Le film s’ouvre sur le carton suivant : "Les Anciens disaient que Jauja était, dans la mythologie, une terre d’abondance et de bonheur. Beaucoup d’expéditions ont cherché ce lieu pour en avoir la preuve. Avec le temps, la légende s’est amplifiée d’une manière disproportionnée. Sans doute les gens exagéraient-ils, comme d’habitude. La seule chose que l’on sait avec certitude, c’est que tous ceux qui ont essayé de trouver ce paradis terrestre se sont perdus en chemin...".
1882. Quelque part en Patagonie, dans un avant-poste de l’armée argentine. La "conquête du désert" touche à sa fin. Génocide à peine voilé contre les peuplades indigènes de la région, nécessaire afin de paver la voie à l’arrivée des Européens en territoire argentin. Massacres, pillages, viols, les pires horreurs sont commises au nom de cette guère. Le capitaine Gunnar Dinesen , arrivé du Danemark avec sa fille Ingeborg, est un ingénieur engagé dans l’armée argentine pour surveiller un projet de « civilisation » de ces terres prétendues barbares. Il travaille avec le lieutenant Pittaluga, énergumène qui ne cache pas son attirance pour les filles bien plus jeunes que lui, et qui jette son dévolu sur la fille de Dinesen. Il explique à ce dernier qu’un ancien soldat de l’armée devenu fou, Zuluaga, a déserté avec un régiment de mercenaires habillés en femmes, et qu’il écume ces terres en commettant d’atroces crimes. Dinesen ne se soucie que peu de ces racontars, et préfèrent veiller sur sa fille, dont il sent bien qu’elle attise les convoitises du fait d’être la seule femme à l’horizon. Il refuse net les propositions de mariage de Pittaluga.
À l’avant-poste, on découvre qu’un jeune soldat des rangs indigènes a été fait prisonnier. Face à son mutisme, le lieutenant Pittaluga n’hésite pas en menaces. Toutefois, la jeune Ingeborg croise son regard, et y voit une échappatoire aux avances de Pittaluga. Pendant que les hommes discutent, Ingeborg et le prisonnier se retrouvent seuls sur la plage. Là, le jeune homme trouve une figure en bois flottant dans l’eau, qu’il prend et offre à la demoiselle, tout cela en silence, puisque les deux transis ne parlent pas la même langue.
Entre temps, un certain Milquibar, dandy polyglote, est arrivé à l’avant-poste, et partage des informations sur l’état de la "conquête du désert" à Dinesen et Pittaluga. Mélangeant aphorismes et mots d’esprits en français, il ne se fait décidément pas comprendre par ces derniers. À ce moment, la jeune Ingeborg surgit pour montrer à son père la figure qu’elle prétend avoir découvert sur la rive. Son père l’ignore, et lui demande de s’en aller. Après quelques palabres sur le sort du prisonnier et les plans d’action pour la suite des opérations de civilisation, Milquibar s’en retourne. Dinesen, Pittaluga, et les autres résidents de l’avant-poste vont se coucher.
Pendant la nuit, des fracas réveillent Dinesen : sa fille s’est enfuie avec le prisonnier. Sans plus tarder, le capitaine s’équipe d’un fusil, d’une longue vue, d’une cantine, d’un sabre, d’une sacoche et il s’en part quérir sa fille à cheval.
le jeune prisonnier et Ingeborg sont amants. Dinesen rencontre l’intendant Malaespina, responsable de la main-d’œuvre du chantier dont Dinesen a la charge, visant à construire routes, canaux, et autres travaux afin de rendre praticable le terrain de Patagonie. Le capitaine repart explorer les plaines désertiques. Finalement, il parvient à cet oasis où sa fille et le prisonnier ont fait l'amour. Il y trouve la figure en bois que lui avait montrée sa fille. Il comprend ce qui a dû se passer sur ces parterres d’herbe, et en souffre profondément.
