Formes de l'impermanence

Youssef Ishaghpour

Formes de l'impermanence, Le Style de Yasujiro Ozu. Editeurs : Yellow now en 1994 puis Verdier en 2012. 101 pages au format 14,5 X 18,5 cm

Mu jô : rien constant : l'impermanence. Ce sentiment imprègne, au Japon, le mode de vie, la croyance zen, l'esthétique du moment évanescent et celle de l'intervalle. Il caractérise le style du plus japonais des cinéastes : Yasujiro Ozu. Sans transcendance, ou désir de sortir de la vie ordinaire, au contraire même : compassion douce, calme et délicate à son égard, cette « euphorie de l'extase apathique », cette connaissance de l'impermanence - du Rien comme l'être du monde, qui désubstantialise tout et transforme toute chose en aspect fugace engendre le détachement, l'état de béatitude esthétique : la forme. Attentive à la beauté de ce qui est éphémère, cette connaissance de « ce qui va parce qu'il va », cette conscience de « la dernière fois », rencontre, chez Ozu, l'une des possibilités ultimes du cinéma image fugace et sans substance de ce qu'on voit, de l'impermanence du monde et de la vie ordinaire


La désagrégation de la famille constitue le thème principal de des derniers films d'Ozu. Souvent, on fait poser des personnages pour une photographie. C'est en général un moment de bonheur, le moment d'une réunion familiale. Quelque chose d'en soit mémorable mais destiné à disparaitre, qui ne dure pas, voila pourquoi on la photographie. Et l'impermanence devient la teneur essentielle de ses films. Ainsi le monde donné, positif actuel comme il se présente devant l'appareil, constitue l'objet des films. La "chronique des gens ordinaires" et le vécu de ce monde : la vie de famille, soumise, dans son essence même, au temps en est le thème.

Ozu a commencé par l'américanisme. Il n'aimait pas et n'avait pas vu beaucoup de films japonais. Ceux-ci dépendaient des traditions théâtrales du kabuki. Tandis que le cinéma américain, aussi mythique qu'il fut, semblait reproduire le réel. Ce point de vue extérieur aura été essentiel pour Ozu, lui ayant permis de retrouver par la suite, ce qui lui était propre et ainsi de s'en détacher. Non seulement Ozu, mais les personnages de ses premières œuvres ont vu trop de films américains. On dirait, y compris le réalisateur, une bande de copains jouant au cinéma. D'ailleurs des affiches de films ornent les murs, des remakes  hommages en forme de citation directe ne manquent pas sans parler des films de gangsters à l'américaine, tel Va d'un pas léger (1930) ou Femmes et voyous (1933). Tous les films du début ont pour thème la pauvreté, la misère et mettent en œuvre des conflits, des histoires sinon de véritables drames. Misère et "histoire" vont disparaitre en général, des films de l'après guerre, qui se passent sauf exception, non plus chez les pauvres mais dans les classes moyennes. Lentement, imperceptiblement avec l'apparition tardive de la musique et de la parole, le style d'Ozu se transforme, les conflits s'amenuisent, le cinéma d'action se métamorphose en un cinéma d'état jusqu'a devenir dans les grands films, la vision, l'écoute de l'impermanence.

Attention au temps, mesuré, cadré, comme l'est l'espace. Chaque plan exige la justesse de son cadre, mais aussi de son temps. Chez Ozu,  le cadre sépare. Le cadre distancie et en même temps célèbre ce qu'il cadre. De là une sorte d'archaïsme, semblable aux vielles photographies, chargées encore de leur temps, de leur pose. Les personnages se situent et se meuvent par rapport à des cadres avec leur coordonnées de base, l'horizontal et le vertical. Sa caméra se situe toujours dans une position frontale, à l'extérieur et autour de personnages, sans jamais prendre parti à l'intérieur des relations. Les changements des plans et le montage ne correspondent pas à une dramatisation interne des rapports, et n'exigent donc pas les signes habituels qui établissent ou ponctuent des continuités. En cela aussi, les films d'Ozu différent d'un cinéma d'action et d'évènements... La caméra d'Ozu se place à peu de hauteur du sol ou du plancher, là où la clarté légèrement dorée de la paille du tatami est source de lumière- et elle n'est l'expression de personne. Pour lui le regard n'instaure pas mais accueille, en étant lui même situé dans l'ouvert du monde, et non devant lui dans la séparation d'avec son objet. Ainsi le monde se révèle dans l'ici et maintenant, dans la singularité de chaque moment. Et les personnages ne deviennent pas des types, des idées et des universels singuliers, comme il conviendrait à des intrigues ayant un sens allégorique ou symbolique implicite.

Ozu se sert souvent de courtes musiques légères occidentales ou japonaises qui se répètent le long des films : des mélodies nostalgiques et amères, mais de tempo allègre, correspondant au ton triste et à la fois détaché "aigre doux" de son œuvre.

