Jean Douchet est mort le 22 novembre à l’âge de 90 ans. Sa théorie du "noyau créateur de l'oeuvre" et la recherche des signes qu'il développe dans son recueil L'art d'aimer, ainsi que chacune de ses interventions, toujours si habitées de sa passion et de sa finesse, je ne les oublierai jamais.
Deux beaux films lui ont rendu hommage : Jean Douchet ou l'art d'aimer (Thierry Jousse, 2011) et Jean Douchet l'enfant agité (Fabien Hagege, Vincent Haasser, Guillaume Namur, 2017). J'en reprend ici les critiques, parues en leur temps.
Jean Douchet est l'un des plus grands analystes du cinéma. Il accepet ici avec son inégalable générosité de développer ce qu'il a perçu comme étant la spécificité des grands maitres du cinéma. Jean Douchet est le plus grand passeur de cinéma.
Peut être son influence s'est-elle étendu sur un cercle moins large que celui que tracèrent André Bazin, Jean-Louis Bory ou Serge Daney mais il a semé, à vie, la passion cinéphile chez nombre de critiques en herbe et de cinéastes d'aujourd'hui. C'est le choc de la rencontre avec Jean Douchet dont rendent compte les nombreux intervenants du documentaire.
La théorie critique de Jean Douchet
Le vrai sujet d'un auteur n'est pas à chercher dans les intrigues ou les grands thèmes. Non, c'est l'écriture qui dit sa préoccupation profonde, ses thèmes profonds. D'un autre coté l'écriture cinématographique n'a pas d'intérêt si elle est examinée pour elle-même. "Ce n'est pas la profondeur de champ qui est intéressante, c'est pourquoi on l'utilise. On peut faire un film avec une non-profondeur de champs et cela peut être tout aussi grand. Les effets ne sont pas bons ou mauvais en soi, c'est à quoi ils servent et en quoi ils servent qui est intéressant". C'est donc l'écriture comme révélateur du sujet profond- du noyau créateur dira-t-il dans L'art d'aimer - qui est primordial pour Jean Douchet.
La condensation de toute l'écriture du film dans un principe premier est une grande tentation de la critique. Barthes pointait cette ambition de vouloir résumer le monde (Le film) à un nom (Le noyau créateur) gravé sur un grain de riz (la critique).
Encore faut-il savoir jusqu'où creuser pour trouver le noyau créateur ? Pour Douchet, il faut entrer dans l'imaginaire de l'artiste. C'est la leçon qu'il a gardé de Bachelard. Et cet imaginaire est nécessairement sexuel. C'est là le point le plus contestable des analyses de Douchet. Si on ne peut qu'être admiratif devant le relevé subtil des signes de mises en scène, on bute souvent à croire que c'est l'imaginaire de l'éjaculation précoce qui fait la beauté de Vertigo ou la masturbation le ressort secret de Pickpocket.
Douchet établit néanmoins un lien fulgurant entre les deux termes qui définissent à minima une œuvre d'art : une subjectivité sur un support. La subjectivité est bien ce noyau créateur à partir duquel on explique les principaux signes de la mise en scène. Partir du noyau créateur à partir duquel le film se construit, c'est répondre à l'économie de moyen à la base de toute grande œuvre artistique. Mais ce principe n'est pas, à notre avis, obligatoirement sexuel mais un principe sublimé auquel l'auteur s'attache (la dégradation de toute chose même d'une belle histoire d'amour dans Belflower ; la résilience des enfants dans I wish nos vœux secrets). Sans doute Douchet ne croit-il pas possible d'être touché par la sublimation de la sexualité sans voir de quelle nature est celle-ci... et nous inviterait à creuser davantage.
Douchet passeur : apprendre à regarder ce que l'on voit
L'écriture chez Hawks se définit par les jeux de regards entre les personnages, chez Minnelli par un pas de danse, chez Lang par l'enchainement des causes et des effets et la symbolique des lignes... Tout ceux qui ont suivi les interventions de Douchet se disent estomaqués par ce qu'il leur a appris à regarder ce qu'il n'avaient fait que voir. Le choc salutaire du mystère que représente l'œuvre d'art ne saute jamais autant aux yeux que lorsque Douchet nous désapprend à la voir sans la regarder.
Depuis plus de 50 ans c'est à la rencontre avec le public qu'il met sa passion en mouvement. En ce sens, la grande proximité des trois réalisateurs avec leur ami Jean Douchet, auquel ils finissent par poser des questions existentielles, s'avère la façon la plus émouvante et joyeuse d'aborder la vie de Jean Douchet dénuée de tout esprit de possession et de fixité ; une gageure à saisir donc, ce que parviennent pourtant à faire Fabien Hagege, Vincent Haasser, Guillaume Namur.
Tous les amoureux du 7e art reconnaissent le rayonnement de Jean Douchet. Pourtant comme le remarquent les trois réalisateurs "C'est un critique qui a peu écrit, un cinéaste avec seulement trois courts métrages, un professeur qui ne fait pas cours, un père sans enfants".
Plume emblématique des Cahiers du cinéma (dont il sera le rédacteur en chef adjoint, bras droit d’Éric Rohmer, entre 1958 et 1963), Jean Douchet, en véritable découvreur de talents, y fera entrer quelques figures désormais indissociables du magazine mythique, telles que Barbet Schroeder ou encore Serge Daney. Cette facilité à rencontrer la jeunesse et les futurs talents, Jean Douchet l’a eu toute sa vie et en a fait sa vocation.