Aussi à l'aise sur les toits de Paris que dans ses caves, ses boîtes de nuit ou ses terrains vagues, la bande des vampires emploie les grands moyens pour terroriser victimes, adversaires ou concurrents. Coffre-forts garnis de têtes fraîchement coupées, assassinat d'une danseuse pendant son numéro; bagues empoisonnées et stylos dont la plume tue; canon silencieux et sans lueur qui anéantit un cabaret, et coule un vaisseau de guerre détenant l'égérie de la bande; milliardaires américains dévalisés au moyen d'un phonographe; suggestions hypnotiques, enlèvements, usurpations d'identité... Les vampires sont partout : salons, auberges, grands hôtels, banques, châteaux, cabinets de juge d'instruction, et sévissent partout. Même aidé par un ex-vampire repenti (Mazamette), le journaliste Guérande parvient avec peine à anéantir la bande et à rendre aux malles leur innocente fonction de réceptacle à vêtements au lieu de cercueils intérimaires.
En 1915, le projet des Vampires, nouvelle série policière née de la collaboration de Louis Feuillade et de Georges Meiers, naîtra de la concurrence entre la Gaumont et son rival Pathé, qui cherche lui aussi à profiter de la vogue des serial. Lorsque les dirigeants de la Gaumont, dont fait partie Feuillade, apprennent que Pathé a acquis les droits d'un serial américain traduit sous le titre des Mystères de New York (The Exploits of Elaine, de Donald Mackenzie), qu'ils comptent transformer en succès à l'aide d'une campagne publicitaire étoffée, ils tentent de prendre de vitesse le rival, en faisant paraître sur les écrans une nouvelle série avant la sortie de ce feuilleton traduit et importé d'outre-Atlantique. Cette série sera celle des Vampires : son premier épisode, sorti le 13 novembre 1915, battra effectivement de vitesse la série concurrente de Pathé, et comptera en tout dix épisodes d'une quarantaine de minutes chacun, jusqu'au dernier, lancé le 30 juin 1916.
Divertissement populaire ou oeuvre poétique visionnaire ? Les deux !
Chacun des épisodes des Vampires remportera un honorable succès, livrant bataille au cheval de Troie américain que sont Les Mystères de New York, et ce malgré une campagne défavorable de la part de la critique et des autorités. Les premiers, Louis Delluc en tête, considèrent Les Vampires comme un pur divertissement vil et vulgaire, mercantile, sans valeur artistique, ce qu'ils déplorent et condamnent ; les seconds, les autorités policières en particulier, toujours fort préoccupés de morale et de salubrité publique, dénoncent le caractère immoral de la série, dans laquelle ils perçoivent une éloge du crime organisé et une incitation au vol, en plus d'une valorisation des bandits et hors-la-loi. Tout ceci n'empêchera pas, bien sûr, le large public de se ruer pour voir chaque nouvel épisode.
Avec Les Vampires, Louis Feuillade se surpasse, et compose presque malgré lui et les contraintes qui pèsent sur la production de la série, une grande oeuvre d'art. Chaque nouvel épisode doit être écrit, tourné et diffusé à une vitesse foudroyante afin de concurrencer la sortie des Mystères de New York : étonnamment, le résultat semble s'être nourri de cette excitation et cette nervosité, et installe un climat des plus étranges, où l'improvisation et les tournages précipités installent une poésie brute et simple. Il serait bien sûr vain et inutile de décrire ou résumer les innombrables péripéties et sous-intrigues qui composent les multiples avenues qu'emprunte chaque épisode des Vampires. Retenons la trame de base, tout le reste n'est que variation feuilletonesque : la série de Feuillade raconte la lutte menée par le journaliste-enquêteur Philippe Guérande (Édouard Mathé) contre une association de puissants et ingénieux malfaiteurs qui commettent nombre de crimes restés impunis. Cette bande, qui s'est donnée le nom des "Vampires", est dirigée par deux redoutables et mystérieux individus, "Le Grand Vampire" (Jean Aymé), et "Irma Vep" (Musidora). Cette dernière, égérie du groupe, dont le nom constitue un anagramme de "vampire", se vêt d'une cagoule et de vêtements moulants noirs qui s'inscriront dans l'imaginaire des cinéphiles et qui s'imposera comme un motif culte de la série. Le personnage immortalisé par l'actrice fétiche Musidora deviendra du même coup la première vamp et femme fatale du cinéma, et installera la mythologie des Vampires aux lisières du fantastique. Car si, comme on l'a compris, Les Vampires dont il est question ici n'ont rien à voir avec les créatures surnaturelles que l'on connaît, et que le style des récits plein de péripéties composés par Feuillade ont plus à voir avec le genre policier que le fantastique, on se plaît à retrouver dans cet univers à l'imaginaire inventif et délirant une surprenante touche de bizarre et d'étrange qui en font tout le charme noir.
On ne sera guère surpris d'apprendre que ce sont les surréalistes, Aragon et Breton en tête, qui rétabliront les premiers la réputation de l'oeuvre de Feuillade auprès de l'intelligentsia culturelle. Depuis, le culte voué aux Vampires et à la muse Musidora ne s'est plus démenti, et les hommages fusent de toutes parts. Plusieurs auront remarqué l'influence de la série culte de Feuillade auprès du grand Fritz Lang et de son personnage machiavélique du Docteur Mabuse (voir notre dossier), sans parler de la série des James Bond au cinéma. Des cinéastes émérites comme Alain Resnais et Georges Franju témoigneront aussi de l'influence déterminante de ce cinéaste fondateur et de cette oeuvre inclassable. Plus récemment, Olivier Assayas a rendu un splendide et inspiré hommage aux Vampires dans le film Irma Vep (1996), où Jean-Pierre Léaud incarne un cinéaste obsédé à l'idée de tourner un remake de la série de Feuillade, et où Maggie Cheung incarne une nouvelle et étonnante Musidora aux collants noirs suggestifs.