Au milieu du film, le spectateur pense connaître davance la fin. Les trois couples initialement présentés (Ugo, le metteur en scène et Camille lactrice ; Pierre le philosophe et Sonia la danseuse ; le couple demi-incestueux de Do et de son demi-frère Arthur) vont se livrer à un jeu de chaise musicale : Camille va quitter Ugo pour retourner à ses premières amours avec Pierre, Ugo se consolera avec la charmante Do, et Sonia va succomber aux charmes d'Arthur. Chacun aura trouvé un objet de désir lui convenant mieux qu'au début du film. Le spectateur aura apprécié ce vaudeville léger et aérien, mais un peu conventionnel.
Cette attente est déjouée : lhistoire
navance pas comme prévu. Au contraire, elle revient au point
de départ. Le film tourne sur lui-même. Est-ce pour symboliser
cette structure en cercle que la dernière scène présente
la valse dArthur et de sa sur tandis que la caméra fait
un gros plan sur la forme circulaire du gâteau?Tempus fugit, manet amor
: le temps s'enfuit, l'amour reste et revient au même point.
Le sujet du film pourrait être " cet obscur objet du désir ", selon l'expression de J Lacan. Si Freud est le premier à employer le terme dobjet pour désigner ce vers quoi tend le désir cest Lacan qui, dans sa volonté de parachever luvre du maître, développe la notion. Dans un ouvrage intitulé le transfert, Lacan fait une analyse du Banquet de Platon. A la fin du dialogue, un personnage du nom dAlcibiade explique quil tente de séduire Socrate, mais que ses manuvres de séduction sont vaines. Pour expliquer comment il est possible dêtre amoureux de Socrate en dépit de sa laideur, il compare Socrate à une petite boîte en forme de satyre, dans laquelle on range des bijoux. Socrate est ainsi: grotesque dans son apparence extérieure, mais recelant à lintérieur des «agalmata» (cest à dire de magnifiques statues de Dieux). Lacan va semparer de ce texte: pour lui, lobjet du désir est un objet perdu que lon suppose caché dans lautre. cest un trésor quon ne peut jamais définitivement atteindre ou posséder car il se définit par labsence et le manque.
Dans le film, les personnages sont ainsi à la recherche (il faudrait plutôt dire à la poursuite) de ces «agalmata», de ces trésors cachés. Lorsque le premier couple (Camille/UGO) apparaît dans le film, la valse est commencée, létat déquilibre est rompu par la tristesse de Camille. Seule avec Ugo, elle songe à Pierre que leur séjour à Paris rapproche. Son désir se fait si impérieux quelle va chercher à le revoir des années après leur rupture. Son éloignement va permettre à Ugo de poursuivre son but : la recherche dun manuscrit de Goldoni. Lorsque Pierre et Sonia apparaissent, leur couple est en équilibre : ils ne cherchent rien dautre que ce quils ont. Mais leur rencontre avec Camille et Ugo va les faire à leur tour entrer dans le mouvement : la rencontre de Camille réveille chez Pierre son amour pour elle. Sonia, elle trouve Arthur sur son chemin. Arthur est un personnage torturé. Que cherche -il ? Les femmes qu'il poursuit de ses déclarations? Leurs bijoux pour la valeur qu'ils ont ? Ou une révélation sur le sens de sa vie, celle que la bague qu'il a dérobée à Sonia aurait pu lui délivrer : tempus fugit, manet amor mais qu'il ne comprendra que plus tard lorsque Camille l'aura quitté pour toujours : seul l'amour compte
Le «trésor» recherché dans ces objets ne se laisse pas saisir : Camille, enfermée dans un placard par Pierre senfuit par le toit ; Ugo croit avoir trouvé le bon manuscrit mais il doit déchanter ; Arthur supplie Camille de rester après leur nuit damour, mais elle s'enfuit ; Do prie Hugo de lui ouvrir sa porte mais quand il se décide enfin, elle n'est plus là.
Dautre part, la poursuite de ce «trésor
caché» déplace le désir vers un autre objet, lui
aussi inaccessible. Il y a donc un mouvement tournant de valse, une course
dobjet en objet, mais lobjet du désir reste obscur, caché.
Camille cherche Pierre, elle trouve Sonia et une complicité féminine
inattendue et fragile. Finalement, elle obtient la bague qu'elle ne désirait
pas et qui va pourtant les sauver, elle et Ugo, de leurs tracas financiers.
Arthur perd la bague mais trouve l'amour qui lui échappe pourtant.
Mais est-ce si grave?
Cest peut-être la scène de la bibliothèque avec Ugo et Do qui montre ce déplacement dobjet avec le plus de clarté : Ugo, assis à une table couverte de vieux livres, cherche un manuscrit. Dun air mi-moqueur, mi-enjôleur, Do, du haut de son escabeau, tend sa jambe comme on tendrait le doigt pour lui désigner ce quil cherche en lui disant où se trouve louvrage. Lui, obnubilé par son désir de trouver le Goldoni ne voit dans cette jambe quune flèche indiquant à son regard la direction de louvrage cherché. Faisant mine dindiquer ce qui se trouve au bout de son orteil (la table pleine de livres), elle donne à voir sa jambe pour elle-même. Elle invite le regard à suivre le chemin inverse, de lorteil vers la jambe jusquà son visage et à détourner le désir dUgo de ce qui est désigné (le livre) à ce qui désigne (la jambe) on a bien là un déplacement dun objet du désir à un autre.
Jeanne Balibar portait ce costume dArlequin dans la
scène du repas. Outre le rappel de lItalie et de la Comedia del
Arte, on pourrait penser quil sagit du costume bigarré
des désirs multiples et contradictoires auxquels elle est confrontée
dans cette scène puisquelle est en présence de deux hommes
aimés.
Quand l'objet du désir est atteint il perd son caractère
désirable et donc sa valeur : quand Hugo trouve le manuscrit, il ne
sait pas s'il est content ou triste. Il sait déjà par le vendeur
de manuscrits que ce qui est trouvé et révélé
au grand jour perd de sa valeur et que le manuscrit trouvé a moins
de prix que le manuscrit introuvable. Quand Sonia retrouve sa bague, elle
a perdu pour elle sa valeur sentimentale.
Il faut donc renoncer à la poursuite de l'objet parfait qui comblerait le désir, et se contenter de ce qui est là et ne fuit pas : l'amour (manet amor). Imparfait, insatisfaisant, mais au fond seul à garder sa valeur et à permettre d'interrompre cette poursuite effrénée d'un objet inaccessible. Camille retrouve Ugo, Sonia retrouve Pierre, la ronde est achevée, le cercle se referme. Le film peut s'arrêter.
Si on devait exprimer la morale du film il me semble quelle pourrait consister en ceci: la poursuite de lobscur objet du désir est sans fin. Pour trouver le bonheur (ou lapaisement, qui me semble ici être son synonyme), il faut renoncer à cette poursuite et se rendre présent à lamour qui est déjà là (et ne passe pas). LEtre de lAmour contre limpermanence du désir.
On pourrait pousser linterprétation dans un sens
encore plus psychanalytique : lamour réconcilié et paisible
nest possible que dans lacceptation de la perte et du manque.
Mais ce serait dire ce que le film ne va pas jusquà dire.