Le camion

1977

Avec : Gérard Depardieu (Lui), Marguerite Duras (Elle). 1h20

Place du Maréchal Foch à Jouars-Pontchartrain, un camion Saviem est garé. Au petit matin sur une place plus garnde, il allume ses feux et démare (Généroque). Le camion continue ensuite sur une route nationale, le matin.

Elle (off) : Ça aurait été une route au bord de la mer. Elle aurait traversé un grand plateau. Et puis un camion serait arrivé. Et il aurait passé lentement à travers le paysage. Il y a un ciel blanc d'hiver. Une brume aussi, très légère répendue partout : sur les terres, sur la terre (Beethoven, Variations Diabelli).

Lui : - C'est un film ?
Elle : - Ça aurait été un film. C'est un film oui. Le camion aurait disparu puis aurait réapparu. On aurait entendu la mer, loin, et très fort. Et puis au bord de la route une femme aurait attendu. Elle aurait fait signe. On se serait approché d'elle. C'est une femme d'un certain âge habillé comme à al ville. Vous voyez ? (oui) Aux alentours, il n'y a aucune habitation. Elle porte une valise. Elle monte dans le camion. Le camion repart. Et on quitte le bord de la mer.

Lui : - On se trouve dans quel paysage ?

Elle : Indiferrent. La Beauce peut-être, vers Chartres. Ou bine dans les citée d'immigration, les Yvelines

(Beethoven, Variations Diabelli). Elle (off); C'est là qu'elle aurait commencé à regarder le paysage

  Dans le salon de sa maison de campagne, Marguerite Duras lit simplement un manuscrit. Elle raconte une histoire, au conditionnel, à son interlocuteur, pratiquement muet, qui pose de temps à autre une question ou fait un commentaire. Celui-ci donne en quelque sorte la réplique. " Ça aurait été une route".

Le conte a véritablement commencé. Une femme âgée, " déclassée ", aurait arrêté un camion. Elle aurait parlé beaucoup; notamment de sa fille, qui vient d'avoir un enfant; mais aussi de Karl Marx, de cette idéologie en déconfiture dans ce inonde horrible dont elle souhaite qu'il aille à sa perte.

Parfois Marguerite Duras fait une pause dans sa lecture, comme si elle voulait préciser son histoire en y ajoutant quelques commentaires. On entendrait le vent, dit-elle, on ne peut résister au vent. Pendant les longs silences qui ponctuent le récit, il faudrait s'imaginer que l'on voit défiler de la cabine du camion des forêts, des prairies, des bourgs, des lignes de chemin de fer, des couchers de soleil, des tas de choses encore... Le camion serait beau, énorme; il traverse aussi des paysages tristes, des banlieues noirâtres où l'on voit des pancartes publicitaires vantant le charme des " villages".

Le camion roule dans la nuit, et son conducteur est accompagné d'un deuxième chauffeur, "qui dormirait" et qui est réduit à une masse sombre, anonyme. Marguerite Duras, nous a raconté une histoire qui pourrait faire l'objet d'un film, et c'est ce conditionnel qu'elle nous a défini; un autre film qui relate d'un scénario qui n'a jamais été tourné.

Entretien paru dans Le Monde, en 1977 :

Comment peut-on concevoir un film qui repose uniquement sur la parole ?
Le Camion ne repose pas uniquement sur la parole, il y a quelqu’un qui lit, quelqu’un qui écoute. Le camion sur une route, c’est une image, c’est de l’image. Ça n’aurait pas pu être du théâtre, Le Camion n’est pas joué, il est lu, et il n’a pas été répété. S’il l’avait été, ç’aurait été un autre film.

Je ne sais pas si on peut parler de mise en scène ni même de montage dans Le Camion, mais peut-être seulement d’une mise en place. Dans la chaîne de la représentation, il y a un créneau blanc : en général, un texte, on l’apprend, on le joue, on le représente. Là, on le lit. Et c’est l’incertitude quant à l’équation Camion. Je ne sais pas ce qui s’est passé, j’ai fait ça d’instinct, je m’aperçois que la représentation a été éliminée. Le Camion, c’est seulement la représentation de la lecture elle-même. Et puis il y a le camion, élément uniforme, constamment identique à lui-même, qui traverse l’écran comme le ferait une portée musicale.

Je dis Le Camion comme j’entends l’écriture se faire. Car on l’entend, avant la projection sur la page. Avant la sortie de la phrase, elle est entendue. Je me tiens dans cet espace-là, c’est être au plus proche de l’énoncé interne. En général, il y a la projection sur la page et la préhension de l’écrit par un tiers. C’est le spectacle, Là, ça n’existe pas. On ne descend pas vers l’éclatement du texte. La lecture fait remonter vers lui, vers le lieu où il n’est pas encore dit. Dans une relation personnelle, dans la vie, il y a surgissement de la parole, et rien à faire, on ne le retrouve, jamais, ni au cinéma ni au théâtre. Il y a une sorte de passage à I’acte du texte qui l’use qui le vieillit. Dans Le Camion, sauf moi qui le connaissais pour l’avoir écrit, personne n’avait entendu le texte. Bien sûr, c’est un risque très grand. Le Camion, c’est ce risque là.

C’est un texte approximatif et interchangeable pour la plus grande part. Il y a ça qui compte beaucoup. À tout moment, je pouvais m’autoriser à tout changer. Le film s’est fait en même temps qu’il s’est filmé.