Allemagne, mère blafarde
1980

1939 : alors que les préparatifs de guerre se font de plus en plus ressentir, Lene rencontre Hans. Entre eux naît une histoire d'amour qui aboutit au mariage. Mais avec les débuts de la campagne de Pologne, Hans, mobilisé, doit rejoindre le lieu des hostilités.

Les premiers temps, chacun tente de supporter la difficile situation de guerre du mieux qu'il peut. Lene attend avec impatience la première permission de son mari. Au front, Hans jure fidélité à son épouse, malgré les moqueries de ses camarades. Mais les choses évoluent. Lene, qui attend un bébé, s'habitue à la solitude. Elle met seule son enfant au monde et subsiste, sans aide, tant bien que mal, reportant toute son affection sur Anna, sa petite fille, et déployant toute l'énergie nécessaire à leur survie.

Les rapports avec Hans, qui revient de temps à autre en permission, se modifient; au point de devenir tendus. Lorsque son mari, démobilisé rentre, Lene doit reprendre son ancien rôle de femme, sans pour autant y parvenir. "La réédification" " et le "miracle économique", qui voient les anciens sympathisants nazis devenir les nouveaux technocrates, sa famille, qui continue de se comporter comme si de rien n'était, tout cela est insupportable pour Lene, qui de surcroît, est atteinte de paralysie faciale. Exaspérée, elle va se suicider, lorsque les pleurs de sa petite fille la font changer d'avis...

L'intrigue du film est très proche du Mariage de Maria Braun de Fassbinder réalisé un an plus tôt. On trouve dans les deux films un mariage en temps de guerre, un amour brisé par la séparation, une femme qui espère des jours meilleurs après la guerre mais qui, face au "miracle économique allemand", vis à vis des valeurs humaines est conduite au suicide. Lene fait l'expérience de la reconstruction, celle des pères absents avec une forte présence des femmes, des femmes des décombres, celles qui reconstruisent alors que sont appelés au pouvoir fonctionnaires et grands juristes dans l'oubli de la Shoah et une dénazification non réalisée : Hans Globke, Ludwig Erhardt qui prend la succession de Konrad Adenauer de 1963 à 1966, Kurt Georg Kiesinger qui lui succède de 66 à 69 ont été dans l'appareil d'état nazi. Maria Braun se suicide au gaz le jour de la victoire de l'équipe allemande de foot, Lene s'y refuse finalement face à ses devoirs de mère.

C'est elle qui permet la transmission. Le film est en effet un hommage de la réalisatrice à sa mère dont est ici racontée la vie avec une réflexion sur la mise en scène de l'histoire exceptionnellement lucide, courageuse, et bouleversante.

Helma Sanders-Brahms réalise en effet un film contre le cinéma pyrotechnique "bon,dit-elle, pour les généraux avec, revolver, meurtres et ketchup ". Elle s'en prend directement là à Hitler un film d'Allemagne et Hitler une carrière. Helma Sanders-Brahms est à la cherche d'un nouveau réalisme, à la suite de Brecht qui intègre étrangeté et distanciation pour une recherche d'objectivité, de vérité qui passe par la cruauté du regard et par l'affirmation d'une vision personnelle posée sur l'histoire.

Helma Sanders-Brahms refuse ainsi de dérouler sa fable sur un mode continue et fluide, comme une évidence des événements avec une logique interne et nécessaire qui entraîne forcement l'identification du spectateur avec les personnages et, par voie de conséquences, ses effets d'illusion multiples : ennoblissement, héroïsation et pathétisme.

Elle refuse l'enjolivement et opte pour une esthétique de l'effroi et de la terreur avec le viol, la paralysie faciale et de l'extraction des dents (du mordant, de la vie). C'est une femme mise à terre, transformée en gueule cassée.

Cette biographie recourt à des modes de vérité que ce soit le fait que sa fille joue son rôle ou les anecdotes réelles telle la paralysie faciale ou l'extraction des dents. Mais il y a aussi des effets de déréalisation de la réalité : les textes littéraires avec le conte de Grim raconté durant le long exode, les regards face caméra de l'enfant, l'extrait de théâtre tiré du Faust 1 de Goethe, la promenade pascale, ou la longue citation de Brecht qui ouvre le film :. "Ô Allemagne, mère blafarde ! Comment tes fils t'ont-ils traitée pour que tu deviennes la risée ou l'épouvantail des autres peuples ? ..."

Alors que la fiction renvoie sans cesse aux effets de réel, les images d'archives documentaires servent d'accélérateur de la fiction, la rencontre avec l'enfant ou les deux soldats qui quittent le documentaire pour venir la violer.

Même effet de distance avec la voix off, apaisante et calme, pour glorifier la mère d'Anna pour recoudre les fils d'une relation devenue problématique et refonder l'Allemagne sur de nouvelles base, celles qu'auraient voulu sa mère : dures lucides, cruelles mais ouverte sur l'avenir. Le cinéma avec son objectif unique examine le monde comme Lene avec un œil unique.

 

Jean-Luc Lacuve le 24/03/2010

 

Source : Marielle Silhouette, maître de conférences à Paris IV, sur le DVd ci-dessous.

Citation d'ouverture:

O Allemagne,
puissent les autres parler de leur opprobre,
je parle du mien.
Allemagne, mère blafarde !
Tu sièges si flétrie parmi les peuples.
Tu fais tache parmi les immondes.
Le plus pauvre de tes fils gît, abattu
Alors qu'il avait grand faim.
Sur lui tes autres fils ont levé la main.
Cela s'est ébruité.
La main ainsi levée,
Levée conter leur frère,
ils rôdent, effrontés, devant toi
Et te rient au visage.
C'est bien connu.
Dans ta maison, on clame ce qui est mensonge.
Mais la vérité doit se taire.
En est-il ainsi ?
Pourquoi les oppresseurs chantent-ils tes louanges ?
Mais les opprimés t'accusent-ils ?
Les exploités te montrent du doigt,
mais les exploiteurs exaltent
le système forgé dans ta maison.
Ils te voient dissimuler le pan ensanglanté de ta jupe
rougie du sang du meilleur de tes fils.
On rit, à ouïr les paroles lâchées dans ta maison,
mais qui t'aperçoit, saisit son couteau
comme à la vue d'une scélérate.
Allemagne, mère blafarde !
Dans quel état t'ont mise tes fils
pour que tu siège parmi les peuples.
Dérision ou frayeur !

Bertold Brecht, 1933

 

critique du DVD
Carlotta-Films, mars 2010. Nouveau master restauré, version originale, sous-titres français. 20€
critique du DVD

 

Suppléments : Entretien avec Helma Sanders-Brahms (11 mn). Froide figure (26 mn), formidable analyse historique et cinéphile de Marielle Silhouette, maître de conférences à Paris IV, sans laquelle on passera sans doute à côté du film.

 

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(Deutschland bleiche Mutter). Avec : Eva Mattes (Lene), Ernst Jacobi (Hans), Elisabeth Stepanek (Hanne), Angelika Thomas (Lydia), Rainer Friedrichsen (Ulrich), Gisela Stein (Tante Ihmchen), Fritz Lichtenhahn (Oncle Bertrand), Anna Sanders (Anna), Miriam Lauer (Anna), Sonja Lauer (Anna). 2h03.

 
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