Archipels nitrate
2009

Les chapeaux qui volent dans Vormittagsspuk (Richter, 1927), le mur qui se remonte dans La démolition d'un mur (Lumière 1896) : on criait au miracle !

Combien ça dure ? Je veux dire combien dure cette soudure entre les cristaux de sel, le nitrate, et cette surface souple et perforée. Combien dure une image ?
Parler du temps, de l'image. Un même cri depuis Le voleur de bicyclette jusqu'à Mama Roma (1962). Le nitrate qu’on appelait aussi pierre infernale ou cristal de lune … le nitrate. Et là il mon ami m'a coupé net et il m’a dit : arrêtes ton cinéma ! Du tout ! Titre du film en surimpression sur La chenille et la carotte (1911) "Archipels Nitrate, Notes pour une cinémathèque. Un film de Claudio Pazienza Monté par Julien Contreau.

Ce matin, un message dans ma boîte. L’ami me disait … tiens ça c’est pour toi. Et là, devant moi, il y avait une chose étrange. Puis j’ai lu à droite et à gauche et J’ai découvert que c’était la découpe d’un cerveau. Une ramification de neurones qu’un scientifique du 19ème avait rendu visible grâce au nitrate d’argent. Et de manière presque mécanique, j’ai pensé à ce film où un personnage habité par des démons s’agite de bout en bout. Et puis il finissait dans un cabinet de médecins. Et là, on voyait pour la première fois ce qui d’habitude n’est pas visible à l’oeil nu et que le nitrate autorise. Puis l’histoire se terminait assez bien. Le film s’appelait d’ailleurs Une araignée dans le cerveau (E. vardannes, 1912)

Claudio appelle son chat, Croquette, qui l'accompagne durant sa recette de pâté de légume à la gélatine. D’où me venait cette certitude qu’à l’origine la pellicule, avant qu’une couche de nitrate ne la rende photosensible ; et bien que cette pellicule-là était souple et résistante grâce à des gélatines d’origine animale. Mais j’aimais bien cette idée : penser qu’à l’origine la pellicule a une composante animale. Et dire, que le cinéma c’est de la cuisine au moins 16 fois par seconde. Que ça dure un temps, que ça a une odeur. Je veux dire que j’aime penser que chaque photogramme a encore une odeur bestiale. L'autre jour, Marianne à la Cinémathèque m’a montré une bobine acide atteinte par le syndrome du vinaigre, inutilisable, soudée. L’odeur puissante comme si cette déliquescence réveillait l’animal … féroce ! J’ai dit : féroce … Et du coup au bout de ce mot a surgi l’ image d’Anna Magnani dans L’amore (Rossellini)

Non, pas féroce ; ce n’est pas le bon mot … Cruel plutôt, oui ! Irréversible. Irréversible et vertigineux comme tout coup de manivelle. D’ailleurs Antoine Lumière, le père, avait suggéré à ses deux fils d’appeler leur invention DOMITOR … dominateur. Mais Louis et Auguste optèrent pour Cinématographe».

J’aime cette idée celle d’un siècle nouveau qui fait le deuil du précédent. Et tout déborde et tout échappe et filmer, et garder ça et ce qui s’annonce. Non ! Justement j’aime cette idée qu’à un moment on ait pu arrêter et choisir une image de soi, d’un monde possible. Je me suis souvenu récemment d’un texte court où il était question de fenêtre et de volets. Je crois que c’était Kafka Il disait : ça va trop vite … le cinéma perturbe la vision c’est comme si la conscience portait un uniforme. Les films sont des volets de fer. Le volet invisible des fenêtres, des fenêtres qui contiennent des territoires. Et si pas des territoires, une promesse. Et d’autres fois encore, des fenêtres sans contours.

