La jeune fille et l'araignée

2021

Ecouter : La valse d'Eugen Doga, Voyage voyage de Desireless

(Das Mädchen und die Spinne). Coréalisé avec Silvan Zürcher. Avec : Henriette Confurius (Mara), Liliane Amuat (Lisa), Ursina Lardi (Astrid, la mère de Lisa), Flurin Giger (Jan), André Hennicke (Jurek), Ivan Georgiev (Markus), Dagna Litzenberger-Vinet (Kerstin), Lea Draeger (Nora), Birte Schnöink (La femme de chambre), Margherita Schoch (Mme Arnold), Sabine Timoteo (Karen), Yuna Andres (Eleni), Ella Gfeller (Emma), Dorian Heiniger (Hamid), Seraphina Schweiger (La pharmacienne). 1h38.

Acte 1 : Un plan d'appartement dessiné à l'ordinateur, c'est celui qu'offre bientôt Mara à Lisa qui emménage dans un nouvel appartement. Elle est ainsi venue aider son ex- colocatrice qui a décidé de vivre seule dorénavant. Sont aussi présents dans le nouvel appartement, Astrid la mère de Lisa et deux copains un peu plus versés en bricolage, Jurek et Jan. Pendant qu'ils s'affairent, la voisine du dessous, Karen, mère d’un bébé qui pleure souvent, vient leur souhaiter la bienvenue. Puis c'est Markus, qui cohabitait avec Mara et Lisa, qui vient porter le canapé. Au fil des petits drames de l'emménagement, Jurek montre de l'intérêt pour Astrid, qui n'y est pas insensible et Jan pour Mara qui y semble plus indifférente. Mara souffre du déménagement de Lisa qu'elle aime et qui a décidé de prendre son envol sans elle. Jurek et Jan repartent chez eux non sans avoir été invités à la fête du soir.

Acte 2 : Markus, Astrid, Lisa, et Mara reviennent dans l'appartement qui ne sera plus bientôt que celui de Mara et Markus pour préparer la fête du soir. Mara achète un pansement à la pharmacie. Dans l'appartement Astrid retrouve de vieilles affaires non empaquetées : une perruque bleue, une vieille doudoune avec un accroc. Lisa dit à sa mère avoir toujours eu du mal à la ressentir comme telle. Kerstin la voisine du dessous les invite à prendre une cigarette ce qui agace sa colocatrice, Nora, qui dort encore car vivant surtout la nuit. Mara dit à Kirsten que Markus va bientôt déménager aussi, ce qui attriste Kirsten, manifestement amoureuse du jeune homme.

Lors de la fête, Jan s'approche de Mara mais celle-ci s'éclipse et c'est Kirsten qui discute avec lui. Durant la nuit, la tempête se déchaîne et la fenêtre de Mara s'ouvre la blessant légèrement à la tête alors qu'elle rêve de Mme Arnold dansant sous la pluie sur le toit. Nora, nue, enfile le casque de moto de Juan et observe Kirsten contemplant le sexe de Jan qui lui fait bientôt l'amour.

Acte 3 : Le lendemain, Markus interroge Mara pour savoir si Jan et Kirsten ont couché ensemble. Jurek est venu aider à pour les dernières affaires à emporter. Il répare aussi la machine à laver de Kisten, la fenêtre de Mara et regarde la vitre cassée de l'appartement des Kramer. Jan, penaud d'avoir couché avec Kisten s'approche de Mara pour lui dire qu'il l'aime. Elle écrase une mouche pour lui dire non. Nora appelle Jan dans sa chambre; Elle se déshabille, il ne résiste pas longtemps. Mara vient le retrouver et le quitte. Leurs mains vont se renouer pourtant plus tard quand l'araignée vient faire son retour dans la pièce. Le dessin est couvert de vin, les dernières affaires emballées dans la voiture.

Dans la chambre de Mara, figure toujours le dessin d'une ancienne colocatrice qui a abandonné son piano pour partir comme femme de chambre sur un navire. La femme de chambre sur le pont du navire connait toujours le vertige et le déséquilibre. Elle s'étonne que les objets tiennent toujours en place malgré la vitesse et le roulis. Ici ou ailleurs, le temps s'enfuit. Mara regarde s'éloigner Lisa derrière la foule des passants.

Un emménagement dans un appartement, la fête du soir, le lendemain du déménagement. Durant 24 heures, vont se nouer se dénouer et se renouer peut-être les relations amoureuses de cinq femmes (Mara, Lisa, Astrid, Kisten et Nora) et trois hommes (Markus, Jan, Jurek). Les paroles échangées disent bien plus que leur sens littéral et évoquent la séparation de deux amantes, les souffrances d'une relation mère-fille difficile, les occasions ratées de déclarations d'amour. Pour générer le mouvement intime de ses personnages, Zürcher dispose une suite de plans fixes dans un cadre resserré qui, grâce aux hors-champs visuels et sonores, vont créer un temps et un espace élargis. Le montage produit une expérience du regard et de l'écoute intense et inoubliable ; une musique sérielle, sèche et ardue, que l'émotion emporte lors de pauses musicales où cohabitent Voyage voyage, le tube de Desireless, et la valse d'amour d'Eugen Doga.

