La guerre de 1914-1917 renforce le cinéma russe
Paradoxalement, la guerre de 1914 va renforcer le cinéma russe, d'abord
en rendant à peu près impossible (au moins pendant la première
année de la guerre) l'importation de films étrangers. Les films
allemands déjà sur le territoire russe furent interdits à
la projection. L'industrie cinématographique collabora patriotiquement
avec le pouvoir (d'abord en finançant un hôpital et surtout en
créant des films sur la guerre, favorables à l'armée
russe). Si, au début de la guerre, la fréquentation des salles
de cinéma a légèrement baissé, l'ennui créé
par une guerre qui s'enlise et l'interdiction de consommation d'alcool ont
reconduit la population vers le cinéma.
Les théâtres consentaient de plus en plus à laisser leurs bons acteurs jouer dans des films. Meyerhold, ancien opposant au cinéma, organise une véritable réflexion sur l'art cinématographique, sur les scénarios, sur le jeu des acteurs et sur la mise en scène. Il réalise en 1915 le film que bien des critiques de l'époque ont considéré comme l'un meilleurs de l'avant-révolution : Le Portrait de Dorian Gray d'après le roman d'Oscar Wilde. Ce film n'existe plus aujourd'hui. De grands acteurs russes deviennent célèbres : à ceux déjà évoqués s'ajoute, dès 1915, celle qui deviendra l'actrice la plus populaire d'avant la révolution : Vera Kholodnaïa.
Pendant les années 1914-1917 s'est confirmé le talent de réalisateurs tels que Yakov Protazanov, Vladimir Gardine, Piotr Tchardynine. Un nouveau et talentueux réalisateur est apparu : Evgueni Bauer. Il réalise pour Khanjonkov une soixantaine de films dont la majorité des scénarios étaient modernes et non empruntés à l'histoire ou la littérature classique. Il mourut malheureusement dès l'été 1917 des suites d'un accident. Si Bauer a favorisé le développement du cinéma dans les domaines modernes, Protazanov lui fit faire des progrès importants dans les adaptations littéraires.
Parmi les films les plus intéressants des années 1914 à
1917, beaucoup d'adaptations littéraires : Un nid de gentilshommes
(1914, Vladimir Gardine), Guerre et Paix (1915, Vladimir Gardine et
Yakov Protozanov), Le Chant de l'amour triomphant (d'après Tourgueniev,
1915, Evgueni Bauer), Les Possédés (1915, Yakov Protozanov),
La Dame de Pique (1916, Yakov Protozanov).
Le cinéma révolutionnaire : explosion des idées et monopolisation
du cinéma
Dans les jours qui ont suivi la révolution de février 1917, la Société Panrusse des propriétaires de théâtres cinématographiques réunissait 350 délégués pour tenter d'organiser en un syndicat unique et progouvernemental les professions du cinéma. Mais les ouvriers et employés préférèrent, en majorité, créer leurs propres organisations comme, à Moscou, l'Union des Ouvriers de l'Industrie, l'Union des Employés de l'Industrie du Film et l'Union des Travailleurs artistiques du film. Par ailleurs, les structures économiques du cinéma russe changèrent peu. On assista à quelques regroupements de sociétés. La censure politique était abolie mais reprendra rapidement. Elle était remplacée par une censure économique. Ainsi le célèbre réalisateur Vladimir Gardine affirme-t-il que, pour la première fois de sa vie, il devait soumettre son scénario à l'approbation de la direction.
Le cinéma produisit d'abord des films favorables à la révolution ou critiquant le régime tsariste. Citons, par exemple, Le Révolutionnaire de Evgueni Bauer sorti le 3 avril 1917, ou encore Assez de sang de Yakov Protazanov sorti le 30 mai 1917.
L'abolition de la censure tsariste a permis au cinéma d'aborder des
thèmes religieux. Certains de ces films étaient des critiques
caricaturales de l'église, mais d'autres proposaient une véritable
réflexion. C'est le cas du célèbre Le Père
Serge de Yakov Protazanov, d'après Tolstoï. Considéré
souvent comme un film prérévolutionnaire, ce film, réalisé
en 1917 et sorti en 1918, n'aurait pas été accepté par
la censure tsariste.
