est la peur maladive du génie qui règne en cette saison. La mode est à la subtilité, aux raffinements, aux jeux de princes de l’esprit ; Rossellini n’est pas subtil, mais prodigieusement simple. Elle est encore à la littérature : qui sait pasticher Moravia a du génie ; et chacun s’ex¬tasie sur les brouillons d’un Soldati, d’un Wheeler, d’un Fellini (nous parlerons une autre fois du sieur Zavattini) ; le rabâchage, l’ennui passent sous le compte d’épaisseur romanesque, ou de sens de la durée ; l’inaction, la veulerie sont le fin de la subtilité psycho¬logique. - Rossellini tombe dans ce marécage comme le pavé de l’ours ; on se détourne avec des moues réprobatrices de ce paysan du Danube. Rien en effet de moins littéraire ou romanesque : Rossellini n’aime guère raconter, encore moins démontrer ; qu’a t-il à faire des malhonnêtetés de l’argumentation : le dialectique est une fille qui couche avec le tout-venant de la pensée, et s’offre à tous les sophismes ; et les dialecticiens sont des canailles. –Ses héros ne prouvent rien, ils agissent ; pour François d’Assise, la sainteté n’est pas une belle pensée. S’il arrive à Rossellini de vouloir défendre une idée, il n’a d’autre moyen pour nous convaincre qu’agir égale ment, créer, filmer ; la thèse d’Europe 51, absurde à chaque nouvel épisode, nous bouleverse cinq minutes après, et chaque séquence est avant tout le Mystère de l’incarnation de cette pensée : nous nous refusons au déroulement thématique de l’intrigue, nous capitulons devant les larmes de Bergman, devant l’évidence de ses actes et de sa souffrance : à chaque scène le cinéaste accomplit le théoricien en le multipliant par la plus grande inconnue. Mais ici, plus la moindre entrave : Rossellini ne démontre pas, il montre.
Et nous avons vu : que tout en Italie porte sens, que l’Italie tout entière est leçon et participe à un dogmatisme profond, que l’on s’y trouve soudain au domaine de l’esprit et de l’âme, voilà qui n’est peut-être pas du règne des vérités pures, mais qui est bien par le film de celui des vérités sensibles, qui sont encore plus vraies. Il ne s’agit plus de symboles, et nous sommes déjà en route vers la grande allégorie chrétienne. Tout ce que rencontre maintenant le regard de cette femme égarée, perdue au royaume de la grâce, ces statues, ces amants, ces femmes grosses qui lui font partout un obsédant cortège, puis ces gisants, ces crânes, ces bannières enfin, cette procession d’un culte presque barbare. tout rayonne à présent d’une autre lumière, tout s’affirme autre chose ; voilà visiblement sous nos regards la beauté, l’amour, la maternité, la mort, Dieu.
13. -Toutes notions bien démodées ; mais les voilà pourtant visibles ; il n’y a plus qu’à se voiler la face, ou s’agenouiller.
II est un instant chez Mozart où la musique semble ne plus se nourrir que d’elle-même, de l’obsession d’un accord pur, tout le reste n’étant qu’approches, approfondissements successifs, et retours de ce lieu suprême où le temps est aboli. Tout art n’atteint peut-être son accomplissement que dans la destruction passagère de ses moyens, et le cinéma n’est jamais plus grand que dans certains instants qui dépassent et suppriment brusquement le drame : je pense aux tournoiements fiévreux de Lillian Gish, à l’immobilité prodigieuse de Jannings, aux admirables repos du Fleuve, à la scène nocturne, éveils et sommeils, de Tabou ; à tous ces plans que les plus grands savent ménager au centre d’un western, d’un policier, d’une comédie, où le bref regard sur soi-même du héros abolit soudain le genre (et surtout à ces deux confessions de Bergman et Anne Baxter, ces deux longs retours sur soi des héroïnes qui sont le centre exact et le noyau d’Under Capricorn et I Confess). Où veux-je en venir ? À ceci : rien ne marque mieux chez Rossellini le grand cinéaste que ces larges accords que sont au milieu de ses films tous les plans de regards ; que ce soient ceux du jeune garçon sur les ruines de Berlin, ceux de Magnani sur la montagne du Miracle, ceux de Bergman sur la banlieue romaine, sur l’île de Stromboli, sur toute l’Italie enfin ; (et chaque fois les deux plans, celui de la femme qui regarde, puis son regard ; et parfois, les deux