1943. Des Tsiganes marchent à travers la forêt essayant d'échapper aux patrouilles nazies à l'orée des bois. Ils trouvent P'tit Claude, garçonnet de neuf ans, dont les parents ont disparu depuis le début de la guerre et qui tient absolument à les suivre.
C'est bientôt la saison des vendanges et les tziganes arrivent dans un village situé en zone occupée, près de la frontière belge où ils ont l'habitude de transiter
Théodore, vétérinaire et maire du village leur explique qu'une nouvelle loi leur interdit désormais de continuer de voyager sous peine d'emprisonnement. Mademoiselle Lundi, l'institutrice et secrétaire de la mairie fait la connaissance des Tsiganes qui se sont installés à quelques pas de là. Humaniste et républicaine convaincue, elle s'arrange, avec l'aide de Théodore, pour que les enfants Tsiganes soient scolarisés. Théodore recueille P'tit Claude qui se prend d'amitié pour Taloche, grand gamin bohémien de trente ans musicien et illuminé.
Pierre Pentecôte qui les engagea autrefois pour chanter dans un cabaret dont il est propriétaire vient leur rendre visite. Son comportement étrange est vite interprété comme inamical par les bohémiens. Et il revient en effet bientôt accompagné de miliciens et de policiers pour confisquer, à son profit, les chevaux des Tsiganes.
Ce sont ensuite des militaires allemands qu'aperçoit Mlle Lundi. Sans doute sont-ils venus emmener les bohémiens vers un camp de rétention, prélude à leur départ vers les camps de la mort. Seul Taloche qui se rue sur une voie de chemin de fer en courant jusqu'à se mêler à la terre semble avoir échappé à la rafle. Il découvre sur les rails une montre tzigane qui lui fait probablement comprendre qu'il trouvera sa famille quelque part près de la voie de chemin de fer. Fernand découvre en effet un camp vide, dévasté et s'en va prévenir Théodore.
Celui-ci décide alors de céder pour une somme symbolique une vieille demeure familiale aux Tsiganes. Désormais sédentarisés, ils peuvent être libérés. La confrontation avec les voisins, l'arrestation de Théodore et de mademoiselle Lundi dont les Allemands ont découvert l'activité de résistante, les conduisent à reprendre le route.
Un soir, Taloche pressent la tragédie. Les Allemands et la police française viennent les arrêter. Taloche s'enfuit mais est abattu au sommet d'un arbre et froidement exécuté par l'officier nazi. La bâche tombe sur le camion qui conduit les Tsiganes à Auschwitz.
Comme Andrzej Wajda souhaitait, depuis la sortie de la Pologne de la sphère communiste, évoquer le massacre des soldats polonais à Katyn, Tony Gatlif a depuis toujours souhaité évoquer le sort des Roms durant la seconde guerre mondiale. Moins connus que la Shoah dont furent victimes des millions de Juifs, les massacre de milliers de Polonais et de Roms sont aussi bien moins documentés et nécessitent une part de fiction pour être mis en scène.
Tony Gatlif avait ainsi d'abord pensé faire un documentaire sur ce sujet, mais, les archives étaient insuffisantes. On ne connaît ainsi aucun Juste vivant ayant sauvé des Roms. Il finit par trouver dans un livre de Jacques Sigot, une anecdote de quelques lignes : "Le destin d'un dénommé Tolloche fut particulièrement tragique. Interné à Montreuil-Bellay, il réussit à se faire libérer après avoir acheté, par l'intermédiaire d'un notaire, une petite maison à quelques kilomètres de la ville. Incapable de vivre entre quatre murs, il reprit la route pour retourner dans son pays d'origine, la Belgique. Il fut arrêté dans le Nord et disparut en Pologne avec ses compagnons d'infortune"
Pour échapper au piège de la reconstitution qui retracerait un chemin de croix terrible et inéluctable des Tsiganes vers la mort, Gatlif recourt à un symbolisme discret, lyrique et juste. Les tsiganes sont les princes de la terre, étrangers au conflit entre français et allemands. C'est comme porteurs d'un hymne à la liberté et à la beauté de la nature qu'ils sont massacrés par la brutalité mécanique, pure et impitoyable des nazis aussi bien que par la veulerie des provinciaux français engoncés dans leurs préjugés et leurs intérêts mesquins.
La représentation des camps
Shoah de Lanzmann et les Histoire(s) du cinéma de Godard ou le livre L'histoire caméra d'Antoine de Baecque permettent d'approfondir le débat sur la façon juste ou non de représenter les camps de la morts, c'est à dire de se porter à la hauteur de ce traumatisme qui a fait basculer notre vision de l'humanité et par voie de conséquence aussi l'histoire du cinéma. Reconstruire les camps de la mort comme Spielberg dans La liste de Schindler, c'est se servir de façon fort discutable des camps à la seul fin d'intensifier la dramaturgie du film. Cela n'anéantit pas toutes ses qualités mais en amoindri considérablement la portée.
