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Le cinquième plan de La jetée

2024

Genre : Documentaire

Avec : Dominique Cabrera, Jean-Henri Bertrand, Camille Bertrand, Paul Bertrand, Monique Cabrera, Thierry Cabrera, Christiane Fischer, Sonia Gharbi, Nathalie Cabrera, Martienne Maitre, Paul Maitre, Maryvonne Saragossa et Pierre Grunstein, Ariane Weil, Lise Hanich, Jackie Bablet, Florence Delay, Christophe Postic, Maroussia Vossen. 1h37.

Dans la salle de montage où travaille Dominique Cabrera, des professionnels visionnent des films de Chris Marker, Si j'avais quatre dromadaires, Le tombeau d'Alexandre. L'une des monteuses, face à deux écrans, regarde les premiers plans de La Jetée. Dans le premier, un carton, lu off par Jean Négroni : "Ceci est l'histoire d'un homme qui fut marqué par une image d'enfance...". Mais ceux qui regardent ces premiers plans sont aussi et surtout Jean-Henri Bertrand, le cousin de Dominique Cabrera, venu avec sa fille. Jean-Henri en est certain : il se reconnaît dans l'enfant du cinquième plan de La Jetée.

Cette révélation, il l'eut lors de la rétrospective Chris Marker à la cinémathèque. Il était là, de dos, avec ses parents, Julien et Angèle, sur la terrasse d’Orly, dans le cinquième plan du film. Si c'est bien lui, alors il est le héros du film lorsqu'il est enfant. Toute la famille les a reconnus.

Jean-Henri le confirme. Il a la certitude que c'est bien lui et ses parents : ses oreilles décollées, la coupe de cheveux et le manteau de sa mère, la pose penchée du père, le rapport de taille entre eux, tout le confirme. Paul, le frère de Jean-Henri, confirme également le reconnaître avec ses parents. C'est aussi le cas de Christiane, leur sœur qui se souvient que ses parents pleuraient le soir tellement le retour en France des pieds-noirs était difficile.

Monique Cabrera, la mère de Dominique, échoue à trouver les photos d'Orly de cette époque. Jean-Henri amène le Foca, un des  appareils photos de son père, et un Pentax dont se servait Chris Marker.

Repérage pour trouver l'endroit d'où Chris a pris la photo, sans doute plus improvisée que posée avec des amis. Long extrait de La Jetée. Lettre de Chris, reproduite dans Immemory qui dit qu'il a tourné La Jetée pendant les jours de repos du tournage du Joli mai c'est- à-dire un dimanche de mai 1962. Pierre Lhomme croit davantage à septembre 1962 mais, très gravement malade, Pierre Grunstein, assistant sur Le joli mai pense que les photos d'Hélène Châtelain (La femme), Davos Hanich (L'homme) et Jacques Ledoux (Le scientifique) ont pu être prises en mai. On voit l'ombre de Chris Marker, si secret. Les oreilles décollées de Jean-Henri ne sont-elles pas comme celles de Chris Marker photographié par Costa Gavras à Moscou sur la place rouge. Chris Marker s'est-il reconnu dans le petit Jean-Henri ?

Chris Marker s'appelait Christian Bouche-Villeneuve ;  Villeneuve, premier nom de l'aéroport d'Orly.

Dominique Cabrera voudrait avoir confirmation que c'est la silhouette d'Hélène Châtelain que l'on voit dans le premier plan du Joli mai. Ce joli mai c'est le Paris de l'arrivée des familles Cabrera et Bertrand, celui du triste exil. Si le Davos de La jetée attendait qu'on lui rende le monde de son enfance, c'était aussi le souhait de ces familles.

Sonia Gharbi, la fille de Pierre Joffroy, l'assassin de La jetée a conservé ses carnets de tournage. Aucune date en mai, mais 23 septembre "préparation" ; 29 septembre "le film est commencé depuis 3 jours". Le 3 octobre "Orly dernière scène du film". Paul détermine que la probabilité de se rencontrer à ce moment-là est de 1 sur 4500; pas négligeable mais que Jean-Marie ait vu le film et se soit reconnu est beaucoup plus improbable.

Monique et Thierry ne reconnaissent personne sur la jetée en dehors des trois sur la photo. Ils se sentaient moins seuls ces dimanches. Le père savait que l'indépendance était inéluctable; ce pays n'est plus le nôtre; dépression, il était le fils Cabrera, et ils ne sont plus rien à faire des photos d'identité. Ils sont à Paris entre les rameaux et Pâques, c'est ce qu'il dit dans Grandir (2013), Monique émue de voir ces images mobiles de son mari.

Fin de La jetée : vue par la femme, Jacquie Bablet, et la fille de Davos Hanich, Lise Hanich, né David Bou Hanich. En examinant les papiers Dominique découvre que Davos est né à Saint Denis du Sig là où toute sa famille est née. Dominique évoque pour la première fois la ressemblance entre Davos et Jean-Henri, né un an avant l'oncle José, en 1922.

Monique et Thierry admettent la ressemblance et connaissaient les Bou Hanich; Sous la pression de Thierry, Monique raconte que Angèle était amoureuse d'un Bou Haniche. Son père et celui de Monique avaient refusé cet amour avec "un traîne savate"; En 1950, Angèle amoureuse d'un Bou Haniche; mariée en 1955 et Jean-Henri né en 1956 pourrait être un fils Bou Haniche et Thierry ressemble à Davos au même âge.

