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EO

2022

Cannes 2022 Avec : Sandra Drzymalska (Kasandra), Tomasz Organek (Ziom), Mateusz Kosciukiewicz (Mateo), Lorenzo Zurzolo (Vito), Isabelle Huppert (La comtesse). 1h29.

EO, un âne gris au museau blanc, vit heureux dans un cirque polonais, protégé par Kasandra, l'écuyère qui a monté un numéro avec lui. Entre les numéros, il est cependant exploité comme bête de somme par un des hommes du cirque, dur et hargneux. Au retour d'un trajet vers une déchetterie, EO doit quitter le cirque, acculé à la faillite par des défenseurs de la cause animale.

Kasandra est despérée de son départ mais EO, transféré dans un haras n'est pas insensible au beau cheval blanc du box voisin bien bichonné dont il observe les courses le soir. EO perturbe les relations entre chevaux, fait tomber une étagère. Il est alors conduit vers de nouveaux propriétaires. Privé deux fois d'amour, EO n'apprécie guère de se retrouver dans une compagnie d'ânes destinés à amuser des enfants en colonie ou en week-end. Il refuse d'abord de s'alimenter puis, morne, se soumet aux promenades avec les enfants.

Un soir, saoule, Kasandra vient le retrouver la nuit avec Ziom, son compagnon en moto. Eo ne supporte pas son nouveau départ et court à sa recherche en faisant tomber la barrière de son enclos. La nuit, il erre dans la forêt dangereuse avec ses renards et ses loups. Il est choqué du sang du loup agonisant abattu par les chasseurs. Mais il poursuit sa route et arrive en ville

EO contemple un match de foot avec l'envie de frapper le ballon comme le tireur de penalty. Effrayé d'être pris pour mascotte de l'équipe gagnante, il s'éloigne de la fête. Mais les supporters violents de l'équipe perdante ont décidé de se venger. Arrivant en commando de nuit avec de gros bâtons, ils attaquent les fêtards. EO, déjà suspecté d'avoir perturbé le pénalty et ceint de l'écharpe du club, reçoit une violente volée de coups. Laissé pour mort, son esprit s'évade; Il s'anticipe âne augmenté, trans-animal mécanique.

Ramené à la vie par des vétérinaires, il est exploité par un marchand de fourrures. Ne supportant pas qu'il électrocute les animaux dont il va prendre le pelage, EO lui donne le coup de pied de l'âne et le tue ainsi. Étant devenu un assassin, il est condamné à l'abattoir et au devenir salami.

EO est conduit vers un abattoir italien par Mateo, un chauffeur routier. Sur une aire d'autoroute où il peut se laver et se restaurer, Mateo repère une jeune africaine, probable immigrée clandestine qu'il attire en lui promettant de la nourriture. Il lui en donne effectivement mais lui propose du sexe en échange; comme elle s'enfuit, il lui promet que ce n'était qu'une mauvaise plaisanterie. A peine a-t-il le temps de se remettre à manger qu'il est égorgé.

Vito conduit sa voiture dans la nuit sur l'autoroute quand il tombe en panne d'essence. Sur l'aire d'autoroute, il voit les policiers faire descendre du camion de Mateo, les chevaux destinés à l'abattoir. Voyant EO, Vito l'emmène avec lui. C'est dans un van de luxe que Vito et Eo arrivent dans un palais. C'est celui de la comtesse, la mère de Vito. Elle comprend que son fils a dû faire une nouvelle incartade qui l'a fait renvoyer. Il a déjà perdu son palais au jeu et elle lui demande ce qu'il désire vraiment. Vito s'approche pour l'embrasser. EO n'a que faire de ces turpitudes et s'enfuit de nouveau. Il franchit un pont devant des chutes d'eaux et se retrouve dans un champ avec des vaches. Celles-ci sont conduites dans de grands enclos. Eo suit ce cortège. Il le conduit à l'abattoir où il termine brusquement sa vie.

Avec un âne, EO (ou Hi-Han en français) comme personnage principal, c'est à une explosion et surenchère permanente de sensations, sons, couleurs et mouvements que nous convie Skolimowski. Il est en cela bien loin du regard neutre de l'âne d’Au hasard Balthazar (Robert Bresson, 1966) et presque plus proche des animaux de L'incroyable voyage (Duwayne Dunham, 1993).

Une explosion de sensations pour un âne très humain.

En restant toujours au plus près de EO, aussi bien de son œil que de son oreille, ce sont ses sensations que capte la caméra ainsi que son imaginaire. La musique, omniprésente, et les mouvements d'appareils, au drone très souvent, sont sensés aussi être en accord avec ce que ressent l'animal.

La teinture rouge et les lumières stroboscopiques de la séquence inaugurale dans le cirque expriment la sensation de EO vis à vis du spectacle qu’il interprète avec sa partenaire, vraisemblablement écuyère. Exploité par un des hommes du cirque, dur et hargneux, comme bête de somme; il ressent vivement l'amas métallique de la décharge, les aboiements du chien et peut-être même l'ombre menaçante de la grue.