Des fenêtres, des volets, une cinémathèque. Là disait Gabrielle Claes, la directrice 100 000 copies, un peu moins de films. Films reçus, déposés, hérités, achetés, échangés, oubliés, restaurés, montrés quotidiennement. Je viens m’asseoir et ça vient à moi. Il est une cinémathèque où l’on pénètre en dévalant quelques marches. Et ce n’est pas une nécropole. A peine plus bas, le silence est celui d’un temple. Il est une cinémathèque où – disait Hadelin, Hadelin Trinon,oui – où je pourrais croiser de temps à autres le directeur, un homme au sourire timide et félin, parfois malicieux, souvent l’écharpe en laine autour du cou. Il s’appelait Ledoux, Jacques Ledoux et – disait Hadelin – cet homme-là … a sauté d’un train qui probablement l’amenait de Malines à Auschwitz et - caché – il a changé de demeure une guerre durant ne quittant pas d’une semelle la copie inflammable d’un film mythique (Nanouk, l'esquimau). J’aime cette histoire ou légende … peu importe. J’aime aussi penser qu’ à l’image de ce scientifique qu’il interprétait dans ce film de Chris Marker (La jetée), Jacques Ledoux organisait, ici à la cinémathèque, des expériences sur le temps. Très souvent, il arrivait à la cinémathèque quelques minutes avant la séance et moi, de même. Ici, je suis apatride ici, encore, et tous les jours,sans relâche. Parfois moins timide. Ici j’esquive. Ici … Ici je suis chez moi. Ici … tout s’efface. Ici, l’absence. Ici, ni seul ni avec. Ici croire, oui … ne faire que ça. Et douter et croire à nouveau … Non. Ici … l’écran, sublime prétexte ici chaque soir … chaque soir croire à l’imminente rencontre. Extraits de Miracle à Milano, Le départ avec Jean-Pierre Léaud sur la mobylette), de L’amateur, Monsieur Fantômas, Le bonheur, Tous les autres s’appellent Ali, Il museo dei sogni Sous-titres : "Ici, à l’abri du feu, reposent les films avant leur projection. « Mais après quelques années d’exploitation, leur mort survient » « On les prélève et on les conduit à la guillotine ». « Ce n’est pas uniquement faute de place… » « Mais aussi pour ne pas concurrencer les nouvelles sorties ». « Un notaire certifie l’identité du film » « Puis les bobines sont entamées à la hache et rendues inutilisables ». Mais pas tout a disparu. On l’a cherché là … Pas long temps Puis Francis a posé la copie devant mes yeux. Je voulais revoir ce premier film pour ainsi dire « western » Surtout voir le plan de clôture d’un truand en fuite. Et le truand avait disparu. Pas de plan J’ai retrouvé ses traces, chez moi Et le truand m’a tiré joyeusement dessus Comme il le fait depuis un siècle. Mais là aussi, incomplet ! Et là … là je le tiens … je le tiens, le truand … à côté de Bresson et Ioselliani et Imamura, et Russ Meyer et Ferreri, et Shindo oui … je le tiens coincé, là ! En tous cas peu fiables, imprévisibles ces copies. Parfois – pour un seul et même film - l’une plus longue que l’autre. Parfois supposer l’intensité originelle d’une couleur Et chercher, doubler, redévelopper, retirer. 80% des films tournés avant les années 30 ont disparu : détruits, perdus, brûlés, abîmés, décomposés, oubliés. Et là d’immenses frigos qui ralentissent la décomposition. Marianne me disait : ça pourrait durer quelques siècles … un peu moins un plus un peu … 400 ans ? Mais tout n’est pas là. Certaines copies uniques je ne les ai pas vues à la cinémathèque Royale de Bruxelles. En tous cas pas ce film polisson. Ni les versions sonorisées des films dits muets. Ici, dans la petite salle, on baisse rigoureusement le volume de ces copies-là. Il est des trains qui ne s’arrêtent pas en gare de la Ciotat ni ailleurs. Des fictions, des trains qui évoquent des visages Et ces visages D’autres encore. Elle … Elle avait été secourue par un passager … médecin, marié. Lui … avait été son enseignant. Dans l’un et l’autre cas, une sidération.

Extraits de Brève rencontre, L’homme au crâne rasé. Carton film muet. « Seule la prise cinégraphique au ralenti peut donner cette admirable décomposition du mouvement ». Carton film muet : « Un indigène des Bahamas, nageur sans rival, va se charger de ramener à la surface le lourd poids de plomb ». Il est des fictions et des trains. Il est une histoire. Il est des visages, un présent. Il est des visages. Des visages, des histoires. Des histoires, Un visage. Négatif, son épreuve Une copie, son sosie.

Extraits To be or not to be, de Monsieur Ledoux (E de Kuyper, 1988). Voix : "oui … on y va Ledoux". J’ai encore revu cet ami. Une part d’humanité a transité par ici Lui ai-je dit. Et là mon très intime écran fait peau neuve. Je ne vois plus où est l’ancienne cabine de projection, ni l’endroit de mon siège préféré. Soit, dit-il Non, regarde … regarde encore, c’est imminent. Sur ce fauteuil couleur anthracite … un présent. Oui … disons ça. Carton film muet : "Epilogue". Générique de fin

 

 

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Genre : Documentaire. 0h46.