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Les herbes sèches

2023

Cannes 2023 (Kuru Otlar Üstüne). Avec : Deniz Celiloğlu (Samet), Merve Dizdar (Nuray), Musab Ekici (Kenan), Ece Bagci (Sevim), Erdem Şenocak (Tolga), Onur Berk Arslanoğlu (Bekir), Münir Can Cindoruk (Feyyaz), Yüksel Aksu (Vahit). 3h17.

Sur une route balayée par la neige, un car s'arrête à l'embranchement d’un chemin. Un homme en descend et avance lentement vers le village en léger contrebas. C’est Samet qui enseigne le dessin dans un village reculé d’Anatolie. Il a passé quatre ans dans ce village et espère une mutation pour Istanbul. Mais il doit de nouveau reprendre les cours après les vacances d'hiver parmi ses collègues qu'il apprécie plus ou moins. Samet s'est pris d’affection pour Sevim, son élève la plus brillante à laquelle il a ramené un cadeau, un miroir, que la fillette accepte en riant. En classe, il lui donne toujours la parole suscitant un sentiment d’injustice chez les garçons qu’il réprime en les menaçant de sanctions. Sevim et Sonaie, son amie, enhardies par ses marques de favoritisme en viennent même à lui demander de  les dispenser du cours de son collègue, Kenan, qu'elles trouvent ennuyeux. Samet s'y refuse.

Samet fréquente aussi bien le quartier général de la gendarmerie locale que les soirées alcoolisées chez Vahit où il retrouve Feyyaz, un marginal idéaliste qui prône la révolte armée.

Un matin, Bekir, le proviseur et la professeure de lettres font irruption dans la classe et fouillent les cartables, trouvant un pointeur laser chez l'un, un bijou chez l'autre et, dans le cartable de Sevim, le miroir et un cahier contenant une lettre que l'adolescente déclare en vain être un effet personnel. A l'intérieur, une lettre que la professeure garde pour elle. Samet qui a craint un moment que Sevim avoue l'origine du miroir s’empresse d'aller récupérer la lettre dans la salle des professeurs sous prétexte qu'il est le professeur principal tout en accusant ses collègues d'aridité sentimentale pour se moquer d'une lettre d'amour d'une adolescente. Samet s'apprête à savourer la lecture de la lettre, certain qu'elle lui est destinée. Mais à peine a-t-il le temps de la lire dans le local du concierge qui lui sert de bureau que Sevim vient la lui réclamer. Samet, qui l'a cachée dans son bureau, déclare qu'il vient de la déchirer et qu'elle n'a pas à rougir d'une telle lettre évoquant ses souvenirs d'élève amoureux de sa professeure. Mais Sevim tient à sa lettre et s'obstine à la réclamer sans se laisser amadouer par les paroles ambigües de son professeur. Semet en sortant de l'école voit Sevim près d'un adolescent et peut-être comprend-il que c'est à lui que Sevim destinait la lettre.

Chassant ce doute de son esprit, il répond à la sollicitation de Kenan d'aller chercher de l’eau d’une source au sommet d'une montagne. Pendant que l'eau coule en un mince filet,  les deux hommes ont le temps de se prendre en photo.

Semet rencontre dans la ville voisine Nuray, une enseignante, native de la région, et revenue y travailler depuis peu. Nuray a été blessée dans un attentat contre les ressortissants Kurdes dont elle avait pris part à la lutte. Sa jambe touchée par un éclat n'avait pu être sauvée de part le peu d'empressement de la population locale et des autorités à les secourir. Menacée de gangrène, elle avait été amputée. Grâce à l'argent de ses parents, elle avait acquis une prothèse moderne qui ne laissait plus transparaître qu'un léger boitement dans sa démarche. Professeure d'anglais, elle s'adonne au dessin après avoir suivi des cours. Semet est ravi de rencontrer une jolie femme idéaliste qui fait preuve d'esprit et d'ambition artistique. Il la félicite sincèrement et lui déclare pratiquer la photo en amateur; lui reviennent alors en tête plusieurs clichés pris précédemment de paysans locaux.

En sortant de cours, le proviseur, Bekir, annonce à Kenan que lui et Semet sont immédiatement convoqués chez le recteur. Samet espère qu'il s'agit d'annoncer à Kenan sa nomination comme proviseur, lui qui a sept ans d'ancienneté dans l'école, et que lui-même obtiendra une promotion. Ils sont cruellement déçus puisque le recteur leur annonce qu'ils sont sous le coup d'une plainte pour comportements déplacés envers les élèves. Il s'empresse toutefois d'ajouter que lui-même et le préfet ont immédiatement étouffé l'affaire, remontée par leur proviseur. Devant les protestations des deux enseignants, le recteur les menace à mots couverts de ne pas chercher à en savoir davantage auprès de leurs élèves sans quoi le dossier sera rouvert et menacera leurs carrières.