Creuser le  temps au marteau-piqueur

L'élargissement du temps est présenté de façon d'abord assez classique avec le souvenir évoqué par Mara auprès de Lisa. Il y a un an, elle avait perdu son amie dans une ville inconnue. La recherche angoissée s'était apaisée près d'une fontaine où jouaient des enfants. Le plan fixe, empli des cris des enfants, du chant des oiseaux du parc et de l'eau s'écoulant de la fontaine, redonne le sentiment de plénitude que Mara dit avoir éprouvé alors, certaine de retrouver Lisa.

Le retour au présent est plus douloureux comme l'évoque le son strident du thermos mal fermé équivalent de la souffrance lancinante de la séparation toute proche. Mara cherche une souffrance physique pour oublier celle de ses sentiments : s’arracher l’ongle ou être fascinée par le cutter et le tournevis. Elle cherche un oubli de soi dans la méchanceté dirigée vers les autres : elle brûle Kira avec le café versé sur son pelage, tue la mouche, brise le cadre contenant la photo du bonheur du couple Kramer. Elle ment à Eleni sur son métier, dessinatrice et non architecte et, plus gravement, ment à Kisten sur le déménagement à venir de Markus, entrainant la nuit qu’elle regrette ensuite avec Juan. Mara c’est le bug du temps qui s’écoule linéairement ; celui qui introduit du désordre, pourtant impossible, dans le PDF, ou celui qui la rend invisible le temps d'un passage gauche droite vu de la porte des toilettes.

La souffrance de Lisa est plus linéaire. Elle agit. Elle déménage pour ne pas souffrir, sans doute de sa relation qui s’étiole avec Mara et lui fait faire du sur-place. Elle souffre depuis longtemps de son manque d’amour pour sa mère. Astrid de son coté révèle à Mara que lorsque Lisa enfant avait de la conjonctivite, elle posa des sachets de thé sur ses yeux. Cela apaisa sans doute son enfant mais lui donna l’impression qu'elle était morte. Au lieu de se rassurer, elle quitta sa fille pour sortir. Cette confidence d'un abandon n’était pas destinée à Lisa et Astrid s'en trouve consternée lorsqu'elle croise le regard de sa fille dont l'approche avait été masquée dans le hors-champ.

Plus tard, Astrid révélera que la perruque fut achetée lorsqu'elle était enceinte ; ce qui évoqua pour elle la peur de mourir, de perdre ses cheveux et de conjurer cela par l’achat de la perruque. Lisa détourna le maléfice en teignant la perruque en bleu, la transformant en objet festif. Joie qu'elle refuse à sa mère en lui arrachant la perruque ou en désapprouvant son flirt avec Jurek. Les plumes de la doudoune sont un autre traumatisme vécu par la mère et la fille. La première avait raconté qu'une plume sortie de la doudoune équivalait à tuer l’oiseau qui y était enfermé ce qui effraya Lisa enfant. Les plumes qui abondent dans le deuxième acte disent la libération de cette frayeur par la grâce des enfants, Emma et Hamid, qui s'en amusent.


La valse du temps

La souffrance est ainsi évoquée dès le plan initial, répété ensuite deux fois du marteau-piqueur brisant la surface lisse pour mettre à nu le sol recouvert du passé. La fonction principale des objets est de figurer le temps qui passe. Reprenant le concept d'image-temps que Deleuze applique aux plans de nature mortes chez Ozu, Zürcher revient lors des pause musicales sur les objets abandonnés dans la pièce qui soulignent que la vie qu'ils ont incarné un temps n'est plus : le dessin qui vole, le vent dans le plastique, le cutter abandonné sur le rebord de la baignoire, la cigarette sur le balcon, le pansement abandonné, le plan de travail taillé au tournevis, les photos encadrées des Kramer, le pot de plante verte offert à Mara mais qui ne résiste pas au déménagement.

Plus métaphoriquement, l'écoulement du temps est figuré par le vin qui tache le vêtement ou s'écoule du pot de polystyrène pour tacher le dessein ou se déverser de la table sur le sol.

Le temps c'est aussi celui qui englobe aussi trois générations, l'enfance avec Eleni, Emma et Hamid, l'âge adulte et la vieillesse, Mme Arnold, seule dans son appartement avec pour affection un chat qui n'est pas le sien

Tous les personnages portent en eux une souffrance, une attente non assouvie. Alors que la fuite du temps semble faire souffrir tous les humains, les animaux adoptent une attitude placide : Kira, le chien de Karen, ou son chat qui se promène près du bébé, le chien d'Astrid qui s'amuse à déplacer les éponges ou s'accommode des plumes posées sur son crâne. La mouche meurt brutalement faisant  les frais de la déception amoureuse de Mara. L'araignée qui passe de main en main, de Mara à Lisa ou de Mara à Juan, est possiblement associé à la symbolique freudienne de la sexualité ou à celle de la folie (l'araignée au plafond) mais elle renvoie ici au temps qui passe comme le raconte Mara dans le dernier monologue du film : enfant, elle avait besoin de l'araignée pour dormir. Une fois celle-ci disparue, il lui resta sa toile et celle-ci disparut aussi, la laissant seule face à la nuit.

Jean-Luc Lacuve, le 5 novembre 2021.