Il finit par tomber sur le jeune prisonnier, mi-égorgé à l’ombre d’un arbre, sans Ingeborg. Il descend de son cheval avec son fusil et son sabre et approche du mourant qui lui susurre on-ne-sait-quoi à l’oreille (de toute vraisemblance « Zuluaga »). Il décide de l’achever en l’égorgeant pour de bon avec son sabre. Sans qu’il ne s’en rende compte, un soldat déguisé en femme subtilise son cheval et fuit sur la colline en hululant. Dinesen tente de l’abattre à coups de feu, mais rate sa cible. Démuni, sans coursier, il va continuer son errance dans un univers de plus en plus hostile. Il retrouve les pas de Zuluaga. Alors qu’il entend des hurlements par-delà une colline, il se précipite pour voir de quoi il en retourne. Il aperçoit alors deux figures à cheval, dont l’une est en train de planter une lance à répétition dans un homme. Dinesen, prudent, observe depuis le contre-bas du monticule, caché derrière une pierre, les espionnant à travers sa longue vue, dans laquelle il voit l’homme qui a volé son cheval et le cavalier, aussi déguisé en femme, qui pourrait très bien être le fameux Zuluaga en question. Dinesen attend qu’ils s’en aillent et montent sur le haute de la colline pour voir un homme en bure, torse transpercé et ensanglanté.
Assoiffé, Dinesen continue son chemin dans ces contrées de cailloux, assoiffé et désespéré. De rage, il jette la figurine à terre. Soudain, un chien sorti de nulle part la prend dans sa bouche et s’en va. Dinesen court à sa poursuite, et arrive dans un étrange réseau d’empilements rocheux noyés dans la brume. Il rencontre là une vieille femme, maîtresse du chien dont il remarque une blessure au flanc, qui lui indique une source s’écoulant d’un rocher à laquelle il peut abreuver sa soif. Ceci fait, Dinesen pénètre dans la grotte dans laquelle la femme vit entourée d’objets anachroniques et lui demande s’il a vu sa fille, à quoi la vieille femme laisse entendre qu’elle est et n’est pas sa fille, qu’elle ne se souvient que de son père, mais pas de sa mère, et autres propositions qui laissent croire à Dinesen que cette femme pourrait être sa fille 60 ans plus âgée. Après cette discussion étrange, Dinesen sort de la grotte : il a neigé. Sans faire grand cas de ce changement soudain de météo, voire de temps, il s’avance hagard parmi les rochers, regarde au loin, pousse un rire étouffé et s’exclame : « je ne sais pas »
Raccord sur une grande maison d’un domaine ensoleillé. Sur le lit dort paisiblement Ingeborg, qui se réveille au lever du soleil. Elle descend les escaliers et arrive dans un séjour du Danemark contemporain. Ne trouvant son père, elle sort dans le jardin pour aller à la rencontre de qui semble être le maître des chiens du domaine. Ingeborg y trouve son préféré, qui s’est blessé au flanc. Elle demande au maître où est son père, lui lui répond qu’il est parti assister à un match de hockey. Ingeborg part se promener avec son chien. Elle arrive auprès d’un étang, sur la berge duquel elle trouve la même figurine en bois qu’au début du film. Elle le jette dans l’eau et s’en va. Le film se termine en filmant l’eau troublée par la figurine.
Dernier film du réalisateur argentin Lisandro Alonso, Jauja, qui se paie le luxe d’un Viggo Mortensen (à l’écran et à la bande son, puisque cette dernière fait un usage extensif de la musique difficile que Mortensen a composée avec le guitariste virtuose Brian Carroll, plus connu sous son nom de scène « Buckethead »), expose dans un western mystique la quête infinie d’un père, le capitaine danois Gunnar Dinesen pour sa fille Ingeborg, enlevée par des soldats déserteurs d’une guerre imprécise, dans la Patagonie de 1882. Ce film tourné en 35 mm (une préciosité en 2014) et dont les magnifiques paysages ont été photographiés par le chef opérateur d’Aki Kaurismäki, s’inscrit dans la continuité de son avant dernier long-métrage, Fantasma (2006). Alonso se joue des codes du western classique pour construire une histoire dont l’intérêt ne repose pas sur le déploiement d’une intrigue qu’il abandonne rapidement, mais dans la réflexion de l’œuvre en elle- même, réflexion qui devient proprement le contenu de son histoire.