Kenan et Semet reviennent furieux de cette entrevue et prêts à en découdre avec Bekir. Tolga, leur ami professeur de sport, sert de médiateur à cette confrontation. Bekir explique penaud n'avoir fait que suivre la procédure et refuse fermement de délivrer le moindre détail.

Chez Tolga, Kenan et Semet parviennent à en savoir davantage. C'est d'un conflit entre filles et garçons que tout est parti. Les premières rapprochant à un garçon de tenter de voir sous leur jupe avec un crayon laser.  C'est là l'origine de la fouille des cartables. Réunis ensuite pour une explication, Sevim et sa camarade Sonaie s'étaient plaintes de gestes déplacés de Kenan et Semet.

Semet ne peut cacher sa rancœur et déclare à ses élèves qu'il faut se méfier des langues de vipères et que si Sevim se mettait à critiquer ses professeurs, ils devraient immédiatement lui en faire part. Puis il expulse Sevim de son cours et vient même lui interdire de s'appuyer contre le mur du couloir. Sevim ainsi humiliée parvient à grand peine à contenir ses larmes

Lors d'une autre sortie à la recherche de l'eau de source Semet fait le panégyrique de Nuray à Kenan. Il l'encourage à l'épouser; lui-même étant certain d'aller à Istanbul à la rentrée prochaine.

Lors de son deuxième rendez vous avec Nuray, Semet est ainsi accompagné de Kenan. Semet regrette bientôt son initiative car Nuray déclare qu'avec son handicap elle n'est pas tenue à une ancienneté dans son poste avant d’obtenir une mutation et que, si elle ne se sentait pas redevable envers ses parents qui l'ont recueillie après sa blessure, elle partirait pour Istanbul. Il regrette d'autant plus la présence de Kenan que celui-ci finit par susciter un intérêt de la part de Nuray en étant toujours gentil et positif, proposant notamment de lui servir de guide avec sa voiture pour visiter de sites de la région.

Lors d'une sortie pour l'un d’entre eux, Nuray propose à ses deux amis de les inviter un soir chez elle. Semet cache  sa rancœur quand il découvre que Kenan rencontre Nuray en ville. Il cuisine son colocataire qui nie obstinément. Il se débrouille alors pour croiser Nuray en ville qui lui avoue que Kenan lui donne des leçons de conduite et les invite pour le lendemain soir chez elle.

Semet ne transmet pas l'invitation à Kenan et se présente seule chez Nuray. Celle-ci ne cache pas sa déception de le voir venir seul. Semet a cependant assez de ressources pour engager un débat philosophique avec elle; lui prônant un individualisme forcené, garant de sa liberté; elle prônant la force de l'engagement. De guerre lasse, car emplie de doute sur son propre discours, Nuray se laisse approcher par Semet après lui avoir demandé pourquoi il avait refusé de transmettre son invitation à Kenan. Après avoir éteint les lampes du salon pour suivre Nuray dans sa chambre, l'acteur qui joue Semet sort du décor, parcourt le plateau de tournage parmi les techniciens et s'en va prendre un cachet dans les toilettes. Puis il retourne dans la chambre de Nuray qui l'attend sur son lit. Après une nuit d'amour qui ravit Semet, celui-ci est contrarié par la demande de Nuray qui lui demande de ne pas parler de ce qui s'est passé entre eux à Kenan.

Semet s'empresse bien au contraire de tout révéler à Kenan d'un air détaché sachant pertinemment qu'il va le blesser cruellement. Il se réjouit ainsi de le voir, mine renfrognée, refuser de répondre aux messages que lui envoie Nuray. Nuray débarque le soir après ses cours pour une explication avec ses deux amis. Elle ne se sent pas coupable d’avoir couché avec  Semet et voudrait que Kenan garde d'elle une bonne opinion même s'il n'est pas obligé d'accepter son idée de la liberté.

C'est l'été. Semet au bord d'une rivière se désespère que la végétation tout près soit déjà asséchée par le soleil trop vif. C'est le dernier jour d'école. Sevim vient lui apporter sa part de gâteau dans son local. Semet voudrait y voir un geste de réconciliation ou mieux peut être une tentative de reprendre une dernière fois ce qu'il croyait être leur relation d'antan. Relevant le maquillage séduisant de Sevim, il tente de lui extorquer qu'elle pourrait avoir quelque chose à lui avouer. Plus il s’obstine et plus Sevim le regarde durement l'invitant quand même à la kermesse du soir. Semet n'ira probablement pas à cette rencontre où les parents sont conviés, lui qui les a toujours pris de haut. En se remémorant les clichés qu’il a pris de Sevim, il lui adresse mentalement son discours comme quoi elle a vécu les meilleurs moments de sa vie.

