Au chant VIII de l'Enfer de Dante, celui-ci et Virgile se dirigent vers la ville infernale de Dité. Ils sont conduits par Phlégyas, roi de Béotie condamné au Tartare par Apollon pour avoir mis le feu au temple de Delphes. Dante reconnaît, dans les eaux fangeuses du Styx, un de ses ennemis de naguère, Filippo Argenti.
Le thème est inédit pour lépoque. La connaissance superficielle, que ses contemporains ont de luvre de Dante, font quils illustrent toujours les mêmes épisodes : lhistoire dUgolin (Enfer, chant XXXIII), Paolo et Francesca (Enfer, chant V), et La Barque de Charon (Enfer, chant III). La nouveauté de Delacroix sexprime donc par le choix du sujet et par le format utilisé, pour cette peinture à sujet littéraire. Jusquà présent, ce format était réservé pour des peintures à sujets religieux ou mythologiques.
En 1822, Delacroix, désireux de se faire un nom dans la peinture
et de trouver une issue à ses difficultés financières,
se présente pour la première fois au Salon officiel, avec
La Barque de Dante ou Dante et Virgile aux
Enfers que lÉtat achète pour 2 000 francs au
lieu des 2 400 francs demandés par le peintre. Les réactions
de la critique sont vives, voire virulentes, comme celles d'Étienne-Jean
Delécluze, défenseur de l'école davidienne, qui
parle dune "vraie tartouillade", dans le Moniteur du
18 mai. Cependant, Adolphe Thiers, jeune journaliste, écrit dans
le Constitutionnel du 11 mai, un article élogieux : "Aucun
tableau ne révèle mieux l'avenir d'un grand peintre''.
Quant à Antoine-Jean Gros, qui admire La Barque de Dante, il
qualifie le peintre de « Rubens châtié ».
Ayant défini son sujet très tardivement (à la mi-janvier),
Delacroix doit travailler dans l'urgence afin dêtre prêt
pour exposer au Salon Officiel, dont l'inauguration est le 24 avril.
Pour cela, il utilise des vernis qui, en permettant un séchage
plus rapide des couleurs, compromettent la conservation de sa toile.
Les couches sombres sous-jacentes en séchant plus vite que les
couches claires en surface provoquent dénormes craquelures
et gerçures. Très attaché à ce tableau,
il finit par obtenir, en février 1860, l'autorisation de le restaurer
lui-même. En agissant ainsi, il veut prouver quil est un
vrai peintre, en montrant quil maîtrise les différentes
parties de son art : le nu, le drapé, lexpression.
Pour ce tableau, les influences sont multiples. Il faut d'abord noter
celle du Radeau de la Méduse (1819, musée du Louvre) de
Géricault : une vue de gros plan, une embarcation, des flots
déchaînés. Si la critique signale des ressemblances
entre La Barque de Dante et l'uvre de Géricault, c'est
pour mieux en diminuer l'importance. Ensuite, c'est l'emprise de Michel-Ange
(1475-1640) qui apparaît avec les musculatures imposantes des
damnés (rappelant l'un des Deux Esclaves du Louvre) et de la
femme (dérivée d'un prototype masculin). Celle de lAntique
vient après : la figure de Phlégyas, le nocher, chargé
de conduire Dante et Virgile jusquà la ville infernale
de Dité, renvoie au Torse du Belvédère (IVe av.
J-C, Musée Pio-Clementino à Rome). Et pour finir, il faut
également parler de l'influence de Rubens, avec les naïades
du Débarquement de Marie de Médicis à Marseille
(1610, musée du Louvre), dont il s'inspire pour la coloration,
par petites touches de couleurs pures juxtaposées, des gouttes
deau sur les corps de damnés. D'ailleurs, il en a fait
une esquisse : Torse d'une sirène, d'après le Débarquement
de Marie de Médicis (Kunstmuseum de Bâle).