Le carton en ouverture parlant du désir maladif qu'ont pu avoir certains hommes de rechercher cette mystérieuse terre d'abondance, annonce Jauja comme un film sur la fantasmagorie, et sur le fantasme – pour rappel, le mot fantasme vient du grec phantasma qui signifie apparition-
Ainsi deux univers qui se juxtaposent-il. Il y a d'une part le désert investi par un passé résiduel dans lequel évoluent des figures-types du western traditionnel, et le domaine dans un présent seulement relatif, c'est-à-dire, un présent qui ne se confronte ni au passé ni au futur, mais qui se confronte en tant que temps à l'espace. Autrement dit, il y a d'une part le désert purement spatial et a-temporel, et le domaine temporel mais sans espace unifié. Pour reprendre la terminologie deleuzienne, la première partie du film se présente sous la forme classique d'un western à Grande Forme SAS', c'est-à-dire, une situation dans un Milieu qui comprend organiquement ses éléments (le désert, le ciel, la mer, et ses personnages, qui agissent comme fonction du désert, qui ne peuvent pas contrevenir au désert sous peine de disparaître eux-mêmes), situation qui évolue par des actions (fugue de la fille, son kidnapping par Zuluaga, ...) vers une situation changée (la réunion du père et de la fille). Maintenant, la Grande Forme peut être antiquaire, dans quel cas on arrive effectivement à une situation changée à la fin ; monumentale, où le film consiste en fait à retrouver la situation de départ, schéma SAS ; ou critique, cas supposé mais que Deleuze ne développe pas et pour lequel il ne donne pas d'exemple.
Jauja est critique : il présente une forme SAS (le père retrouve sa fille dans le désert argentin) et une forme SAS' (la fille ne retrouve pas son père dans le domaine danois). Et là se situe la clé, car tous les indices sont présents pour nous faire comprendre que le désert et le domaine n'ont pas de relation temporelle entre eux. Le film présente alors deux conclusions : 1) le père retrouve sa fille, mais qui ne ressemble pas à sa fille, raison pour laquelle il lâche un "je ne sais pas" comme ultime réplique ; 2) la fille ne retrouve pas son père bien qu'elle ne l'ait jamais perdu, car il est censé être parti voir un match de hockey. Une telle schizophrénie est rendue possible par le hiérarchisation du film en trois niveaux : Premier niveau : le désert spatial où se déroule un western (presque) classique. Second niveau : le domaine temporel où l'on retrouve la fille. Troisième niveau : le film Jauja qui inclut les deux premiers niveaux + le carton (carton qui permet dès lors de distinguer le troisième niveau comme niveau "englobant"). Si hiérarchisation il peut y avoir, l'interdépendance entre les trois niveaux est cependant notable, et peut s'expliquer comme suit.
Le Désert Spatial. D'un point de vue technique, le désert de Patagonie exprime sa spatialité, avec ces cadrages obsédants à la Antonioni, qui insistent pour systématiquement enregistrer les entrées et sorties de champs ; autrement dit, le cadre ne suit pas les figures en lui, ceux-ci n'ont aucun impact sur sa fixité ; fixité qui est relative dans ce cas, car bien qu'il y ait de très faibles mouvements de caméra malgré tout (qui viendraient en quelque sorte infirmer l'idée qu'il n'y a que des cadres fixes dans cette partie), c'est parce que les personnages filmés n'influent pas sur lui qu’il est permis de d’attribuer au cadre une fonction de fixité. Le mouvement interne des figures ne l'affecte pas, il est son propre mouvement. Mais d'un point de vue interne au film, le désert est également pure spatialité. Comme le dit très bien le père lorsqu'il parle à sa "fille" dans la grotte, "nous voyageons de lieu en lieu", et en effet, les personnages dans ce western ne se déplacent pas selon une trajectoire linéaire temporelle, mais de cadre en cadre, d'espace en espace, car sans cet espace (le cadre), ils ne seraient rien (le fait qu'ils sortent du champ ne fait que les anéantir filmiquement, le cadre vit très bien sans eux ; il est important de noter d'ailleurs le constant moment de latence entre la sortie de champ et le raccord au plan suivant). Ils se déplacent selon une ligne brisée, ou plutôt, par points successifs, dont l'enchaînement ne constitue jamais une ligne. Soit, un exemple concret, celui de l'enlèvement de la fille. Nous avons dit plus haut qu'elle avait été enlevée par Zuluaga, mais ceci est la projection du père, rien dans le film ne peut nous l'indiquer, et d'ailleurs, on perd Zuluaga et la fille en même temps, ou plutôt, la fille est perdue lorsque Zuluaga est découvert par le père. En vérité, la fille est enlevée au désert, arrachée à l'espace. Lorsque le père entre dans la grotte, il ne comprend pas d'abord qu'il s'agit de sa fille : elle a vieilli, elle est passée "instantanément", d'un cadre à l'autre, d'une jeune fille à une vieille femme, saut sur la ligne du temps brisée. Mais la vieille-fille n'abolit pas l'existence de la fille-du-père