Quelques semaines plus tard, Semet, Kenan et Nuray visitent un site archéologique avec la voiture neuve de cette dernière. Semet gravit seul la colline, en surplomb de ses deux amis qui se prennent en photo. Il est désormais, le sent-il,  telles les herbes sèches qu'il foule au pied.

Ceylan, qui connait son Tchekhov par cœur, fait de Semet un Platonov ou un Sérébriakov, en pire. Ecrasé sous le poids d'une vie trop médiocre, Semet se bat pour mieux s'autodétruire en portant un discours de liberté se dégageant de toute valeur transcendante alors que ses photos viennent pourtant affirmer son talent, si soigneusement gâché, pour ne plus laisser subsister qu'une herbe sèche.

Semet un Platonov ou un Sérébriakov, en pire

Le film dresse le portrait d’un homme amer, méprisant, odieux, déloyal, fourbe, veule, pitoyable, imbu de lui-même qui se déprécie tout seul à chaque long discours qu'il prononce. Il ne fait jamais preuve du moindre intérêt notamment en cours où ses consignes sont pour le moins minimales, en proportion inverse à jouer au donneur de leçons attribuant les bons points à ses favorites. En face de lui, le modeste Kenan, sincère et serviable : il projette des vidéos à longueur de cours. Il est donc probablement sujet à la vengeance de ses élèves.

Semet pourrait être Platonov ou le détestable professeur Sérébriakov d'Oncle Vania alors que Kenan jouerait ce rôle titre. Sevim pourrait alors préfigurer, Elena, la jeune femme du professeur et Nuray serait Sonia qui conclut la pièce : "Nous devons vivre. Nous allons vivre, oncle Vania. Passer une longue suite de jours, de soirées interminables, supporter patiemment les épreuves que le sort nous réserve. Nous travaillerons pour les autres, maintenant et jusqu’à la mort, sans connaître de repos, et quand notre heure viendra, nous partirons sans murmure, et nous dirons dans l’autre monde que nous avons souffert, que nous avons été malheureux, et Dieu aura pitié de nous...Tu n’as pas connu de joie dans ta vie, mais patience, oncle Vania, patience… Nous nous reposerons… Nous nous reposerons !"

Nuray, un peu comme Nihal, la sœur de Aydin dans Winter sleep, porte un discours humaniste mais déjà résigné. Il est souvent vain d'attendre un changement en changeant de lieu car on emporte avec soi ses problèmes et son ennui. Mieux vaut s'attacher à être utile et améliorer le lieu où l'on vit et aider son entourage dans son quotidien et ses luttes.

La beauté plastique qui résiste aux discours

Le film s'ouvre par un paysage balayé par la neige et une longue marche de Semet descendant vers le village où il enseigne et se termine par son ascension de la colline surplombant le site archéologique. Ces deux marches pénibles, Ceylan en inverse le sens attendu : Semet, marchant dans la neige, croyait encore pouvoir changer de vie, lutter contre l'adversité, se retrouve isolé et sans espoir alors qu’il a enfin obtenu le poste qu’il convoitait. La liberté qu’il a tenté de manifester en se croyant digne d'un amour pur et idéalisé de la part de Sevim, et d'un amour partagé avec Nyala a anéanti ses espoirs de changement. Il admet être une herbe sèche. Les herbes sèches, ce sont Semet et Kenan, couverts de neige durant l'hiver et brulés par le soleil trop vif, ayant étouffé leur désir, gâchés leur chance de bonheur avec Nuray. Semet ne retrouvera jamais l'intensité des sentiments éprouvés à l'adolescence et Kenan a peu de chance de trouver en Nuray la fiancée docile qu'il attendait.

Semet avait pourtant su saisir la fierté et la grandeur des paysans, professeurs ou, à la fin, de Sevim dans ses beaux clichés photographiques que Ceylan magnifie encore par un léger zoom avant qui semble diriger notre regard. Ces plans, justifiés narrativement comme des flashes mentaux de Semet, s'opposent à sa façon de prendre de haut collègues et paysans locaux qu'il déclare ignares devant les élèves. Toute relation humaine lui est devenue impossible comme semble l'indiquer le plan très court de l'après kermesse où Semet, pourtant invité par Sevim, ne s'est pas rendu et qui présente un aspect désolé le soir quand tous sont partis.

On comprend plus difficilement la coquetterie de mise en scène qui consiste à faire brusquement quitter le décor à l'acteur qui joue Semet avant la scène de lit avec Nuray pour parcourir l'envers du décor du plateau et rechercher un improbable cachet contre le mal de tête. Si ce n'est peut-être une apologie de l'immanence que Ceylan s'applique à lui même en cassant le discours du film pour le montrer en train de se faire. Cette même immanence dont fait preuve Sevim dans  les plans qui la montrent sous la neige, belle et fière, imperméable au discours lénifiant et pessimiste que Semet lui adresse.

Jean-Luc Lacuve, le 28 juillet 2023.

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