Jozef est venu rendre visite à son père dans un sanatorium. Dans le train, il croise la route dun contrôleur aveugle qui lui assure quau terme de son périple, il aura trouvé son propre chemin. Létablissement médical que Jozef découvre est un vaste palais lugubre, rongé par la vermine et tapissé de toiles daraignées. On y croise seulement une infirmière peu loquace et un médecin docte. Celui-ci lui explique que si son père peut lui sembler mort, il nen est rien tant quil git dans ce sanatorium où le temps a été comme retardé. Ne comprenant rien à ce discours, Jozef saventure dans la vaste demeure délabrée et voit apparaître son double.
Frédéric Mercier pour DVDclassik
: D'après Le Sanatorium au Croquemort de Bruno Schulz. Le dixième
long métrage du cinéaste polonais ressemble à un gigantesque
cabinet de curiosités où seraient entassés des objets,
des époques, des hommes et des phrases sans aucun lien logique, sinon
celui de la pourriture morale et physique qui guette chaque élément
de la nature. Le film se donne à voir telle une chambre des merveilles
pleine de breloques cramoisies et de bibelots poussiéreux où
hommes et choses se confondent; un bric-à-brac où sentassent
oiseaux de Paradis miteux, mannequins de cire sanglants, figures dopérettes
de la grande Histoire, récits daventures exotiques, femmes plantureuses
et foule tantôt exaltée tantôt brisée dune
communauté hassidique de Galicie dans les années 30. La Clepsydre
est un vaste grenier de souvenirs et de possibles récits où
lespace et le temps seraient comprimés par un imaginaire poétique
exubérant Un magma de visions oniriques noyé sous des couches
de grisaille gothique et la musique hypnotique et murmurante de Jerzy Maksymiuk.
Non content de sattaquer à un écrivain a priori inadaptable
où éléments, personnages et trames se brisent, se recomposent
sous des apparats différents et dans un langage baroque, il choisit
de mêler plusieurs récits des recueils Le Sanatorium au croque
mort et Les Boutiques aux cannelles. Mais Has veut les entremêler de
manière non linéaire comme sil fallait encore pousser
plus loin et dépasser les expériences délirantes de Schulz.
Le cinéaste choisit de concentrer essentiellement son budget dans des
décors absolument fascinants où se devine un esprit érudit
dantiquaire fasciné par lHistoire, les légendes,
les mythes bibliques, les écrits cabalistiques et les récits
gothiques. Il entame également de longues recherches pour reconstituer
certains villages de Galicie des années 30 et le mode de vie des communautés
hassidiques.
Dans ce magma temporel et spatial, le sanatorium sapparente à
un vaste grenier délabré, un immense palais dans lequel on se
perd vite et qui révèle lart de lespace du cinéaste.
La caméra "ophulsienne", toute de mouvement, de circonvolutions,
en longs travellings et autres plans-séquences dynamiques, se déplace
sans sarrêter entre les murs et les alcôves cramoisies avec
une telle agilité, une telle aisance, que très vite sen
ressent une impression dartificialité. Dans ce palais lugubre
se devine un décor de studio qui, demblée, mine les distinctions
entre réalité et fiction et déploie lune des nombreuses
mise en abîme dun film qui veut faire éprouver à
son spectateur le même cheminement intérieur que celui de son
héros.
On retrouve ici un des motifs du cinéaste déjà présents
dans son Manuscrit : le voyage initiatique pour le héros comme pour
le spectateur. Le film en tant quexpérience sensorielle de la
connaissance qui ébranle les doutes et accomplit un cheminement. Le
film en tant que rêve tant pour lhomme qui se déplace à
lintérieur que pour celui qui lobserve. Comme sil
fallait faire subir autant de chemins de traverse à lun comme
à lautre. Comme si le film était en soi ce rêve
au terme duquel Joseph se transforme à son tour en contrôleur
de train, ce narrateur aveugle et omniscient qui a compris limpossibilité
quil y aurait à saisir un seul instant au temps. Le spectateur,
égaré dans La Clepsydre, doit à son tour avoir été
transformé par les doutes que le film distille.