pour autant, justement, cette dernière a été enlevée au désert, elle est "ailleurs" et ce qui subsiste d'elle est son image en tant que vieille (ce qui explique pourquoi la vieille-fille semble parfois oublier qu'elle est la fille de son père). La fille-du-père est dans un autre espace filmique (d'un cadre à l'autre, on la retrouve, mais ailleurs, et à un autre moment). Ultime soubresaut du désert, lorsque le père sort, il a neigé, de nouveau, alors qu'en tant que personnage il vit les instants comme successions, le cadre-espace-désert évolue strictement selon une logique sérielle de points spatiaux atemporels. Le Domaine Temporel. On retrouve donc la fille, mais la fille telle que nous l'avons laissée dans le désert. Manifestement, la scène existe dans le monde contemporain et non le far-west du 19ème siècle. De nouveau, d'un cadre à l'autre, on a effectué un bond dans l'espace mais cette fois-ci, ce n'est le même bond, quelque chose a changé et pas seulement le décor et les habits : la caméra suit les personnages, il y a des plansséquences, la jeune fille n'entre pas dans le champ, mais le dirige. Pour rappel, la première séquence dans le domaine procède par un plan fixe sur le château, puis un plan sur la fenêtre depuis l'intérieur de la chambre, suivi d'un travelling sur la fille. La fille reste immobile alors que cette fois c'est le cadre qui doit s'ébranler pour la trouver. Il y a un écho certain avec la toute première scène où l'on trouve la fille et le père – mais on les trouve directement, sans qu'il y ait mouvement des personnages ou de la caméra, ce qui laisse encore planer l'ambiguïté sur qui suivra qui, et permet ainsi, à partir d'un même plan, de permettre un cadrage obsédant ou un cadrage obsédé, soumis aux personnages –, où le père est dos à la caméra et la fille face à elle : le père est déjà "perdu" dans l'espace, il ne salue pas la caméra, il lui restera extérieur, et c'est cela sa malédiction, être esclave de l'espace ; alors que la fille, en lui faisant face, accepte sa projection, à condition de s'en détacher : elle accepte d'être une "figurine" du film, et se retrouve dans la position du personnage qui, en faisant le choix de choisir, et non pas le choix de ne pas choisir (c'est le cas du père), s'extrait de l'illusion cinématographique.
Soit, deuxième exemple précis : la figurine en bois, trouvée elle aussi. Dans le désert, c'est le jeune prisonnier qui le donne à la fille, mais c'est elle qui prétend l'avoir trouvée lorsqu'elle la montre à son père. Cette figurine ayant été trouvée et identifiée à la fille, elle signifiera symboliquement la fille lorsque que celle-ci aura disparu : c'est d'ailleurs tout l'enjeu de la trouvaille, de l'arbitraire de la figuration. Autrement dit : si la figurine peut signifier un personnage (figurine du film), c'est par l'arbitraire d'une instance qui lui est extérieure (le réalisateur Lisandro Alonso pour l'actrice et le jeune prisonnier pour la fille), d'où l'attachement du père à la figurine, puisque lui aussi déplace la signification de sa fille sur la figurine en bois. Second moment : la jeune fille dans le domaine trouve la figurine en bois, et si certes elle ne la reconnaît pas, puisqu'elle sait qu'elle a fait le choix de "jouer" dans le western de la première partie, elle n'a pas besoin d'être figurée une seconde fois dans le domaine, elle jette donc la figure à l'eau, l'efface. C'est donc que la fille n'entre plus dans un rapport à l'image comme à un bond de points spatiaux en points spatiaux, mais désormais dans une ligne qui forme une série temporelle. Ainsi, le désert, le western, ne se révèle pas se dérouler "à un autre moment" mais hors de tout moment, il se situe a priori, il se déroule de toute éternité par rapport à la seconde partie (c'est pour cela que des éléments peuvent exister dans les deux univers, la figurine, le chien blessé, la fille, ...). La première partie n'est pas une condition de possibilité pour autant, mais représente les points spatiaux et discrets de la ligne temporelle et continue de la seconde partie. Ainsi, l'espace dans cette seconde partie n'est pas unifié, mais à la manière d'une peinture médiévale, reste discontinu dans ses points, tandis que c'est l'expérience temporelle de la fille qui les embrassera dans une même continuité (comme le spectateur peut embrasser dans son espace les divers espaces du tableau médiéval).
