Pour les besoins de son prochain livre, Marianne Winckler, écrivaine parisienne déjà célèbre, s’installe près de Caen, se glisse dans les files de Pôle emploi et parvient à se faire engager comme femme de ménage, d’abord dans des bungalows puis sur les ferries qui relient la côte normande à l’Angleterre. Elle découvre alors, en même temps qu’elle les partage, mettant la main à la pâte les conditions de travail et de vie de ces employés corvéables à merci, payés au SMIC, soumis à des horaires éclatés. L’infiltrée fait surtout une série de rencontres : Cédric, demandeur d’emploi et doux dragueur ; Nadège, la cheffe d’équipe sur les ferries ; Justine, la sémillante femme de ménage pour un temps, et surtout Christèle, jeune mère célibataire avec laquelle se nouent des liens d’amitié...
Narratrice du film, écrivaine célèbre et tant que Marianne Winckler, et star en tant que Juliette Binoche interprétant ce personnage, presque rien n'échappe à ce triple regard qui ne laisse que des miettes aux autres. Emmanuel Carrère ne filme pas les conditions de travail qu’il est censé dénoncer mais seulement la parole des femmes qui, pour la plupart, sont celles-là mêmes que Florence Aubenas avait décrites dans Le quai de Ouistreham (L’Olivier, 2010). Certes, on parle de cuvette des toilettes à nettoyer et Juliette Binoche s'y colle mais une fois seulement. Or c'est la répétition, la cadence, le fractionnement de la journée et le faible salaire qu'on en tire chaque mois qui sont scandaleux ; pas tant qu'on manie une fois la brosse. Pareillement, le nettoyage de chaque cabine sur le ferry durant deux heures est censé prendre quatre minutes soit 30 cabines à faire. Or la séquence prend à peine trois minutes et n'exprime donc rien de la pénibilité du travail. Or la séquence prend à peine deux minutes et n'exprime donc rien de la pénibilité du travail. Le film ne documente ainsi pas le scandale social mais répète, comme en arrière plan, le seul "discours de la pénibilité", certes juste mais déjà maintes fois entendu. Le vrai sujet du film étant sa deuxième partie, totalement réécrite par le cinéaste, dont l'obsession pour l'imposture ne permet hélas pas de donner un second souffle à sa mise en scène, trop plate.
Un peu de documentaire
Et qu’importe si l'action censée se dérouler à Caen, utilise le port de Cherbourg et le bateau d'une compagnie nordique pour décors tant la Brittany ferries, déjà amochée par Florence Aubenas, a refusé son concours pour ce qu'elle pressentait comme une nouvelle dénonciation de ses pratiques, brutales, rétrogrades et sans imagination.
Nadège, la cheffe d’équipe sur les ferries ; Justine, la sémillante séductrice, Marilou dont l'histoire n'est pas écrite, Christèle, la jeune mère célibataire au solide caractère et Eric, le gentil dragueur sont bientôt phagocytés par Marianne qui a beau jeu de leur montrer qu'on peut sortir du carcan social (un jour de congé pour aller à la plage). Elle profite de son métier pour prêter un peu de son temps à ces travailleurs peu habitués à ce qu’on leur fasse la fête. Toutes ces rencontres, Carrère les filme bien, bénéficiant du jeu très juste des comédiennes non professionnelles.
Et beaucoup des obsessions d'Emmanuel Carrère
Assez cruellement, Carrère redouble l'imposture de Winckler par celle de Juliette Binoche, à l'origine du projet. Il écrit completement la deuxième partie du film et décide que l'imposture de Winkler soit mal prise par Christèle. Florence Aubenas n'a jamais cherché un rapprochement personnel avec son sujet d'étude alors que c'est ici tout l'enjeu de la seconde partie du film, qui appartient en propre à Emmanuel Carrère. Au moment où l'amitié semble (péniblement) acquise par la fête dans la cabine du bateau en mer, l'imposture de Winckler est découverte par Christelle. Malgré les tentatives de réconciliation de Marilou, elle ne lui pardonne pas. Sauf si elle revient travailler un jour avec elle. Difficile de penser que Carrère, appelé sur ce projet par Juliette Binoche n'ai pas eu envie de creuser l'imposture. Juliette Binoche ne retournera plus avec Nadège, Justine, Marilou, Christelle et Eric. Une façon lucide et souvent émouvante de documenter l'imposture d’un égalitarisme entre une star et celles et ceux que l'on ne reverra jamais plus au cinéma.
Jean-Luc Lacuve, le 12 janvier 2021