Ainsi, le héros est un être tout à fait neutre, auquel
il est possible de sidentifier. Il nest pas vraiment personnifié
et rappelle dinnombrables figures de voyageur anonyme que lon
trouve dans la littérature dEurope de lEst et évidemment
chez Kafka, que Schulz adulait tout particulièrement. Il traverse ses
pensées et les rêves en observateur distancié, mimant
les réactions dun spectateur médusé et perdu. Comme
lui, il croit pouvoir se rattacher parfois à certaines situations apparemment
familières. Il simagine trouver du sens là où tout
se dérobe à chacun de ses pas. Là où le doute
et la stupéfaction accompagnent chacune des traversées des multiples
miroirs où il croise ses innombrables doubles.
Le voyageur se voit lui-même, dès le début du film,
en train daccomplir la scène que nous venons dobserver
et durant laquelle il arpentait le cimetière aux abords du sanatorium.
Comme le spectateur, il regarde un homme en train de contourner une immense
maison gothique. Dès linstant où le voyageur se voit refaire
les mêmes gestes, le film tout entier sincline sur ce modèle,
se plie aux pouvoirs du Sanatorium. La caméra devient les yeux dun
des multiples doubles de Joseph. La caméra filme ce que lun des
multiples Joseph observe dans lun des rêves à lintérieur
du film-rêve. Le film dans le film débute comme un rêve
dans un songe plus vaste.
Si le sanatorium recule effectivement le temps, le film effectue donc ce mouvement
à son tour et imagine un autre film dans le film qui prendrait un autre
chemin. La Clepsydre sabîme dans le rêve dun premier
rêve. Ce nest plus seulement le héros qui va découvrir
ce recul du temps, cest le film tout entier qui va être possédé
par les expériences que lon fait subir aux malades de cet hôpital
délabré. Dès lors que Joseph se voit lui-même,
le film recule tout en avançant vers un ailleurs, un autre récit.
Il reprend les mêmes gestes quau début, répète
la scène. Seulement, derrière la grande porte gothique du Sanatorium,
à la place des tombes entassées, se laissent deviner les premiers
feuillages dun immense jardin tropical. Décor totalement différent.
Vision quasi opposée. En y pénétrant pourtant, le héros
et le jeune enfant qui le guide (et qui pourrait être un autre double
de lui-même) ne saventurent pas dans la forêt que les feuillages
laissaient présager, mais dans une maison familiale. Dès cet
instant, il nest plus possible de reculer. La logique a abandonné
lespoir de se rattacher à un quelconque récit. Seul le
temps, inexorable, avance sans aucune possibilité dêtre
arrêté. Sil est retardé, il finit toujours par tout
emporter et révélera le caractère insaisissable de chaque
chose et surtout de chaque instant. Lhomme est condamné, emporté
par le tumulte du temps à ne pouvoir se raccrocher à quoi que
ce soit.
Pour le spectateur, embarqué comme le voyageur dans un rêve incohérent,
au gré de la fantaisie, il suffira de se laisser glisser de scènes
en scènes sans chercher à maintenir sa logique. Jozef sabandonne.
Il rampe sous un lit pour échouer dans un marché auprès
dIndiens sud-américains, sur une place de fêtes où
déambulent des hommes arborant des masques dimmenses volatiles
multicolores, dans des ruines aux cotés des Rois Mages, dans une boutique
hassidique, sur un terrain de batailles, aux confins de guerres mexicaines
et dintrigues de cour. Chaque élément du décor
peut ouvrir de nouvelles portes, de nouvelles visions.
Les personnages endossent des rôles différents, prononcent des sentences souvent absconses (tirées de la prose baroque de Schulz) et passent leur temps à se contredire. Tel le Sanatorium où se devine lartificialité dun décor, les personnages sont aussi les acteurs dun rêve. Si la vie est un songe, ce délire onirique est un théâtre de marionnettes. Comme dans un songe, les personnages changent de masques, de costumes. Personne nest jamais ce quil prétend être. Tous obscurcissent et illuminent le voyage, le font avancer et reculer à la fois. Les femmes sont tantôt prudes, tantôt aguicheuses. Son père est tour à tour enfantin, docte, autoritaire, solennel, malade.