Jauja, l'Image Mentale. Ou, la relation entre les deux univers, et qui est le film, au sens fort. Jauja n'est pas autre chose que le film, et pas autre chose d'ailleurs que tout film. Alonso indique Jauja par le discours, la seule mention de Jauja étant dans le carton du début. Jauja ne doit donc être cherché ni dans un lieu (le désert ou le domaine), ni dans une époque (le western ou le Danemark contemporain), ni dans l'espace, ni dans le temps, mais dans la conscience qui seule est capable d'unifier les deux dans une même perception : le Mental. Le carton doit donc, par le biais d'un discours signifier la possibilité de Jauja, mais il ne l'épuise pas ; plutôt, il met en évidence le troisième niveau, qui ne concernera plus les personnages intra-diégétiques, mais le spectateur. Ainsi se tisse un réseau très complexe de consciences : conscience du père, conscience de la fille, conscience du spectateur, conscience du réalisateur. Montrer que le père nourrit un fantasme auprès de sa fille, n'est pas le terme de l'analyse, vu qu'Alonso nous donne toutes les clés pour le comprendre (le refus de la donner à Pittaluga, sa rage à l'idée de la savoir avec le jeune prisonnier, son désespoir de la croire auprès de Zuluaga). Ce fantasme ne pouvant pas être explicité, il va devoir se projeter dans une fantasmagorie complexe qui rejoue la scène de son amour incestueux : le lieutenant Pittaluga (dans tout ce qu'il a de répugnant) qui s'éprend de sa fille est une façon de se condamner soi-même, le jeune prisonnier (dans tout ce qu'il a d'apollinien) d'indulgencier son penchant incestueux sous une forme transfigurée de soi, ce dandy qui sort littéralement de nulle part et qui s'obstine à énoncer des phrases cryptiques en français comme langage inconnu (mode du désir) d'un énoncé connu (amour paternel), et surtout, Zuluaga, l'homme-femme, l'homme qui remplace la femme, relation incestueuse par excellence, réunissant en un corps les rôles de père, d'amant et de mère d'une seule personne, sa fille. Chacune de ses figures est une image mentale, car elle est l'image d'une relation que le père entretient avec son amour pour sa fille : ces figures sont donc des relations de relations. La relation à sa fille, c'est le désert, lieu de la projection, dans lequel s'échelonnent les échos à la caméra (la longue-vue du père ou l'appareil de mesure de terrain de l'intendant Malaespina). Ces figures sont donc bien des fantasma, des apparitions de son fantasme, qui culminent avec l'apparition de sa fille, elle aussi transfigurée, sous la forme d'une vieille femme...mais est-ce cette fillelà qu'il aime ? "Je ne sais pas" dira le père...
Si le père est absent du domaine danois, c'est parce qu'il s'est perdu dans Jauja, son désir projeté. D'où l'occasion de développer la notion de western critique. Car les fantasma sont aussi des projections fantasmagoriques par l'image cinématographique, ce qui, dans le cas du père, se traduit par un western. Pourquoi le western ? Le western est le lieu du duel par excellence, et si duel il y a, c'est bien entre le père et lui-même, ou plutôt, entre lui et son fantasme. D'où que les duels n'aboutissent jamais : projection suprême de son fantasme, Zuluaga n'est aperçu qu'une seule fois par le père, au loin, justement au travers de sa longue vue...Ainsi, il ne peut y avoir de résolution dans ce western car le père ne se rend finalement plus compte que c'est lui-même qu'il confronte, et que l'objet de son fantasme ne peut jamais lui être présenté directement. On retrouve donc une forme "fantasmée" du western, avec ses grandes étendues, son climat rude, ses indigènes, sa violence, ses coups de feu, ses chevaux, ses duels, les guerres...mais tous ces éléments ne sont finalement présentés que comme des catégories de la guerre, réduites non pas à des fonctionnalités téléologiques (l'ustensile) mais à des fonctions de représentation : les coups de feu n'atteignent jamais leur cible (le père qui tire sur le valet de Zuluaga), les armes ne tranchent pas (que ce soit lorsque le père égorge le jeune homme ou lorsque Zuluaga transperce le religieux sur la colline, l'acte nous est caché, Alonso