Une vieille salle de cinéma à Taipei. C'est la dernière séance, il passe L'auberge du dragon (1). Seuls quelques personnes sont présentes. L'ouvreuse, une jeune femme boiteuse, le projectionniste, un fumeur invétéré et une poignée de clients, dont deux ressemblent à s'y méprendre aux héros du film projeté, une prostituée qui grignote bruyamment des oléagineux, un japonais homosexuel qui tente de draguer le projectionniste et un enfant une micro humanité en somme. La séance se passe, le cinéma ferme, le tout sous une pluie battante.
Tsai Ming Liang filme à coup de plans très longs et fixes ces personnages. On suit ainsi l'ouvreuse, qui une fois le film lancé se promène dans les couloirs sombres, étroits et envahis de cartons du cinéma, cherchant timidement à aborder le projectionniste, jamais là où elle s'attend à le trouver, peut-être la fuyant (quand elle est dans la cabine, une cigarette fume, indiquant son départ récent pour fumer une cigarette dans un couloir).
On se doute que ces deux-là travaillent ensemble depuis quelques années, mais jamais apparemment elle ne réussit à l'aborder franchement. Le metteur en scène nous donne à ressentir comme une tension érotique, encore accentuée par le pas lent et bruyant de l'ouvreuse, que l'on entend arriver avant de la voir.
Cette lenteur, presque languissante, semble faire partie des murs du bâtiment, de la salle aux fauteuils rouge sombre, aux couloirs.
Le spectateur japonais, élément comique du tableau, n'arrête pas de changer de place ne trouvant nulle part le calme nécessaire. Il sort un instant, fumer une cigarette, et demande du feu au projectionniste qu'il croise là : cette scène est marrante, car le second fume tranquillement adossé à une grosse pile de cartons, ne laissant devant lui qu'un très étroit couloir pour un passage éventuel. Le Japonais lui, tente, plutôt que de prendre un autre chemin, de "forcer" le passage, leurs corps se plus que touchant, il approche aussi son visage du sien comme pour l'embrasser.
Sinon on a les deux personnes qui ressemblent à s'y méprendre aux acteurs de Dragon Inn (1), et qui ne se rencontrent qu'après la fin de la séance, dehors. L'un pleurait pendant la projection, devant les combats homériques de Hu. Ils apportent une nostalgie triste au film. Voir cet homme pleurer devant son passé, exposé à la vue de tous, à quelque chose de touchant, presque d'angoissant, surtout qu'il garde un visage impassible. Tous deux ramènent le présent vers un passé, pas forcément glorieux ni meilleur, mais ils donnent un sentiment de mélancolie, celle d'une période qui prend fin.
La jeune femme qui passe son temps à manger du bout des dents et qui est avachie sur son fauteuil, est un élément de la bande son : ses cassages de coquille cadencés finissent par s'intégrer, au même titre que le ronronnement du projecteur, que le pas claudiquant de l'ouvreuse, que le film projeté ou que la pluie qui tombe en trombes à l'extérieur au monde sonore du cinéma.
Tsai Ming Liang a réussi un film quasiment muet (5 ou 6 lignes de dialogue pas plus), sans musique qui ne sombre jamais dans la nostalgie aveugle, dans lequel les sentiments ne sont pas exprimés et semblent condamnés à rester sous-jacents. Un beau film.
(1) Dragon Inn
: film de 1967, réalisé par King Hu, cinéaste né
en Chine populaire qui tourna ses films entre Taïwan et Hong Kong. Il
fut l'instigateur d'un renouveau du wu xia pan, un genre qui mélange
arts martiaux et combats au sabre, en y introduisant un côté
fantastique (sauts aériens disproportionnés, chorégraphies
martiales millimétrées
).
Jean Sébastien Leclercq, le 05/10/2004