Peu après la révolution d'octobre 1917, les principales maisons
de production cinématographique sont allées s'installer dans
le sud du pays, en Crimée, et ont continué à produire
des films, notamment des adaptations littéraires comme Polikouchka
(1919, sorti en 1922) d'Alexandre Sanine, inspiré d'une nouvelle de
Tolstoï. Mais on vit aussi apparaître des thèmes devenus
possibles après la suppression de la censure tsariste. Ce fut le cas
du thème du mouvement révolutionnaire en Russie avec, par exemple,
Le révolutionnaire de Evgueni Bauer. Le thème religieux
fut de même très souvent abordé. Il a donné lieu
souvent à des films critiquant l'église de façon caricaturale
mais aussi parfois à une authentique réflexion sur des thèmes
métaphysiques : Le Père Serge (Protazanov, 1918), Le
Triomphe de Satan (Yakov Protazanov, 1917), Ceux qui mentent à
Dieu (A. Tchargonine, 1917), Les Blanches colombes (N. Malikov,
1918), La Montagne des Vierges (La légende de l'Antéchrist
A. Sanine, 1919).
Ce met en place un immense mouvement novateur né dans l'enthousiasme
et animé par un grand nombre d'artistes de talent, très jeunes
pour la plupart, tous mus par le même désir impérieux
de créer un cinéma nouveau au service d'une société
nouvelle. Les fondations sur lesquelles s'appuiera le cinéma soviétique
des années 25-30, conçues dans cet enthousiasme et malgré
les pires difficultés matérielles, sont une réflexion
théorique continuelle et exigeante d'une part, une volonté constante
d'expérimenter et d'inventer d'autre part. Evoquant cette période,
Eisenstein dira plus tard :
"Nous nous consacrions au cinéma soviétique, c'est-à-dire à quelque chose qui n'existait pas encore ( ) Tout, anciennes activités privées, professions exercées autrefois par hasard, dons insoupçonnés, érudition inattendue, tout fut mis au service de tous, tout contribua à construire quelque chose qui n'existait pas encore, qui n'avait encore ni tradition écrite, ni règles de style précises ( )"
Le pouvoir politique, même s'il entendait bien utiliser le cinéma
à des fins de propagande, a également encouragé le rôle
éducateur du cinéma auprès de la population la plus défavorisée
et a laissé aux cinéastes au moins jusqu'à la fin des
années 20, une grande liberté de création.
Parmi les premiers enthousiastes du cinéma post-révolutionnaire,
le poète Maïakovski dont 3 scénarios ont été
réalisés en 1918 (le plus connu est La
Demoiselle et le voyou réalisé avec Evgueni Slavinski).
Edouard Tissé, le futur célèbre opérateur d'Eisenstein,
fut chargé de filmer le premier anniversaire de la révolution
et fut aussi responsable du département cinéma du premier "agit-train"
créé en 1918. Le monteur des films documentaires réalisés
par Tissé était un jeune cinéaste qui allait faire beaucoup
parler de lui puisqu'il s'agissait de Dziga Vertov. Le couple Tissé-Vertov
allait créer un nouveau genre : le cinéma-actualité.
Lev Koulechov, qui n'avait que 18 ans en 1917, mais avait déjà
été l'élève de Evgueni Bauer et était déjà
connu comme décorateur réalise son premier film Le Projet
de l'ingénieur Pright en 1918. Il contient bon nombre d'innovations
: le scénario, non inspiré d'une oeuvre littéraire, place
l'action dans une société technologique moderne, les acteurs
pour la plupart sont non professionnels ou débutants et le montage
utilise des procédés nouveaux, première étape
d'une réflexion que Koulechov continuera dans les années suivantes.
1919 : naissance officielle du cinéma russe
La signature par Lénine du décret du 27 août 1919 qui
nationalisait la production et la distribution cinématographiques marque
la naissance "officielle" du cinéma soviétique. En
même temps Lénine déclarait : "Le cinéma est
de tous les arts le plus important". Cette décision allait pendant
plus de 70 ans placer le cinéma soviétique dans une situation
sans doute unique au monde : unique par le rôle officiellement attribué
au cinéma et les moyens donnés aux réalisateurs, mais
aussi par le contrôle presque constamment exercé par le pouvoir
politique sur la création cinématographique.
L'effet le plus spectaculaire, dans l'immédiat fut l'émigration
d'un grand nombre de réalisateurs, de producteurs et d'acteurs (parmi
eux Ladislas Starewitch, Yakov Protazanov, Joseph Ermoliev, Ivan Mosjoukine,
Alexandre Volkoff, Nathalie Lissenko, Alexandre Khanjonkov). La plupart ne
sont pas revenus en Union Soviétique à l'exception notable de
Yakov Protazanov et Alexandre Khanjonkov qui sont rentrés en 1923.
Protazanov a réalisé dès 1924 son célèbre
film Aelita et réalisera de nombreux films de qualité
jusqu'en 1943, deux ans avant sa mort.
Le 1er septembre 1919, le gouvernement crée une Ecole nationale de
cinéma, l'une des premières dans le monde et l'ancêtre
du VGIK. D'abord dirigée par Vassili Iline puis par le réalisateur
Vladimir Gardine, déjà connu à l'époque tsariste
(La Sonate à Kreutzer et Anna Karénine en 1914,
Un nid de gentilshommes en 1915, La Pensée en 1916...),
qui prit résolument position en faveur du nouveau régime en
coréalisant des films engagés comme Le Talon de fer (1919),
Faim..., faim..., faim (1921), La faucille et le marteau
(1921).
