Accueil Fonctionnement Mise en scène Réalisateurs Histoires du cinéma Ethétique Les genres Les thèmes Palmarès Beaux-arts

Piccolo corpo

2021

Thème : Miracle

Cannes 2021, Semaine de la critique Avec : Celeste Cescutti (Agata), Ondina Quadri (Lynx). 1h40..

Italie, 1900. Agata vit dans une communauté de pêcheurs sur une île du Frioul. Enceinte, elle est l’objet d’un mystérieux rituel auquel participent toutes les femmes de la communauté : on lui taillade la main, offrande de son sang à la mer pour avoir un enfant en bonne santé. Mais ça ne marche pas. Elle perd sa fille à la naissance et, contrairement à son mari, ne peut se résoudre à l’idée que son âme soit condamnée à errer dans les limbes. D'un vieux pêcheur, elle apprend qu'il existerait un endroit dans les montagnes où son enfant pourrait être ramené à la vie, le temps d’un souffle, pour être baptisé et enterré dans une sépulture chrétienne au lieu d’être condamnés à errer éternellement dans les Limbes, sans nom et sans repos comme le proclame alors l’Eglise.

Agata déterre la petite caisse en bois à peine ensevelie au fond des bois et l'attache sur son dos. Elle quitte alors secrètement son ile un soir en barque pour, au petit matin, aborder près d'un bois. Elle y rencontre Lynx, un jeune garçon de son âge au regard farouche, qui promet de la guider sur le chemin des montagnes du Frioul. Mais à peine arrivée dans la grande ferme des métayers, elle est faite prisonnière. Lynx a remarqué le lait qui coule de ses seins et livre Agata aux siens pour qu’elle devienne  la nourrice de l’enfant de leur riche propriétaire.

Lynx attache Agata dans la carriole qui prend la direction du Nord où habitent les prioritaires. En chemin ils croisent une femme à laquelle ils proposent de la conduire plus loin. Elle accepte les  interrogeant sur le contenu de leur cargaison, des ampoules de verre. Apres quelques centaines de mètres. Elle leur demande de s'arrêter puis, fermement, le leur ordonne avec un pistolet. Ses complices, qui l'attendaient là, dépouillent les paysans de leur maigre butin. La brigande ouvre la boite d'Agata puis la lui remet respectueusement lui permettant de s'enfuir ainsi qu'à Lynx. Ils fuient dans les bois. Lynx accepte de conduire Agata vers son but quand celle-ci lui promet de lui donner la moitié du contenu de la caisse

Les deux jeunes gens arrivent bientôt devant l’entrée d'une carrière de charbon. Les Frioulans qui sont là, leur indiquent qu'aucune femme qui est entrée dans la mine n'en ait jamais ressortie. Agata et Lynx s'y engagent quand même car contourner la montagne leur prendrait deux jours supplémentaires. Agata, animée par sa foi, est certaine de retrouver la sortie alors que Lynx, tenant la cage du canari qui les prévient en cas de grisou, est au bord de la panique. Agata le calme en lui parlant de la mer qu'il ne connait pas. Ils trouvent enfin la sortie alors que la lampe à pétrole d'Agata avait elle aussi fini par s'éteindre. Ils se précipitent sur les champignons qu'ils dévorent. En mangeant les noisettes, ils s’enseignent mutuellement des mots de leur dialecte. Le soir, après avoir fait flamber du bois, Lynx fredonne une chanson d'amour en frioulan que reprend aussi Agata. Le lendemain, ils grimpent une pente assez raide et Lynx tente de prendre la caisse d'Agata qui parvient à la garder. Mais le sang qu'elle perdait entre ses cuisses est maintenant abondant et Lynx la porte le mieux qu'il peut jusqu'au premier village. Il frappe à une porte et celle  qui lui ouvre... est sa mère. Son père ne veut toutefois pas laisser entre sa "fille", partie depuis longtemps, sans doute pour fuir le destin convenu qu'on lui promettait. Lynx demande secours aux vieilles femmes du village qui nettoient Agata et la laissent se reposer. Elles demandent qu'en contrepartie, elle leur fasse don de sa longue chevelure pour la vendre.

Les femmes ont ouvert la caisse d'Agata et connaissent l'existence du sanctuaire sans savoir si la foi d'Agata sera suffisante pour permettre le miracle attendu. Lynx, moins déçu par l'inexistence d'une récompense que par le mysticisme d'Agata qu'il ne partage pas et trouve inquiétant, refuse d'aller plus loin malgré la supplication d'Agata. Il lui indique comment arriver à destination alors que la neige tombe.

Agata arrive devant un grand lac, dominé par d'impressionnantes montagnes enneigées. Elle accepte l'offre d'un passeur de lui faire traverser le lac. Impressionnée par la beauté et la tranquillité du lieu et sans doute découragée d'aller plus loin, Agata laisse aller la caisse hors de la barque. Puis elle plonge, désespérée, à sa recherche. Elle se noie.

Plus tard, Lynx est près du corps gelé d'Agata que le lac a rejeté. Constatant la mort d'Agata, il s'empare de la caisse mortuaire et continue son chemin vers le sanctuaire. Il aperçoit ainsi un champ de croix devant une église. La gardienne du sanctuaire le conduit dans l'église. Elle baptise l'enfant et miracle, il ouvre les yeux et respire. Lynx donne un nom à l'enfant et pleure d'émotion.

De nouveau dans les profondeurs du lac, Agata, morte, voit remonter son enfant. Morts chrétiennement tous les deux, ils peuvent se serrer, l'un contre l'autre.

