Xu Xin, né au bord du fleuve Yangtsé, fait de ce cours d’eau un rail de travelling de plusieurs milliers de kilomètres. La douceur du voyage et la tonalité contemplative du noir et blanc sont d’emblée minées par un néon enjoignant sur un gratte-ciel du port de Shanghai : « Tu peux et dois obéir à la loi. » Surnommé sous Mao la Rivière Mère, le fleuve, à mesure que des cartons y épinglent des faits récents, se révèle synecdoque du pays.
Des escales esquissent les portraits d’habitants esseulés, comme si le clochard de L’Homme sans nom de Wang Bing s’était démultiplié, fouillant les poubelles après les festivités du Nouvel An. Dans le vieux village de Datong, un menuisier miséreux scie à grand-peine une planche, reste des gestes industrieux de ce haut-lieu appelé jadis la Petite Shanghai. Si le témoignage constituait le cœur de Karamay et de Pathway (présentés à Cinéma du Réel), ici, c’est le paysage qui porte les stigmates de l’Histoire. Même le pêcheur qui est nommé, Cai Liesheng, dont les filets ont été laminés par une grue de dragage et à qui ses protestations ont valu une mutilation, scrute le lointain silencieusement. Ce silence donne une ampleur insoupçonnée au coût humain de l’industrialisation, patent dans la région du barrage des Trois-Gorges où des villes entières ont été rasées. La litanie des drames fait prendre conscience de l’aspect massif des vies sacrifiées – aussi n’est-il pas anodin politiquement que le voyage s’achève à la source du fleuve : au Tibet. (Charlotte Garson)