confondus) ; une note haute est brusquement atteinte, qu’il n’est plus que de tenir par d’infimes modulations et de perpétuels retours à la dominante ; (connaissez-vous la Cantate 1952 de Stravinsky ?) ; ainsi les strophes successives des Fioretti s’enchaînent sur la basse (déchiffrable) de la charité. - Ou c’est au cœur du film ce moment où les personnages vivent sur leur fond, et se cherchent sans succès visible ; ce vertige de soi qui les saisit, comme au centre de la symphonie la propre délectation par soi-même de la note fondamentale ; d’où vient la grandeur de Rome ville ouverte, de Paisà, sinon de ce brusque repos des êtres, de ces essais immobiles face à face de l’impossible fraternité ; de cette lassitude soudaine qui les paralyse une seconde au sein même de l’action. La solitude de Bergman est au centre de Stromboli comme d’Europe 51 : elle tourne vainement, sans progrès apparent ; elle avance cependant sans le savoir, par l’usure même de l’ennui et du temps, qui ne pourront résister à un effort si prolongé, un retour si obstiné sur sa déchéance, une lassitude si peu lasse, si active, si impatiente, et qui finira bien par vaincre ce mur d’inertie et d’abandon, cet exil du vrai royaume.
14. - L’œuvre de Rossellini « n’est pas gaie » : elle est même profondément sérieuse et se refuse totalement à la comédie ; et j’imagine que Rossellini condamnerait le rire avec la même catholique virulence que Baudelaire ; (et le catholicisme non plus n’est pas gai, malgré les bons apôtres. Dov’è la libertà... ? doit être, de ce point de vue, bien curieux à voir [7]). Que dit-il inlassablement ? Que les êtres sont seuls, et d’une solitude irréductible ; que nous n’avons d’autrui qu’une ignorance totale, sauf miracle ou sainteté ; que seule la vie en Dieu, en son amour et en ses sacrements, seule la communion des saints peuvent nous permettre de rencontrer, de connaître, de posséder un autre être que soi seul ; et que l’on ne se connaît et possède soi-même qu’en Dieu. À travers tous ces films, les destinées humaines tracent des courbes séparées, qui ne se croisent que par accident ; face à face hommes et femmes s’enferment en eux-mêmes et poursuivent leur monologue obsessionnel ; relation de « l’univers concentrationnaire [8] » des hommes sans Dieu.
Mais Rossellini n’est pas seulement chrétien, mais catholique ; c’est-à-dire charnel jusqu’au scandale ; on se souvient de celui du Miracle ; mais le catholicisme est par vocation une religion scandaleuse ; que notre corps aussi participe au mystère divin, à l’image de celui du Christ, voilà qui n’est pas du goût de tout le monde, et il y a décidément dans ce culte, qui fait de la présence charnelle l’un de ses dogmes, un sens concret, pesant, quasi sensuel, de la matière et de la chair, qui répugne fort aux purs esprits : leur « évolution intellectuelle » ne leur permet plus de participer à d’aussi grossiers mystères. Et puis le protestantisme est davantage à la mode, particulièrement chez les sceptiques et les libertins ; voilà une religion plus intellectuelle, un peu abstraite, qui vous pose aussitôt son homme ; les ascendances huguenotes dorent un blason à coup sûr. - Je ne suis pas près d’oublier avec quelles mines dégoûtées certains parlaient il n’y a pas si longtemps des pleurs et des reniflements de Bergman dans Stromboli. Et il faut le reconnaître, cela va (Rossellini va souvent) jusqu’aux limites de ce que l’on peut soutenir, de ce qui est décemment admissible, jusqu’au bord de l’impudeur. La direction de Bergman y est toute conjugale, et se fonde sur la connaissance intime de l’actrice moins que de la femme ; disons aussi que notre petit monde du cinéma admet mal une telle idée de l’amour, qui n’a rien là de fou ni de joyeux, une conception si sérieuse et véritablement charnelle (ne craignons pas de répéter ce mot) d’un sentiment que se disputent plutôt aujourd’hui l’angélisme et l’érotisme, quand ils ne font pas ménage ensemble ; et nos Dolmancé [9] de s’offusquer de sa représentation (ou même seulement de son image en filigrane, à travers le visage de l’épouse soumise), comme de quelque obscénité tout étrangère à leurs plaisantes, légères - et si modernes - foucades.