Tourné exclusivement en dialecte de Vénétie et du Frioul, le film paraît d’abord comme une sorte de documentaire sur des communautés de pêcheurs et de métayers de Vénétie puis de mineurs et de villageois des montagnes du Frioul. Quand les liens se tissent entre Agata et Lynx, il se transforme en film d’aventures, odyssée initiatique de deux jeunes gens s’ouvrant à la connaissance de l'autre et à l'amour. Quand vient la révélation que Lynx est une femme, probablement rejetée par ses parents pour son esprit d'indépendance qui lui fait choisir des vêtements d'hommes, la dimension féministe, latente jusque-là, devient plus nette. Le film, déjà riche de ces dimensions se conclut enfin par un magnifique miracle à double détente.

L'Italie au début du XXe

Laura Samani a voulu situer le film en 1901 pour deux raisons. L’une, futile et très personnelle, est liée à la chanson "1901" du groupe Phoenix. L’autre, plus sérieuse, correspond à l’année où Sigmund Freud a commencé à partager ses études sur la psychanalyse. L’année 1901 était la dernière où la religion restait l’unique option. L’église proclame alors que les enfants mort-nés sont condamnés à errer éternellement dans les Limbes, sans nom et sans repos. Il faudra attendre 2007, pour que le Pape Benoît XVI déclare que les Limbes n’existent plus. Jusque-là, l’Église, apparentait ces baptêmes post-mortem à des actes de sorcellerie et ne les approuvait pas, préférant fermer les yeux. Au début du XXe, superstitions, paganisme et catholicisme forment ainsi un étrange mélange, reconstruit par la réalisatrice avec le mystérieux rituel initial au cours duquel on taillade la main d'Agata. Le rituel de cette première scène n’existe pas, il est inventé pour faire comprendre au public à quel point ces trois croyances se mêlaient dans l’esprit des gens, en empruntant de vraies coutumes italiennes qui mêlaient sang, salive et lait maternel. Agata offre son sang pour avoir un enfant en bonne santé. Mais ça ne marche pas.

Les lieux traversés sont magnifiques depuis l'ile de Vénétie jusqu’aux montagnes du Frioul et celles au loin de Slovénie. Laura Samani a retrouvé des paysages vierges de toute trace de civilisation moderne et approche des personnages traversant ces paysages en se référant aux toiles de Giovanni Sagantini, un peintre du XIXème siècle rattaché au courant du symbolisme.

Une odyssée initiatique

Le film, tourné exclusivement en dialectes donne l'occasion d’échanges linguistiques qui révèlent la richesse des parlers du Frioul. Ainsi, dans la belle scène des noisettes pour désigner l’outil fruste (caillou, caillasse, pierre) qui les ouvre. Plus tard dans la nuit, ils s'endorment au son de la chanson fredonnée par Lynx dont Agata reprend quelques paroles. Lynx se penche ensuite sur elle, respectant son sommeil et le secret de la boîte qu'elle retient contre elle.

C'est bien entendu Lynx qui conduit mais, dans la belle scène des galeries sous la montagne dans la mine de charbon, c'est Agata qui apaise en racontant à Lynx le calme de la mer qu’il n'a jamais vue.

Mais ce voyage est également une manière de prolonger la relation symbiotique entre mère et fille, qu’Agata a vécue pendant des mois ; une sorte de prolongement de sa grossesse, où le poids du bébé passe de son ventre à son dos, pèse lourd sur ses épaules. Mère et fille ont besoin de se détacher mais, même si elle n’en a pas conscience, Agata ne le veut pas.

Un film féministe

La révélation que Lynx soit une femme est le point d'orgue du féminisme du film. Son courage rejoint alors celui d’Agata, pour avoir échappé au destin tout fait que voulait son père pour elle. C'est ce même courage qui conduit Agata, à peine remise de couches, à poursuivre son chemin ; elle est fragile et cela décuple la force de son geste. Plus elle perd de sang, plus sa foi est grande et inaltérable. Une indication de la féminité de Lynx avait été donnée lorsque lui aussi se barbouille le visage de noir, se protégeant de la prétendue malédiction de la montagne envers les femmes qu'elle garderait prisonnière en son sein. Beau personnage décidé aussi de la brigande. Enfin, les communautés de femmes, en Vénétie ou au Frioul, semblent bien plus solidaires que celles des hommes.

Un miracle à double détente

Agata, dans un moment de découragement ou de lâcher prise devant la beauté du lac, laisse aller son enfant dans une forme de sépulture aquatique. Mais elle se ravise, plonge et se noie. C'est donc Lynx qui est chargé d'accomplir le miracle en suivant le chemin planté de croix. Au cœur de l'église, elle-même au cœur de cette région montagneuse, se produit le miracle; l'enfant ouvre les yeux et respire le temps de lui donner un nom, "Mer",

Mais plus que le miracle, lui-même déjà très beau,  au cœur de l'église au cœur des montagnes enneigées, c'est son attestation qui est plus émouvante encore. Agata, morte au fond du lac, voit revenir l'enfant désormais baptisé, séparé d'elle par un nom, autre qu'elle-même : elle peut le serrer dans ses bras.

Il est probable que Laura Samani a vu Ordet et Sous le soleil de Satan, les deux films où sont ressuscités des morts par la foi. Son film, par son ampleur, sa simplicité et sa force, en est une forme contemporaine.

Jean-Luc Lacuve, le 22 février 2022

Source : dossier de presse