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Tár

2022

Avec : Cate Blanchett (Lydia Tár), Nina Hoss (Sharon Goodnow), Noémie Merlant Noémie Merlant (Francesca Lentini), Sophie Kauer (Olga Metkina), Mark Strong (Eliot Kaplan), Julian Glover (Andris Davis), Sylvia Flote (Krista Taylor), Adam Gopnik (Lui même). 2h38.

Lydia Tár, cheffe avant-gardiste d’un grand orchestre symphonique allemand, est au sommet de son art et de sa carrière. Le lancement de son livre approche et elle prépare un concerto très attendu de la célèbre Symphonie n° 5 de Gustav Mahler. Mais, en l’espace de quelques semaines, sa vie va se désagréger d’une façon singulièrement actuelle. En émerge un examen virulent des mécanismes du pouvoir, de leur impact et de leur persistance dans notre société.

Le film est l'histoire de la chute d'une femme, Lydia Tár, pas loin de se prendre pour Dieu, régissant tout à la fois le temps et les humains. Avec son générique de fin au début puis une image mystérieuse avant l'apparition de Tár, Todd Field instaure un style de mise en scène bien plus interactif avec ses spectateurs auxquels il demande peut-être d'accepter la rédemption de son son anti-héroïne.

La chute a déjà eu lieu

Le film démarre sur un long générique, celui que l'on trouve habituellement à la fin, puis s'ouvre sur un gros plan de téléphone sur lequel s'échangent des textos ironiques sur la personne filmée de dos, une femme assise dans une cabine d'avion blanche. C’est ensuite que Lydia Tár apparaît, longuement interrogée par le journaliste Adam Gopnik. Pourquoi avoir placé le générique de fin au début ? Peut-être pour dire que ce que va défendre Lydia, la maîtrise absolue du temps est déjà terminé avant que ne commence le film. Lydia a la triomphale prétention de maîtriser le temps en détenant de la main droite la baguette du chef d'orchestre et le maître des autres en ordonnant, de la main gauche, à chacun de jouer sa partition. Cette prétention est corrompue par l'image du téléphone qui s'avérera être un flash-forward quand commencera sa descente aux enfers. Car le programme du film est celui de la chute de la détestable Lydia Tar qui exerce sans contrôle de son pouvoir pour prendre des amantes, licencier qui bon lui semble ou terroriser une gamine qui harcelait la sienne. Tant qu'elle maîtrise parfaitement ces univers comme elle maitrise parfaitement son orchestre tout va bien pour elle. Mais Lydia a commis une faute qui va déchainer contre elle la violence. Elle a, plusieurs fois, déconseillé à des orchestres qui sollicitaient son avis d'intégrer Krista Taylor sous prétexte qu'elle est fragile. Elle n'a pas ensuite répondu aux appels au secours de son ancienne élève. Elle en fut pourtant proche pour l'emmener avec son assistante actuelle, Francesca, dans un voyage en Amazonie.

En méprisant ses alliés (sa femme, Eliot Kaplan qui gère la fondation qui permet la formation de futurs chefs d’orchestre, ses élèves, son assistante, les musiciens de son orchestre), elle subit l’estocade avec la violoncelliste, Olga Metkina. Lydia la désire dès qu’elle la croise et entraperçoit ses bottines vertes dans les toilettes. Elle en tombe amoureuse, la voyant et l’invitant le plus possible. Elle dépasse les bornes au point de la favoriser outrageusement pour la désigner comme soliste pour le Concerto pour violoncelle d'Edward Elgar en complément de programme à La 5e symphonie de Gustav Mahler, puis pour l’accompagner à New York. Mais Olga Metkina est une fervente féministe, en connaissant et commémorant ses principales figures de prou. Lorsque Lydia s'embarque pour New York, alors que Francesca a démissionné, elle indique à l'hôtesse de ne pas fermer la porte du jet privé car "quelqu'un doit venir". C'est alors que se fait le raccord avec l'image initiale du téléphone aux textos ironiques. C'est Olga qui le tient et qui est probablement en train d'échanger avec Francesca.

Liberté d'interprétation

Si le mystère de l'image initiale se résout, il est bien d'autres points d'interrogations laissés dans le film. Comme si Todd Field choisissait dans sa mise en scène de ne pas faire preuve du même pouvoir absolu sur son spectateur que son anti-héroïne. Si la complicité entre Francesca et Olga est établie; on ne sait pas quand elle remonte et qui en a pris l'initiative.

De même, qui a volé la partition personnelle de la 5e symphonie de Mahler chez Lydia et Sharon ? Les bruits qui troublent le sommeil ou les courses de Lydia sont-ils tous des hallucinations mentales ? Qui a pu laisser fonctionner le métronome ? Que signifient les mystérieux dessins des envois de Krista, que l'on aperçoit aussi en pâte à modeler dans la chambre de Petra et près du métronome laissé la nuit en fonction ? Que s'est il passé durant le voyage en Amazonie ?

Sauver son héroïne par la musique quelle qu'elle soit

Lydia Tár est renvoyée à sa propre monstruosité lorsqu'elle va dans le salon de massage aux Philippines. Il lui est demandé de choisir, par le numéro cousu sur leur peignoir, l'une des jeunes femmes têtes baissées, prêtes à toutes les soumissions. La numéro 5 seule lève la tête. Lydia, faisant soudain le rapprochement entre son échec de la 5e de Mahler et la fierté des femmes (Krista-Francesca-Olga) qui lui ont résisté et auxquelles elle doit sa chute, sort vomir sur le trottoir. D'une certaine manière, ce vomissement vaut les larmes Zampano dans La Strada (Federico Fellini, 1954) : une révélation de sa monstruosité.

La suite constitue la même rédemption ironique. Lydia est à la tête d'un orchestre, non pour une symphonie, mais pour une performance live du jeu vidéo japonais Monster Hunter devant un public de cosplayers. Ce jeu de rôle consiste à chasser une multitude de monstres dans un pays fantastique. Le concert du Monster Hunter Orchestra a lieu chaque année au Japon depuis 2009, et il est diffusé en direct dans différents pays, y compris le Royaume-Uni. Celui des Philippines est certes moins prestigieux mais Lydia s'y donne à fond sans retenue, revenue une humble exécutante de la musique dont elle a gardé la passion.

Jean-Luc Lacuve, le 3 février 2022.

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