1924-1929 L'âge d'or du cinéma soviétique
C'est à partir de 1924 que sortent les films qui vont donner au cinéma muet soviétique sa réputation internationale de cinéma révolutionnaire ou d'avant-garde. Avec la NEP décrétée en 1921, Lenine rétablit partiellement le commerce privé pour sauver le pays mais aussi le cinéma bourgeois. Celui-ci, incarné par Yakov Protazanov revenu d'exil, est un poison politique pour les jeunes cinéastes qui, tous, rejettent Aelita qui sort la même année que Ciné-il.
Les films de 1924 expriment les premières réflexions de leurs auteurs notamment sur le rôle du montage et sur le jeu des acteurs : Les aventures extraordinaires de Mister West au pays des Bolcheviks de Koulechov interprété par les acteurs de son atelier parmi lesquels les futurs grands réalisateurs Boris Barnet et Vsevolod Poudovkine ; Les aventures d'Octobrine de Grigori Kozintsev et Leonid Trauberg, comédie de moyen métrage réalisée par les jeunes fondateurs de la FEKS (Fabrique de l'acteur excentrique) qui deviendront de célèbres réalisateurs et Ciné-il de Dziga Vertov, sorte de chronique documentaire où le réalisateur met en uvre ses idées originales sur le cinéma sans fictiono et sans acteurs.
L’intérêt pour l’effervescence du cinéma soviétique est également immense en Occident. En novembre 1925, Ciné-il de Vertov obtient la médaille d’argent à l’Exposition universelle de Paris. Le retentissement international Le Cuirassé Potemkine (tourné en 1925 sortie publique en 1926) immense : son interdiction dans certains pays (dont la France) attestait sans doute de son efficacité révolutionnaire et ajoutait vraisemblablement à sa notoriété. Chaplin félicite Vertov pour Enthousiasme ou La symphonie du Donbass. A peine terminé, Les trois chants sur Lénine est présenté partiellement et primé au second festival de Venise de 1934.
Montage, jeu d'acteurs et scénarios
Les cinéastes soviétiques étaient unanimes sur le rôle du montage mais ils différaient sur la façon de l'utiliser. Dans La fièvre des échecs (1925), le montage de Vsevolod Poudovkine relie des figurants en studio aux véritables champions d'échecs. Koulechov, Room ou Poudovkine établissent par le montage des constructions qui visent à créer une continuité spatio-temporelle vraisemblable. Ils sont plutôt partisans d'un montage "en douceur" qui crée progressivement une atmosphère.
Pour Vertov, il s'agit non pas de voir le réel mais de le décomposer et de le remonter. Vertov veut créer des collisions, détruire le récit linéaire, produire des ides abstraites par le moyen du montage. Dziga Vertov considère que le travail du cinéma est d'interpréter le réel pour le spectateur. Au chaos de la vision humaine, il oppose la vision organisée du ciné il (fusion parfaite entre les possibilités techniques d'une caméra et la capacité d'interprétation idéologique de l'être humain), la caméra doit selon lui "entraîner" l'oeil du spectateur.
Avec son "montage des attractions" Sergei Eisenstein se veut plus percutant. Il veut "rendre compréhensible le message, la conclusion idéologique de l'oeuvre". Il veut surprendre le spectateur par une association d'images inattendue, mais également s'assurer que, par cette juxtaposition même, le sens de ce que voit le spectateur devient univoque et parfaitement compréhensible.
Le conflit éclateleur de leur deux premiers longs-métrages respectifs. La grève, et Ciné-oeil. Vertov reproche à Eisenstein d'emprunter des éléments au Ciné-il pour l'appliquer au cinéma de fiction, abandonnant les faits pour l'art. Eisenstein lui répond :
"Le Ciné-oeil n'est pas seulement le symbole d'une vision, mais aussi d'une contemplation. Or, nous ne devons pas contempler, mais agir. Ce n'est pas un Ciné-il qu'il nous faut, mais un Ciné-poing. Le cinéma soviétique doit fendre les crânes ! Et ce n'est pas "par le regard réuni de millions d'yeux que nous lutterons contre le monde bourgeois"
Dans La grève (1924) le "montage des attractions " s'incarne dans le montage parallèle rapprochait les images d'ouvriers fuyant devant la force armée de celles d'une boucherie. Mais là où Eisenstein tient à la lisibilité métaphorique, symbolique, voire linguistique du raccord, Vertov fonctionne plus par des associations d'images. Mais les effets de rupture forment également un dessin rythmique essentiel pour Vertov qui parle alors d'intervalles. Dans sa définition, l'intervalle est " le passage d'un mouvement à un autre ". Les intervalles créent ainsi le tracé rythmique du film, pris entre deux pôles extrêmes (immobilisation et mouvement étourdissant). Mais il serait erroné de comprendre l'intervalle comme un élément seulement rythmique. Il rend également compte des hiatus visuels et même sensuels entre images qui permettent de rapprocher des éléments a priori incompatibles comme un insert sur le cou d'une femme endormie et le plan d'une place déserte (corps humain contre lieu vide, plan très rapproché contre plan large, plan immobile contre mouvement du vent dans les arbres).