15. - Brisons là ; mais comprenez-vous maintenant ce qu’est cette liberté : celle de l’âme fervente, au sein de la providence et de la grâce, qui jamais ne l’abandonnent dans ses tribulations, la sauvent des périls et des erreurs et font tourner toute épreuve à sa gloire. Rossellini a l’œil d’un moderne, mais aussi l’esprit : il est le plus moderne de nous tous ; c’est toujours le catholicisme qui est ce qu’il y a de plus moderne.
Vous êtes las de me lire ; je commence à l’être de vous écrire, ma main du moins se lasse ; car j’aurais voulu vous dire bien des choses encore. Une suffira : la nouveauté saisissante du jeu, qui est ici comme éteint, tué au fur et à mesure par une exigence plus haute : tous les gestes, les élans, tous les flamboiements doivent céder à cette contrainte intime qui les oblige à s’effacer et s’écouler dans la même humilité hâtive, comme pressée d’aller au terme et d’en finir. Cette façon de vider les acteurs doit les révolter souvent, mais il est un temps pour les écouter, et un autre pour les faire taire. Si vous voulez mon opinion, je crois que tel est le vrai jeu du cinéma de demain. Comme nous avons aimé pourtant la comédie américaine, et tant de petits films dont le charme était presque tout dans l’invention jaillissante des mouvements et des attitudes, les trouvailles spontanées d’un acteur, les moues gentilles, les plissements de paupière d’une actrice preste et plaisante ; qu’une des fins du cinéma soit cette recherche délicieuse du geste, cela qui était vrai hier, qui l’était encore il y a deux minutes, ne l’est peut-être plus depuis ce film ; il y a là une absence de recherche supérieure à toute réussite, il y a un abandon plus beau que tout élan, un dénuement inspiré plus haut que la plus éblouissante performance de toute diva. Cette allure lasse, cette habitude si profonde de tous les gestes que le corps ne les exalte plus, mais les retient et les garde en soi, voilà le seul jeu que nous pourrons goûter de longtemps ; après cette âcre saveur, toute gentillesse n’est plus que fade et sans mémoire.
16. - Par l’apparition de Voyage en Italie, tous les films ont soudain vieilli de dix ans ; rien de plus impitoyable que la jeunesse, que cette intrusion catégorique du cinéma moderne, où nous pouvons enfin reconnaître ce que nous attendions confusément. N’en déplaise aux esprits chagrins, c’est cela qui les choque ou les importune, qui a raison aujourd’hui, c’est cela qui est vrai en 1955. Voilà notre cinéma, à nous qui nous apprêtons à notre tour à faire des films (vous l’ai-je dit, c’est pour bientôt peut-être [10]) ; j’y ai fait déjà pour débuter une allusion qui vous a intrigué : y aurait-il une école Rossellini ? Et quels seraient ses dogmes ? - Je ne sais si école il y a, mais je sais ce qu’il y faut : il s’agit d’abord de s’entendre sur le sens du mot réalisme, qui n’est pas une technique de scénario, un peu simple, ni un style de mise en scène, mais un état d’esprit ; que la ligne droite est le plus court chemin d’un point à un autre ; (jugez à cette aune vos De Sica, Lattuada, Visconti). Deuxième point : foin des sceptiques, des lucides, des circonspects ; l’ironie et le sarcasme ont fait leur temps ; il s’agit enfin d’aimer assez fort le cinéma pour ne pas goûter beaucoup ce qu’on appelle aujourd’hui de ce nom, et pour en vouloir donner une idée un peu plus exigeante. Vous le voyez, cela ne fait pas un programme, mais peut suffire à vous donner le cœur d’agir.
Voilà une bien longue lettre. Il faut excuser les solitaires ; ce qu’ils écrivent ressemble aux lettres d’amour qui se sont trompées d’adresse. Et puis je crois qu’il n’est pas aujourd’hui de sujet plus pressant.
Un mot encore : j’ai commencé avec une phrase de Péguy : en voici une autre que je vous offre pour conclure : « Le kantisme a les mains pures (Kant et Luther, et toi aussi, Jansen, donnez-vous la main), mais il n’a pas de mains. »
Croyez que je suis toujours votre dévoué,
Jacques Rivette