Une cheminée d'usine s'apprête à tomber...
Pendant ce temps, le 11 mai 1745, un peintre poète, torse nu et portant perruque, dessine une figure féminine sur une toile. Il tente d'en effacer la bouche mais ne parvient qu'à gribouiller la toile. Un jeune noble frappe à la porte de sa chambre alors que tonnent au loin les canons de la bataille de Fontenoy. Il s'en va, effrayé. Le peintre ne sait à quoi est due cette frayeur, à sa toile ou au modèle en fils d'une sculpture qui flotte dans la pièce.
Le poète se lave les mains et s'aperçoit avec horreur que les bulles d'air qui remontent à la surface proviennent d'un trou dans sa main : c'est une bouche, la bouche du tableau qu'il avait tenté d'effacer. Cette bouche dans la main s'accroche comme une lèpre. Il l'embrasse puis tente de la transférer sur une statue sans bras de son atelier. La statue s'anime et lui ordonne de pénétrer dans le monde des miroirs. À son invite, le poète plonge dans un grand miroir ornant l'un des murs de la pièce.
De l'autre côté, il découvre des lieux et des personnages étranges : un couloir d'hôtel dans lequel il parvient à voir derrière les portes par le trou de la serrure. Dans la première, chambre 17, il voit l'exécution d'un mexicain qui se relève et est tué à nouveau. Dans la chambre 19, une femme donne une leçon de vol à une fillette. Dans la 21, un chinois fait des tours de magie dont il voit les ombres au plafond. Dans la chambre 23 un hermaphrodite apparaît et disparaît sur un canapé. Une main tend un révolver au poète et une voix lui dicte le mode d'emploi pour se tirer une balle dans la tête. Ce qu'il fait. Et, alors que le sang coule, il décide qu'il en a assez et rentre dans sa chambre. "Les miroirs feraient bien de réfléchir à deux fois avant de renvoyer des images" et il détruit la statue. Mais "A détruire les statues, on risque d'en devenir une soi-même" et le poète devient statue.
Cette statue est demeurée jusqu'à aujourdhui dans la cours d'une école où a lieu une bataille de boules de neige. L'une d'elles heurte de plein fouet un garçonnet qui s'effondre. Des spectateurs en habit de soirée viennent assister, comme au théâtre, à l'agonie de l'enfant près du corps duquel le poète et une jeune femme jouent aux cartes. La jeune femme prévient le poète que, s'il n'a pas l'as de coeur, il est perdu. Celui-ci se penche alors vers le coeur de l'enfant mort et en tire un as. Le poète se suicide, aux applaudissements des invités. La jeune femme devient la statue du départ. Ne laissant aucune trace dans la neige, elle s'éloigne magiquement en tenant une lyre et une mappemonde.
La cheminée d'usine du début s'écroule, signifiant que
tout n'a duré qu'une seconde, comme dans un rêve.
Si le film appartient bien au cinéma expérimental c'est d'abord parce que Jean Cocteau ne connaissait rien à la technique cinématographique au moment où il fit ce film :
Quand j'ai fait Le sang d'un poète, je ne me doutais pas que c'était du cinéma. C'était un moyen pour moi de faire de la poésie plastique, et je n'ai jamais pensé que ce film passerait nulle part (...) Je n'ai été totalement libre que dans Le sang d'un poète parce que c'était une commande privée (du vicomte de Noailles, comme L'âge d'or de Buñuel) et que j'ignorais tout de l'art cinématographique. Je l'inventais pour mon propre compte et l'employais comme un dessinateur qui tremperait son doigt pour la première fois dans l'encre de Chine et tacherait une feuille avec. Charles de Noailles m'avait commandé un dessin animé. Je me suis vite rendu compte que le dessin animé exige une technique et une équipe encore inconnues en France. Je lui proposai donc de faire un film aussi libre qu'un dessin animé, en choisissant des visages et des lieux qui correspondissent à la liberté où se trouve un dessinateur inventant un monde qui lui est propre. Je peux même dire que le hasard, ou du moins ce qu'on nomme le hasard (et qui ne l'est jamais pour ceux qui s'hypnotisent sur un travail), m'a souvent rendu service. Sans oublier les brimades du studio où l'on me croyait fou, brimades dont je vous donnerai un exemple. Je terminai Le sang d'un poète. On ordonna aux balayeurs de nettoyer le studio pendant nos dernières prises de vues. Comme j'allais m'en plaindre, mon opérateur (Perinal) me pria de n'en rien faire. Il venait de se rendre compte que la beauté des images naîtrait de la lumière des lampes à arc à travers la poussière soulevée par les balayeurs.
L'expérimentation, parfois maladroite, donne des effets surprenants. Ainsi, pour faire un travelling sur le poète devant un fond noir après la traversée du miroir, Jean Cocteau ne comprit pas qu'il suffisait de faire avancer la caméra vers le sujet ou l'en éloigner. A la place, il avança le sujet filmé, placé sur des rails, vers la caméra. Ce qui donne un espact étrange au plan. De même, afin de créer une marche qui serait celle des rêves, il a demandé de coucher les décors du film sur le sol, de manière à ce que le mur du décor soit par terre. Le personnage marche ainsi de manière étrange "La musculature mouvante ne correspond pas à l'effort de sa promenade (Du cinématographe, p. 163)". Il fit aussi peindre les yeux de la statue sur les paupières de l'actrice Lee Miller. Ne voyant rien, sa démarche devenait irréelle.
Jean Cocteau avait d'abord demander à Georges Auric de composer les musiques en fonction des séquences où elles seraient placées. Puis il décida au dernier moment de mélanger les thèmes musicaux et de les placer au hasard dans le film, "afin [...]que cette musique de film colle moins à la roue". (Du cinématographe, p. 168)
Ces éléments donnent au Sang d'un poète l'atmosphère si particulière, décalée, des rêves.
Le Sang d'un poète "n'est qu'une descente en soi-même, une manière d'employer le mécanisme du rêve sans dormir [...]. Les actes s'y enchaînent comme ils le veulent, sous un contrôle si faible qu'on ne saurait l'attribuer à l'esprit. Plutôt à une manière de somnolence aidant à l'éclosion de souvenirs libres de se combiner, de se nouer, de se déformer jusqu'à prendre corps à notre insu et à nous devenir une énigme." (La Difficulté d'être, p. 891).
L'expérimenttaion est sytématisé dans l'hôtel derrière le miroir. La série de chambres, accessibles au regard uniquement par le trou de la serrure illustre un principe d'illusion cinématographique, avec un peu de l'exubérance naïve des films de Méliès que Cocteau a dû voir dans son enfance. Le Mexicain assassiné est ressuscité en marche arrière, l'angle de la caméra nous permet de voir une jeune fille s'accrochant aux murs du plafond ; enfin, un hermaphrodite est construit à base de chair, de lignes dessinées et d'un rotorelief dans le style de Duchamp.
Le film resta pendant au moins vingt ans à l'affiche d'une petite salle de cinéma de New-York et battu le record de longévité d'un film à l'affiche. Dans cette même salle, Charlie Chaplin vit ce film et comprit "qu'il pouvait exister un cinéma en Europe" (Du cinématographe, p.167).
Bibliographie:
Internet : Jean Cocteau, le poète de cinéma texte de Simon Tirant.