Pourtant, dans ce vaste jeu de rôles, seule peut-être la figure
solennelle et pathétique du père, un boutiquier passé
à coté de son existence, scande un probable récit de
la désillusion. On imagine Jozef ne pas accepter la mort de son géniteur,
à la fois héros et tyran, et cherchant peut-être à
reculer le temps pour pouvoir encore garder quelque chose de lui. Cest
lun des rôles des multiples évocations de lenfance
où Jozef imagine les aventures de son père et tente de se raccrocher
à une image pure. On va ainsi retrouver ce personnage du père
sous de multiples rôles, dans différentes postures et achever
le parcours en vieux marchand fatigué et endetté. Venu chercher
son père au Sanatorium, Jozef réalise labsurdité,
le dérisoire dune existence laborieuse, à mille lieux
des fariboles quil se plaisait à imaginer enfant.
Dans ce vaste rêve quest La Clepsydre, choses et hommes se confondent
à tel point que Jozef revoit certains protagonistes de lHistoire
sous la forme de mannequins de cire et dautomates. Inexorablement, seul
le temps effectue un parcours obligé. Tout ce que traversera le héros,
il le retrouvera plus tard comme abimé, esquinté. Durant la
première partie, Jozef poursuit ses souvenirs denfant, ses rêves,
bifurquant dans la boutique paternelle, dans la maison familiale. Dans la
seconde, chaque chose métamorphosée réapparaîtra,
mais sous des formes toujours plus ternes, tristes, avachies, pathétiques,
grises et surtout couvertes de pourriture et de vermine. Les lieux de jadis
où déambulait une foule agitée deviennent des antichambres
de la mort, espaces vides et déserts où subsistent quelques
passants fantomatiques. Le film glisse avec Jozef de la lumière vers
la grisaille, les ténèbres et les tréfonds de la terre.
Le héros chemine de scènes en scènes, au détour
de raccords fulgurants, despaces-temps insensés où peu
à peu la petite et la grande Histoire se confondent. Jozef voyage en
lui-même pour effectuer, avec et pour le spectateur, un parcours initiatique
et picaresque, de la lumière aux ténèbres. Dès
louverture du film, dans un train qui pourrait sapparenter à
ceux de la mort, où voyagent des corps avachis et prostrés,
le contrôleur aveugle lui administre le programme de ce voyage initiatique.
Il finira par trouver son chemin intérieur, il finira comme illuminé
par comprendre peut-être la seule vérité dun monde
dont toute explication semble impossible, où toute connaissance et
moment se dérobent. Il ne faut peut être pas pénétrer
les mystères de Dieu. Le temps capricieux file, emportant toutes choses.
Il ny a rien peut-être rien à dérober à une
des multiples réalités. Cest ici, dans son cheminement
absolu, dans son refus de se plier aux conventions dun récit
traditionnel que le cinéaste confond son cinéma total avec la
pensée indécidable de Schulz.
Dans les multiples trames ouvertes puis fermées de La Clepsydre, ce
nest pas tant la mort qui guette chaque élément que la
décrépitude. Le film se teinte de mélancolie, de tristesse
et de grisaille à mesure quil progresse. Comme toute chose, il
se désagrège. Le monde hassidique de la Galicie des années
30 nest plus. Et le cinéma le reconstitue. Ainsi, ce train peut
être celui des camps de la mort mais aussi celui qui laisse choir derrière
lui un monde disparu. Mais cest surtout le train comme métaphore
traditionnelle du cinéma. Cest ce que dénote la première
scène extraordinaire du film où Jozef observe au travers de
la fenêtre du train, comme sur un écran de cinéma, le
battement daile dun oiseau qui tente de suspendre son vol.
Frédéric Mercier pour DVDclassik