Après Piges choisies (2009) de Luc Moullet, A la fortune du beau permet de redécouvrir un auteur dont l’importance dans l’histoire critique française est méconnue.

Michel Delahaye est né en 1929. Il a fait 22 métiers a écrit aux Cahiers du cinéma et à La Lettre du cinéma. Il est l’auteur d’un roman et d’un film. Il a joué dans 98 films, chez Truffaut (Une belle fille comme moi), Eustache (Offre d’emploi), Rivette, Demy, Chabrol, Godard, Jacquot. Un portrait filmé lui a été consacré en 2007 par Pascale Bodet et Emmanuel Levaufre : Le Carré de la fortune.

Le livre est découpé en trois parties : 180 pages pour une sélection d’articles parus dans les Cahiers du cinéma où Michel Delahaye fut pendant les années 1960 parmi les rédacteurs les plus réguliers de la revue avant d'en partir en 1970 pour désaccord profond. Un entretien de 30 pages avec le cinéaste King Vidor et une sélection d’articles parus dans La Lettre du cinéma, entre 1999 et 2005 (60 pages) complètent l'ensemble.

La préface (40 pages), extrêmement brillante, est confiée à deux cinéastes et critiques de la nouvelle génération, Pascale Bodet et Serge Bozon. Ils définissent le style critique de Michel Delahaye soulignant que, contrairement à Truffaut par exemple, il n'écrit jamais le mot mise en scène.

"Ses critiques sont plus thématiques qu'artisanales et il préfère l'intervention à l'évaluation. Ses textes sont souvent construits en fonction de grandes oppositions archaïques, récits païen circulaires, récits chrétiens orientés ; ville/ campagne, père/mère, Loi/ hors la loi, Mère/ fille. Il cherche ce que les films inventent comme règles qui en changent le jeu, d'où l'aventure. L'éternité des grilles d'analyse et la simplicité biblique des oppositions ne sont là que pour mieux appréhender ce qui n'est ni éternel, ni simple : l'air du temps. Les deux grands sujets du cinéma : l'esprit du temps et l'esprit d'aventure ; partir des faits divers pour chercher dans la Bible non leur interprétation éternelle, mais une manière de les faire résonner dans ce que l'époque à de propre".

 

Sommaire

Fritz Lang, Howard Hawks, John Ford, Pasolini, Manoel de Oliveira, Jean Eustache, Marcel Pagnol, Jean Rouch, Jacques Demy, Straub & Huillet, Larry Clark, Steven Spielberg.

Notes de lectures

Préface (extraits):

D'un critique, Julien Gracq attend qu'il explique "d'où vient que la vision d'une œuvre dispense un plaisir qui ne se prête à aucune substitution ".

L'héritage truffaldien des Cahiers du cinéma se définit par la fidélité à l'exigence de Gracq : primat des questions artisanales (si, c'est drôle comment ? Si c'est triste comment ?) sur les questions non artisanales (théoriques, historiques, thématiques). Ce primat pose problème : face à l'économie de l'industrie du divertissement le critique ne devrait-il pas aller au-delà du principe de plaisir ? Si le critique reconduit juste la question du "comment c'est fait ?", on risque en effet de passer en sous main des artisans aux commerçants : comment c'est fait pour que ça marche ? D'où le risque de poujadisme.

Truffaut, qui n'aimait pas la théorie, était-il poujadiste ? Non, car il avait une idée, disons une méthode. L'intérêt des questions artisanales dépend des moyens qu'on se donne pour y répondre : moins il y en a, meilleur est la réponse et, dans l'idéal, il faut un seul moyen, la mise en scène. Un exemple : la scène de l'ascenseur dans Le roman d'un tricheur. En entrant dans un ascenseur, Marguerite Moreno remarque le liftier. Son regard furtif est expressif. L'ascenseur sort du cadre par le haut. Plan suivant des gens attendent l'ascenseur en bas. Quand il s'ouvre, le liftier a une montre neuve. Le spectateur sourit conclut Truffaut. Ce sourire ne vient pas d'une idée de scénario : qu'une dame mûre s'offre un jeunot n'est pas drôle en soi. Tout le piquant vient de la mise en scène. Du même coup, la parenté de Guitry à Lubitsch est prouvée sur pièces. Truffaut cinéaste se souviendra de la leçon. Il ne faut pas se tromper de comment : la mise en scène ne répond pas à la question picturale "comment montrer quelque chose " (cadre, éclairage, axe), mais à la question narrative "comment le raconter sans le montrer ?" (ellipse et direction d'acteur)

Julien Gracq évoquait plusieurs plaisirs outre celui de rire et notamment le plaisir du secret et celui de la fascination que Rivette problématisera au cinéma : "ce qu'est pour moi le cinéma : ce lien entre quelque chose d'extérieur et de secret qu'un geste imprévu dévoile sans expliquer."

 

Sur Fritz Lang.

Après le Fritz Lang des Araignées, des Espions et des deux Mabuse dans lesquels le gangster vient du grand manipulateur avec ses déments du mal, le Lang américain (annoncé par M) montre les dangers du déviant solitaire.

Tout se passe comme si, après avoir traité du criminel en tant qu'Autre, Fritz Lang voulait nous le montrer en tant qu'il est aussi nous même, à savoir le petit surhomme qui guette en chacun de nous et peut surgir pur et dur, en de certaines occasions...

 

Jean-Luc Lacuve le 15/07/2010

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A la fortune du beau

Format : 12.2 x 19 cm, 336 pages
Editions Capricci
juin 2010
16 €

Michel Delahaye