Dans Sans soleil, Chris Marker dit combien il a été inspiré par Vertigo; La jetée en serait un double. Éblouissement et mélancolie, non pas vertige de l'espace mais celui du temps ; extrait du réveil d'Hélène.

Christophe Postic, repère aussi que la bouche s'entrouvre. Florence Delay, La Jeanne d'arc de Bresson, revoit aussi la fin de La jetée. "Jamais les crépuscules ne vaincront les aurores" dit Simone Genevois dans La merveilleuse vie de Jeanne d'Arc (Marco de Gastyne, 1929) premier amour de Chris Marker à sept ans dont il parle dans Immemory. Voix de Sans soleil; Florence Delay a été choisie le pense-t-elle parce que Bresson lui avait appris à dire sans nuire à l'image. Marker aime lier le bonheur au malheur. Secret sur ses amours. Le 26 avril captivé par les coïncidences, la généalogie des images.

Vue à sept ans, cela fait peut chants orthodoxes et science fiction, fille la compagne de Marker qui était toujours seul en public. Sa mère, Maroussia Vossen horreur de l'endroit où il venait, Neuilly; L'ombre, son surnom. Après Hélène Châtelain, il est au désespoir. Elle regarde le Joli Mai, la manifestation contre la guerre d’Algérie et le repli fatal sur la station Charonne. 13 février 500 000 parisiens aux funérailles des 8 morts. Étienne Sandrin reçoit une photo lui indiquant de regarder à droite du corbillard. C'est Chris Marker filmant le cortège pour Le joli mai.

Catherine Belkhodja, héroïne de Level Five, film qui suit La jetée, regarde Hélène s'éveiller; images prises dans le quotidien devenues universelles et hors du  temps. La jetée présente quelque chose de très facile pour se détendre d'un film plus long. coquetterie pour dire en même temps. réduire l'importance des moments difficiles (Mémoriser le passé pour ne pas le revivre était probablement une illusion du XXe siècle).

Nadja Ringart amène un sac papier comprenant deux bobinos transmis à Hélène Châtelain au décès de Chris Marker : Hélène à Orly et Hélène ouvrant le plan du Joli mai; c'est à travers ses yeux que l'on découvre Paris et son réveil.

Hélène a parlé une fois de Chris, juste après sa mort pour parler de son silence, des métaphores perpétuelles qui constituent son cinéma.

Monique et Nathalie, sa sœur, ont retrouvé les diapositives d'Orly; toute la famille très proche du 5e plan, prise par Julien, le père de Jean-Henri.

Planche contact de Chris qui prouve l'identité du trio avec photo de profil à moins que ce ne soit le père de Dominique.

Le hasard a des intuitions qu'il ne faut pas prendre pour des coïncidences (le temps, la mémoire et le cinéma: la famille dans le vortex du film. Films d'amateurs tournés à Orly.

"aujourd'hui quand je vais à Orly, je pense aux pieds noirs qui rentraient d'Algérie, à Hélène à Chris et à une image : celle des exilés d'aujourd'hui que l'on renvoie, attachés, bâillonnés par un masque qui ressemble à celui de La jetée.

Le plan-séquence qui ouvre le film dans la salle de montage et s'arrête sur les premiers plans de la Jetée sur deux écrans fonctionne comme le mythe de la caverne de Platon. On ne quittera pas les images de cette caverne avant de s'être retourné vers les personnages réels qui les ont animés. La première partie du film est consacrée à authentifier la photographie qui fait l'objet du cinquième plan  de la jetée, qui la prise et à quelle date et dans quel contexte politique.

Il en résulte que Jean-Henri n'a peut-être pas été choisi au hasard ce 3 octobre 1962 alors que ses parents voyaient arriver comme un baume sur la blessure de leur départ d'Algérie d'autres émigrés pied noirs qui partagent leur malheur. Jean-Henri aurait peut être intéressé Marker pour ses oreilles décollées semblables à celle de son acteur principal Davos Hanich qui aurait pu être son père puisque étant issu du même village que sa mère avec laquelle il eut une histoire d'amour. Si Marker a vu Jean-Henri, a-t-il vu la souffrance de ses parents? Lui-même était alors en souffrance : amoureux fou de son actrice Hélène Châtelain qui ne partageait pas ses sentiments. Il en fait pourtant celle qui ouvre magistralement son film suivant, le joli mai. Le joli mai consacre une large place à la tragédie du métro de Charonne et à l'enterrement de ses huit victimes, scène dans laquelle on peut saisir l'une de très rares images de Chris Marker qui filme le défilé.

Cette enquête qui mêle la grande histoire, le cinéma et les souffrances d'un couple et de familles s'ouvre aussi au présent. Quand Marker tourne l'image d'un homme qui meurt et comprend plus tard que c'est lui, il offre une boucle temporelle dans laquelle s'est engouffré Dominique Cabrera pour en sortir un film sur le passé. Mais elle se retourne aussi pour voir le présent politique en confrontant l'image des exilés d'aujourdui aux exilés du temps dans La Jetée. Chris Marker en tournant ce film en pleine souffarnce amoureuse, n'avait lui probablement pas vu les pieds noirs revenus d'Algérie, sorte de contrechamp au Joli mai ?

Jean-Luc Lacuve, le 6 novembre 2026

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