Dans ses films, Ozu a réalisé radicalement l'une des possibilités limites du cinéma. La réduction du monde à la vie ordinaire, la mise à distance de ce que l'on voit et son esthétisation par le détachement : la beauté de l'impermanence. Certains films de Naruse, on retrouve la même attention à la vie de famille et l'absence de toute dimension dépassant le quotidien et le présent. Mais chez Naruse tout se transforme en psychologie et pend vite la configuration d'un mélodrame, très simple, fait de passion, d'espoir, de résignation, de résistance On découvre rapidement un cinéma de mise en scène et de mouvement et surtout une permanence de contenu : l'histoire de petites peines, de petites gens. Toutes choses sublimées, décantées, mises à distance chez Ozu, pour arriver à ce détachement, cette conscience de l'impermanence.

Les titres purement japonais de ses derniers films. En dehors d'un titre neutre, Récit d'un propriétaire (1947) ou des noms évoquant directement Tokyo : Voyage à Tokyo (1953), Crépuscule à Tokyo (1950) ou un nom de famille, Les sœurs Munakata (1950) ce sont surtout des mots de saison et d'autres semblables, des titres apparemment neutres et des plus ordinaires : Printemps tardif (1949), Eté Précoce (1950), Le gout du riz au thé vert (1952), Printemps précoce (1956), Fleurs d'équinoxe (1958) Bonjour (1959), Herbes flottantes (1959), Fin d'automne (1960), La fin de l'été (Dernier Caprice) (1961), Un après midi d'automne (Le gout du saké) (1962).

On ne trouve dans ses films, ni l'Histoire, ni la société, mais le domaine strictement privé, le noyau sacré de la vie des classes moyennes et de la vie traditionnelle japonaise : la famille. Celle-ci se défaisait en plus par la rencontre avec l'occident, la modernisation, l'émancipation relative des femmes et un changement profond dans l'image et la fonction du père.

L'idée d'impermanence, mu-jô (rien-constant) même dans sa signification bouddhiste, en passant de l'Inde en Chine et au delà u Japon aurait changé. D'un rejet du monde, elle serait devenue un sentiment pathétique de la beauté et du prix de ce qui est éphémère: cette conscience de "la dernière fois" si fréquente dans les films d'Ozu. "L'impermanence est la bouddhéité; l'épanouissement des fleurs, la chute des feuilles, voila justement le réel, a dit Dôgen, le maitre japonais du zen.

Mais la beauté de l'impermanence fascine les japonais de longue date, bien avant l'introduction du zen, à la fin du XIIe siècle. Essentielle déjà dans le Dit de Gengi: c'est une attention aigue aux moments, aux aspects changeants de la nature, et une prédominance exclusive sur la vie, d'une attitude esthétique et formaliste... Ce n'est pourtant pas cette esthétique aristocratique liée à la noblesse de cour de Heian, mais le zen qui serait à la racine de tous les arts majeurs et mineurs du japon -Le théâtre No, la peinture au lavis, mais aussi la cérémonie du thé, l'art floral, le tir à l'arc, l'escrime, et il aurait fortement influencé l'artisanat.

Le zen caractérisa, surtout depuis l'époque féodale (fin du XIIe siècle, la pensée des hommes de guerre, les samouraïs, les soldats opposés aux manières de l'aristocratie ornementée et ses raffinements. Et les samouraïs furent les premiers adeptes de l'art des fleurs et de la cérémonie du thé; arts et cérémonie devenus aujourd'hui bonnes manières à l'usage des dames de la bonne société.

Nulle part ailleurs qu'au Japon n'apparait dans sa nudité le fondement de l'existence de la caste des guerriers : l'être pour la mort.

L'aspect est toute chose, toutes choses sont aspects, dit Dôgen : "Ce caractère, ce corps, cette pensée, ce monde, ce vent et cette pluie, cette séquence faite d'allées et venues journalières, de s'asseoir et de se coucher, ou cette suite de mélancolie, de joie, d'action et d'inaction... Ce qu'on appelle la contemplation n'est rien d'autre que l'activité quotidienne du balayage de la cour et du plancher"; le zen ne recherche pas la transcendance, il n'oppose pas au banal et à l'inhabituel, l'extraordinaire et l'inouï. Il affirme avant tout "l'esprit de tous les jours": hier, il faisait beau et aujourd'hui il pleut, rien d'autres.

Une fois, dans Cinq femmes autour d'Utamaro, Mizoguchi s'est dépeint sous les traits d'Utamaro, qu'il a opposé aux peintres académiques, en visant probablement Yasujiro Ozu. Utamaro vivait une vie vulgaire dans le quartier des plaisirs, entouré de courtisanes. Or celles-ci avaient créé leur propre style, devenu rapidement populaire: l'esthétique de l'iki. Et cette idée unissait les idées de l'impermanence-devenue "images du monde flottant"- du détachement et du raffinement à l'exigence de la sincérité et de la passion. Elle impliquait aussi la sensualité, le théâtre, la puissance du jeu et de l'imaginaire, très différent de l'existence formaliste et réglée de la petite bourgeoisie d'Ozu.

Avant cette esthétique de l'iki, depuis l'époque des Tokugawa, dans les villes, à Osaka et surtout Edo, le futur Tokyo, s'était créé une autre tradition culturelle: celle des artisans et des marchands avec se propres formes romanesques - le récit du monde flottant et son théâtre le kabuki et sa peinture, l'estampe. Une culture différente et opposée aux traditions esthétiques des samourais.