Tony Gatlif s'est posé la question et a renoncé à représenter Auschwitz où seront conduit les Tziganes. A la fin du film, la bâche qui tombe sur le camion suffirait à symboliser leur destin. Plus poignant cependant, Gatlif fait courir Taloche dans un champ qui parvient à éviter les balles de l'officier allemand. Mais Taloche ne court pas dans un film à suspens. Au lieu de s'éloigner horizontalement dans le champ de la fiction, il grimpe aux arbres dans un élan symbolique qui n'échappe à personne. Et c'est ce symbole de liberté qu'abat l'officier allemand. Ensuite, son exécution froide et inhumaine dans l'eau de la rivière, incarne sobrement l'horreur nazie.
La représentation du camp de Montreuil-Bellay pour les "individus sans domicile fixe, nomades et forains, ayant le type romani" qui fut géré par le régime de Vichy du 8 novembre 1941 au 16 janvier 1945 est également aussi forte et juste qu'émouvante. Gatlif coupe alors court à la fiction et nous met en face des yeux le regard caméra de femmes et d'enfants qui semblent nous interroger autant que les français de l'époque en nous demander comment cela est-il possible de réserver un tel sort à des être humains. Une nouvelle fois cette distanciation par rapport à la fiction vient marquer ce qu'a d'irréductiblement effroyable l'horreur nazie.
La Liberté pour échapper à la haine
Des le rythme des seaux frappant sur les portes des roulottes au grès du déplacement des chevaux, dès le mouvement de grue qui s'élève des roulottes pour saisir le village dans la pleine par-dessus un arbre, dès la splendeur sans maniérisme de la forêt ou du cortège de roulottes, Gatlif installe son film dans un parcours qui se détache du réalisme pour magnifier la beauté des gitans. Les tentes plantées dans l'herbe grasse, les chevaux qui la pâturent tranquillement. la gitane offrant les dentelles, les gitans offrant de rétamer pots et casseroles aux trous invisibles sont autant de clichés saisis pour leur simple beauté et qui viennent en contrepoint des clichés tout aussi ancrés contre les gitans et ironiquement rappelé comme voleurs de poules (celles qui s'enfuient à leur approche) ou de voleurs d'enfants (P'tit Claude interrogé dans la classe).
Même les acteurs sont porteurs d'une dimension symbolique qui vient se rajouter à leur destin de fiction. "Pour le rôle de Théodore, déclare Gatlif, je voulais un acteur qui ressemble à un Français de l'époque. Une voix et une gueule un peu comme Pierre Fresnais, Maurice Ronet, Jacques Charrier ou Gérard Philippe. Marie-Josée Croze m'a semblé une évidence pour Mlle Lundi. Je voyais en elle un personnage hitchcockien, à la fois fragile, mystérieuse et forte. son personnage d'institutrice républicaine résistante. Rufus, c'est l'oncle de tous les Français. C'est la France. Pour le personnage du milicien Pierre Pentecôte, on a travaillé avec Carlo Brandt pour ne pas faire une caricature de salaud. Au contraire, on lui a donné un air piteux avec son chapeau qui lui tombe sur le front, son costard marron qui ferme avec une épingle à nourrice tellement il a grossi depuis le début de la guerre."
Connu pour ses spectacles impressionnants mélangeants théâtre et acrobaties, James Thiérrée était un choix de premier ordre pour le réalisateur : "Pour ce rôle, je voulais un musicien, quelqu'un qui soit à la fois capable de jouer de la musique, de monter aux arbres et d'en tomber. Sans tricher... Impossible a priori de trouver un tel acteur. Et puis un jour, j'ai vu James au Théâtre de la Ville à Paris. Je n'avais jamais vu ça. J'étais impressionné. C'est l'acteur dont je rêvais pour ce rôle. N'étant pas rom, il a fait un travail énorme pour l'être. Pendant six mois, il a appris à parler la langue rom, à jouer de la musique tsigane et surtout à se laisser posséder par la liberté de Taloche."
Le film s'appelle Liberté. Un mot aussi simple que symboliquement hors de portée de la condition humaine. C'est pourtant en le confrontant à son opposé dans la barbarie que Gatlif parvient à en donner une représentation inoubliable.
Jean-Luc Lacuve le 28/02/2010
Avec : James Thiérrée (Taloche), Marc Lavoine (Théodore), Marie-Josée Croze (Mlle Lundi), Mathias Laliberté (P'tit Claude), Carlo Brandt (Pierre Pentecôte), Rufus (Fernand), Alain Blazquez (Le Capitaine de gendarmerie), Arben Bajraktaraj (Darko), Georges Babluani (Kako). 1h51.