Tous deux se réclament de l'art révolutionnaire hérité d'Octobre, mais divergent sur le recours ou non à la fiction. Comme La grève, Le Cuirassé Potemkine (tourné en 1925 sortie publique en 1926) emprunte, selon Vertov, des éléments au ciné-il. Le retentissement international de ce film fut immense : son interdiction dans certains pays (dont la France) attestait sans doute de son efficacité révolutionnaire et ajoutait vraisemblablement à sa notoriété. L'utilisation d'un acteur dans le rôle de Lénine pour Octobre (1927) provoque une polémique. Dans Mon Octobre, Eisenstein défendra son choix en parlant d'un cinéma "par-delà le joué et le non joué". À propos de l'utilisation du ralenti dans L'homme à la caméra, Eisenstein écrit : "il ne s'agit que de coq-à-l'âne formalistes et de pitreries gratuites dans l'emploi de la caméra". De son côté, Vertov parlera de son film comme un pas supplémentaire vers un "Octobre de la non-fiction" .
Dziga Vertov se retrouve cependant rapidement dans une position inconfortable et se voit vite décrier, voire rejeter. Cela vient tout d'abord de la fermeté de sa position contre toute forme de fiction et de mise en scène qui exclut une large part des cinéastes soviétiques. Cette exclusion prend des formes d'expression véhémentes comme dans l'appel du 1 janvier 1923 où Vertov interpelle les autres cinéastes soviétiques : "Cinq bouillonnantes années d'audaces mondiales sont entrées en vous et ressorties sans laisser la moindre trace. Les modèles "artistiques" d'avant la révolution sont accrochés chez vous comme des icônes et c'est vers eux seulement que se sont ruées vos tripes dévotes." Dziga Vertov multiplie les publications et les déclarations qui condamnent le cinéma de fiction.
En 1926, dans son ouvrage Ciné-chronique et comment la filmer Grigori Boltianski, responsable du département de ciné-chronique du comité de Petrograd, parle du talent des kinoks et de l'importance de leurs films, tout en qualifiant leur position théorique de "sectarisme formel" qui "cherche à dicter la politique de l'art cinématographique.
Dans La nouvelle Babylonne
(1929) de Grigori Kozintsev et Leonid Trauberg, la révolution du montage
est achevée. La guerre franco-prussienne et la commune de Paris, ancêtre
de la révolution d'octobre sont prétextes à contrepoints,
associations, métaphores, rimes et polyphonie à laquelle participe
la musique, spécialement écrite par Dimitri Chostakovitch. Le
cinéma est une extension logique de la poésie moderne... mais
est accusé d'élitisme.
1930 - 1934 : Transition, fin du muet et de l'avant-garde
Cette période correspond approximativement au 1er plan quinquennal
(1929-1934), elle est celle de la collectivisation des terres, d'un durcissement
du pouvoir politique et d'un renforcement de son contrôle sur la vie
intellectuelle et artistique. de plus en plus contraignant. Elle est marquée
par le suicide de Maïakovski et l'absence de 1929 à 1932 d'Eisenstein
parti au Mexique. Cette période s'achève avec le congrès
des écrivains qui marque le début du réalisme socialiste
(août 1934) et l'assassinat de Kirov (décembre 1934) et le début
des grandes purges.
Sur le plan du cinéma, cette période est une période
de transition entre le muet et le parlant. Dès le début des
années trente, les dirigeants politiques soutiennent le développement
du cinéma parlant dont ils prévoient l'impact populaire. Pourtant,
à cause du coût des investissements nécessaires et de
la réticence de certains cinéastes, le passage du muet au parlant
se fera très progressivement. Le premier film parlant soviétique
est Le Chemin de la vie de Nikolaï Ekk (1931) alors que Boule de suif
de Mikhaïl Romm (1934) et Le
bonheur de Alexandre Medvedkine (1935) sont les deux derniers "grands"
films muets.
Pendant cette période, les cinéastes de l'époque précédente ont continué à réaliser des films importants et de nouveaux réalisateurs de talent ont fait leurs vrais débuts. Citons entre autres : Iouli Raïzman, Mikhaïl Romm, Alexandre Medvedkine.
L'enthousiasme militant est encore présent chez certains, tel Alexandre Medvedkine qui sillonne le pays au bord d'un agit-train et réalisera avec Le bonheur (1935), l'un des films les plus émouvants de cette époque sur la vie à la campagne.
Vertov explique à propos de son film Trois chants sur Lénine (1934) qu'il a "réussi dans une large mesure à rendre Trois chants sur Lénine compréhensible à des millions de spectateurs." La Feks se dissout. Revenu du Mexique Eisenstein verra divers projets refusés, commencera en 1935 son premier film parlant Le pré de Béjine qui ne sera jamais terminé.
L'année 1934 voit aussi le triomphe d'un autre cinéma soviétique jugé moins intéressant car moins novateur par l'intelligentsia, mais qui remporte l'adhésion du grand public : l'héroisme avec Tchapaev des "frères" Vassiliev et la comédie musicale avec Les joyeux garçons de Grigori Alexandrov, ancien assistant d'Eisenstein.
Les principaux films russes de 1924 à 1934 |
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Alexandre Nevski | Serguei Eisenstein | 1938 | |
Au bord de la mer bleue | Boris Barnet | 1936 | |
Le pré de Béjine | Serguei Eisenstein | 1935 | |
Le bonheur | Alexandre Medvedkine | 1935 | |
La terre | Alexandre Dovjenko | 1930 | |
La ligne générale | Serguei Eisenstein | 1929 | |
La nouvelle Babylonne | Kozintsev et Traubeg | 1929 | |
Arsenal | Alexandre Dovjenko | 1928 | |
Le cuirassé Potemkine | Serguei Eisenstein | 1926 | |
Les aventures dOctobrine | Kozintsev et Traubeg | 1924 | |
La grève | Serguei Eisenstein | 1924 | |
Ciné-il | Dziga Vertov | 1924 | |
Les aventures de mister West au pays.. | Lev Koulechov | 1924 |