Une jeune fille élevée dans un petit port de pêche écossais est autorisée par le conseil exclusivement masculin - de lÉglise à épouser un travailleur « étranger » de la plate-forme pétrolière amarrée au large. Régulièrement réfugiée dans la petite église privée par esprit daustérité de cloches, Bess mime un dialogue avec Dieu (comme une petite fille avec sa poupée, Trier dixit) à qui elle se confie et qui la guide. Elle se donne intacte à Jan dans les toilettes de lauberge des noces avec la hardiesse de la candeur passionnée. Jan nest pas moins amoureux malgré le scepticisme initial de Dodo (Dorothy), la belle-sur de Bess. Le congé écoulé, il doit pourtant bien retourner sur la plate-forme. Bess ne pouvant renoncer un seul instant à la présence de son grand amour, prie Dieu de le faire revenir. Et lhélicoptère rapatrie Jan à moitié mort à la suite du choc sur la tête dun arbre de forage fou. Paralysé sur son lit dhôpital, il confie à Bess quil ne pourra survivre sans sa sexualité, quil lui faut donc la vivre par procuration (« si je meurs, ce sera parce que lamour ne peut me garder en vie »). Dieu sen mêle : « Prouve-moi que tu laimes et je le laisserai vivre ». Bess ne résiste plus. Toute initiative érotique de sa part établit un lien spirituel avec Jan. Ce qui sinscrit dans le langage filmique même ; par exemple, son cou se raidit comme celui de Jan (qui porte une minerve) alors quelle drague, et le bruit dair comprimé du bus au fond duquel elle masturbe un passager évoque le respirateur artificiel du blessé. Réciproquement, il y a dans la chambre dhôpital de Jan une chaise de cuir rouge comme le short de prostituée de Bess. Mais létat de Jan ne saméliore quen proportion des aventures de Bess, qui résiste certes à la pression sociale, mais ne renonce pas vraiment à la pudeur et la fidélité traditionnelles. Devant son échec, Jan se meurt, mais elle se sacrifie en se rendant au rendez-vous dun dangereux pervers qui la blesse à mort. Jan miraculeusement sauvé dérobe le corps voué à lenterrement des maudits, et sur la plate-forme avec ses copains, labandonne de nuit à la mer. Le lendemain matin, revanche divine contre les mesquins, des cloches matérialisées dans le ciel sonnent joyeusement.
Lars von Triers qui avait commencé une carrière dexpérimentateur formaliste virtuose, semble sêtre avisé depuis que le sens ne venait pas de soi-même à la belle forme comme le voudrait notre civilisation du clip (à noter que la société de production de Trier tient lessentiel de ses revenus de commandes de films publicitaires). Mais le thème par lui-même, fût-ce celui de lamour, ne suffit pas non plus. Il le sublime donc par le sacré. Pas le sacré de léglise chrétienne, mais celui qui vient du fin fond de lhistoire de lhumanité et réserve à la sexualité la place centrale. Six ans auparavant, Triers a réalisé un Médée qui me semble très proche à cet égard de Breaking. Il y a du reste, non pas une satire mais une condamnation radicale de la vie religieuse paroissiale, présentée dans les noirs et blanc ou le sépia dun passé révolu au sein même des couleurs vivantes du contexte.
De même létude de femme, pour être véridique ne peut faire moins que la vie réelle qui dépasse toujours en audace tout ce qui peut simaginer. Emily Watson incarne donc une demi-folle puérile toujours aux prises avec les limites.
Mais les valeurs de la société ont basculé : cest la raison qui est nuisible. Les paroissiens ont lécume aux lèvres et le Dr Richardson, si sympa, se fait rigide et méchant. Cette société puritaine repliée sur elle-même ne sera sauvée que par ce quelle vomit, la folie et lhumanité exogène : Dodo létrangère, tout en étant du côté de la raison, sait mieux aimer Bess que sa propre mère qui interdit quon « craque » chez elle. Jan naurait pu sans ses copains, étrangers également, retirer du cercueil le cadavre de sa bien-aimée et y substituer du sable. La lutte en chiens de faïence entre Terry et le conseiller barbu est symbolique : lun avale dune traite sa bière en boîte, lautre ingurgite de même de la citronnade. Le premier écrase dans sa main la boîte en alu, lautre fait dans sa main crispée éclater le verre. Cest la guerre : « Breaking the waves », briser les vagues, métaphore de la tâche impossible qui consiste à lutter contre les forces rétrogrades pour pouvoir simplement exister ; et voici Bess hurlante sur un rocher côtier battu de brisants. Mais Dodo interrompant le rituel denterrement réservé aux hommes pour leur dénier le droit denvoyer sa belle-sur en enfer, témoigne dun début de transformation sociale. Hors de toute utopie, les « étrangers » et les fous (les deux notions fusionnent dans langlais « strangers ») lemportent. Le Dr Richardson reconnaît finalement que tout fut luvre de lamour.
Découpé en 7 chapitres (sensiblement égaux) suivis dun épilogue, chacun doté dun carton de garde agrémenté dune chanson, le film évoque le récit traditionnel. Cependant le cadre serre sur les personnages comme pour sentir leur chaleur et leur odeur. Usant du filage ou du plan commun dans les dialogues, la caméra semble vouloir saffranchir, sans y renoncer tout à fait, de la convention du champ/contrechamp. Ce qui accentue cette impression dêtre au cur de laction. Surtout quil ny a pas de musique daccompagnement qui constituerait une indication narrative surplombante. Il y a donc contradiction apparente entre la fiction affichée et la participation intense ; de même entre la caméra à main et le format cinémascope : méthode qui prend le spectateur au dépourvu en annulant ses défenses.
On a envie de dire que certaines séquences laissent une limpression de lourdeur explicative ; que laccident de Jan par exemple, eut gagné à être davantage suggéré. Que le miracle des cloches lève la très riche ambiguïté de la schizophrénie de Bess en objectivant le divin, et quil affadit aussi la prométhéenne lutte sociale en réintroduisant la transcendance divine. Mais ces critiques sont vaines si lon considère que dans un tel travail, devant une telle force, la norme na plus aucun sens.
Daniel Weyl 1/11/00