Libéré par des défenseurs de la cause animale, EO perd sa protégée mais n'est pas insensible au beau cheval blanc du haras bien bichonné dont les courses dans le manège la nuit bénéficient d'un léger ralenti. Œil en gros plan, sons vifs, les sensations sont fortes. EO perturbe les relations entre chevaux, fait tomber une étagère et est alors conduit vers un nouveau propriétaire. Des interstices de la camionnette, il voit les chevaux qui lui paraissent courir en liberté. Dos, croupes et cous des chevaux, leurs courses au ralenti, sabots s'élevant du sol, l'émeuvent.

Quand, saoule, Kasandra vient le retrouver la nuit avec son compagnon en moto, il ne supporte pas son départ et court à sa recherche en faisant tomber la barrière de son enclos. La nuit, il erre dans la forêt dangereuse avec ses renards et ses loups. Il est choqué du sang du loup agonisant abattu par les chasseurs. La course au matin est de nouveau teintée de rouge quand la brume se lève, lyrique. EO court comme le ferait un drone qui suivrait le cours rapide de la rivière avant de s'arrêter devant une éolienne et qu'un oiseau, fouetté par une pale, s'écroule à ses pieds.

Après les turpitudes de la comtesse et de son fils, EO semble très désorienté, c'est peut-être ce que suggèrent les chutes d'eau, extrêmement bruyantes, tombant dans le déversoir du barrage et filmées à rebours.

EO n'est pas Balthazar

Un âne confronté au mal était le sujet de Au hasard Balthazar (Robert Bresson, 1966). Les hommes y choisissaient toujours le mal : l’alcoolisme, l’orgueil, l'avarice, le besoin de faire souffrir. Chacun crânement allait jusqu'au bout du mal. Marie, adolescente que sa sensualité fourvoyait auprès de Balthazar, fuyait pourtant in fine son milieu confiné alors que l'âne mourait paisiblement au milieu des moutons. L'âne acceptait les événements sans haine ni révolte et apparaissait comme un saint martyr.

Deux différences majeures distinguent toutefois les deux films. Bresson s’intéressait bien davantage aux personnages qu'à l'âne, passif, relai de sa caméra. Ici aucun des personnages ne présente d'intérêt. En revanche, tout est vu par les sensations de EO qui se révèle bien plus actif que Balthazar.

Balthazar avait des réactions intelligentes et savait s'enfuir lorsque sa vie était mise en jeu : il fuyait ainsi le paysan qui s'était endormi sur la charrette et qui voulait le tuer car l'âne n'avait pu faire mieux que de se renverser dans le fossé. Balthazar fuyait aussi lorsqu'il prévoyait qu'Arnold allait  lui fracasser une bouteille sur le crâne et appelle à l'aide lorsque Gérard s'approche de lui, la nuit, pour le charger de produits de contrebande. L'âne cependant ne pouvait que subir et aller au bout de son destin. Toujours observateur et victime de la méchanceté des hommes, il restait sans réaction, irréductiblement animal. Les seuls champ contrechamp entre son regard et le monde extérieur exprimant une émotion l'étaient face aux animaux d'un cirque.

Chez Balthazar aussi de l'intérêt manifesté pour les autres animaux mais de la stupéfaction probablement.

Ici, EO se fantasmerait volontiers cheval et entretient une relation passionnelle avec le cheval blanc dès qu'il le voit et un désir ardent des chevaux qui courent, libres. Quand EO contemple un match de foot, lui prend l'envie de frapper le ballon comme le tireur de penalty.

Humble jusqu'au bout, dénué ou la moindre réaction violente contre la méchanceté de ceux qui l'ont maltraité et auquel il se sera prêté sous les coups, Balthazar avait tout de la figure d'un saint martyr. Ici, EO s'enfuit de son enclos et surtout tue le fournisseur de fourrures. Il pressent peut-être la perversité de ses maitres italiens et s'enfuit de nouveau. Devant le vacarme de cette eau qui tombe, le suicide sur le pont le guette. Balthazar finissait au milieu des moutons paisibles sans se révolter sur son sort. EO finit au milieu des vaches mais comme piégé, par surprise, scandaleusement.

Plutôt misanthrope, le réalisateur entend probablement dénoncer un monde insensé et cruel où les bonnes intentions en matière de défense des animaux côtoient les pires comportements. Mais c'est surtout un portrait animalier haut en couleurs et sons. EO se trouve ainsi  à mi-chemin entre L'incroyable voyage (Duwayne Dunham, 1993), road-movie animalier et Au hasard Balthazar (Robert Bresson, 1966), conte moral. Sans retrouver la poésie de Bella e perduta (Pietro Marcello, 2015), son intérêt est avant tout formel avec des pointes d'humour et d'étrangeté comme l'âne augmenté, trans-animal mécanique juste un peu désorienté par le stade du miroir lorsqu'il s'interroge sur son reflet.

Jean-Luc Lacuve, le 24 octobre 2022.

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