Les artistes cherchent à définir l’essence de l’art cinématographique. Il leur semble que cet art jeune (qui n’a qu’une vingtaine d’années, comme eux) a besoin pour exister d’être distingué clairement des autres arts et attend encore sa véritable définition. Lev Koulechov, dans son manifeste "La Bannière du cinématographe" définit en 1920 le cinéma par une série de négations :
1) Les acteurs jouent bien, mais il s’agit là d’art dramatique !
2) L’artiste peintre a exécuté un superbe décor, mais il s’agit là d’art plastique
!
3) L’opérateur a bien filmé, mais il s’agit là du talent de l’opérateur-photographe
!
4) Enfin, l’histoire est passionnante, mais il s’agit là d’art littéraire.
(…) Si l’art cinématographique n’apparaît pas dans le processus de tournage
de différents fragments, il ne reste plus qu’à le chercher ailleurs, dans
l’assemblage, la succession des fragments filmés." (Lev Koulechov, Ecrits
(1917-1934), L’Age d’homme, Lausanne, 1994).
Le 5 décembre 1921, Grigori Kozintsev (16 ans), Leonid Trauberg (19 ans), et Gueorgui Kryjitski signent le Manifeste de l'excentrisme. Les auteurs qui veulent créer un art nouveau et en particulier rompre avec la mise en scène théâtrale au cinéma, fixent trois objectifs :
En juillet 1922, le même groupe auquel s'est joint Sergueï Youtkevitch (18 ans) fonde à Petrograd (ex Saint-Pétersbourg, futur Léningrad) la Fabrique de l'acteur excentrique. Ils engagent immédiatement deux clowns, un jongleur, deux danseuses, deux acrobates.
L'année 1922 est aussi celle de la création du Goskino qui achève de faire de la production et la distribution du cinéma un monopole d'état
En 1922, Koulechov quitte l'école de cinéma où il était professeur, entraînant avec lui un certain nombre d'élèves, et crée un "laboratoire expérimental". C’est dans ce cadre qu’est inventé le célèbre « effet Koulechov ». L’expérience consiste à monter côte à côte l’image d’un célèbre acteur, toujours la même, avec des images différentes (une assiette de soupe, une porte de prison, une femme). Chaque nouveau binôme de plans pousse le spectateur à interpréter l’expressionde visage du comédien de manière différente, alors qu’elle est toujours la même. Elle révèle ainsi le potentiel d’interprétation contenu dans le rapprochement de deux plans.
Parmi ces expériences, il y a également celles qui révèlent les vertus fédératrices du montage, telles que l’expérience de l’« espace recréé » ou encore celle d’une femme composite. Koulechov racontait : « Je filmais une femme à sa toilette : elle se coiffait, se fardait, mettait ses bas, ses souliers, passait sa robe... Et voilà : je filmais le visage, la tête, la chevelure, les mains, les jambes, les pieds de femmes différentes, mais je les montais comme s’il s’agissait d’une seule femme et, grâce au montage, j’arrivais à créer une femme qui n’existait pas dans la réalité, mais qui existait réellement au cinéma. »
Dziga Vertov s’inscrit dans cette logique expérimentale à double titre. Il croit aux mêmes vertus fédératrices du montage puisqu’il écrit dans Kinoks - Révolution : "Aujourd’hui, en l’an 1923, tu marches dans une rue de Chicago et je te force à saluer le camarade Volodarski qui marche, en 1918, dans une rue de Petrograd".
Vertov définit le jeune homme électrique comme un personnage composite aux capacités accrues : « A l’un je prends les bras les plus forts et les plus habiles ; à l’autre, je prends les jambes les plus sveltes et les plus rapides ; au troisième, je prends la tête la plus belle et la plus expressive. Avec le montage, je crée un nouvel homme, un homme parfait. » Cette affirmation va dans le même sens que les expériences menées par Lev Koulechov telles que la femme recomposée. Cependant, le montage sert dans le cas de Vertov un but idéologique : créer un homme soviétique « parfait"
En 1923, Sergueï Eisenstein publie, dans le même troisieme numéro
de la revue LEF où figure le texte Kinoks
- Révolution de Vertov, son premier manifeste, Le montage des
attractions. Ce texte explique que le montage, étape essentielle
de la réalisation d'un film doit conditionner psychologiquement et
émotionnellement le spectateur.". Les deux hommes semblent alors
proches et ce d'autant plus que la même année Sergueï Eisenstein
réalise son premier court métrage, Le
Journal de Gloumov, Supervisé par Vertov, pour la pièce
de théâtre Un Sage d'Alexandre Ostrovsky.
Le nombre de films produits est passé de 12 en 1921 à 68 en
1924. Chargé d'une mission politique et éducative essentielle,
cet art populaire aux mains d'une élite enthousiaste allait créer
dans les années suivantes des
chefs-d'uvre universellement reconnus mais aussi des débats intenses
entre réalisteurs-théoriciens.