dérobe en dernier lieu toute utilité à l'arme en ne montrant que la conséquence sans le processus causal), les chevaux sont laissés à l'abandon, les Indiens sont en fait des argentins déguisés en femmes, etc. C'est un western de représentation, tel que le fantasme le père et qui n'en garde que des catégories remplies par ses projections. Pour trouver des procédés similaires, il faut peut-être remonter aux films américains de Lang, notamment Beyond a reasonable doubt et While the city sleeps. Alors le film devient infiniment, indéfiniment complexe, réflexif. nous disions en préambule que l'ultime niveau, Jauja, prend en compte le spectateur. Les projections des personnages dans un film sont relayées par une constante visuelle : les reflets dans l'eau, reflets qui seront systématiquement brisés (le père en buvant, ou simplement parce qu'il ne supporte pas de se voir, ou la fille en lançant la figurine dans la mare, etc.). C'est que la fonction miroitante de l'eau obsédera jusqu'au bout les personnages car ils seront mis devant la réflexion immédiate de leurs fantasmes, non pas via l'objet du fantasme (qui ne peut être montré), mais devant l'image de leur soi désirant ; or, nous citerons ici Michaël Roelli "le dispositif de la paroi spéculaire - pour reprendre l'expression de Lyotard - est le lieu d'un investissement libidinal très particulier [...]. Toute surface sur laquelle peuvent être projetées nos pulsions, et à moindre raison, nos désirs ou nos pensées est apte à devenir le premier moteur muet (que l'on croit toutefois entendre murmurer et prendre vie dans le silence et la mort, alors que c'est ça qui nous parle d'ailleurs) de la constitution imaginaire de soi et de la fabulation grotesque sur le réel. Une toile, un écran, une fenêtre, etc." (Essai sur l'abscence: Une lecture rabelaisienne de Lacan, p. 6) Et c'est bien de cela dont il s'agit ici. Le dispositif fantasmagorique que crée le père trouve comme relais la paroi spéculaire de l'eau et les instruments d'optique, et comme surface de projection ce désert vaste et vide, ces murs d'espace qui opposent une résistance constante au vécu du père. Là où la projection fantasmagorique permet une réflexion médiate (donc "acceptable", théâtrale) de ses fantasmes, son propre reflet dans l'eau, proprement le lieu du duel qui devrait avoir lieu dans un western, lui est insupportable car immédiat.
Maintenant, l'important, c'est que ces murs d'espace sont un dispositif cinématographique. Mais ils ne le sont que de notre point de vue de spectateurs qui ont vu le carton, qui savent qu'ils regardent un film, alors que ces espaces sont pour le père les parois spéculaires de ses fantasmes et pour la fille les points inatteignables du procédé figuratif. Il faut du reste parler de la fille avant de parler du spectateur.Nous avons dit plus tôt qu'elle faisait le pari d'accepter d'être figurée dans le western par une instance arbitraire, et lorsqu'elle disparaît de l'espace-désert, c'est pour "renaître" (l'éveil, d'où que le raccord sur ce nouvel espace n'est vraiment pas anodin, n'est pas seulement le saut d'un point spatial à un autre) dans le domaine, ce qu'elle croit être la "réalité" non fantasmagorique. Alonso insinue soudain une conscience terrible dans ce personnage lorsqu'elle trouve la figure et qu'elle la jette dans le reflet aquatique, c'est celle de ne pouvoir échapper à cette figuration ; autrement dit, ce qui prend place en la fille dans la seconde partie du film, c'est la conscience pour son personnage d'être un personnage de film, plutôt, des films, celui de son père, celui de l'instance arbitraire qui l'aura figurée, elle réalise qu'à l'instar du désert pour son père, elle est la paroi spéculaire reflétant les fantasmes, ceux notamment de son paternel (il doit toujours y avoir un écart entre l'objet du fantasme et sa représentation). La fille-désirée est ainsi une projection (possible !) qui se manifeste dès lors que la fille sert de paroi spéculaire aux fantasmes d'autrui : elle ne peut échapper à cette figuration, au film de son père, au film d'Alonso...
Pourquoi présenter cela comme une défaite alors que l'on pourrait penser qu'elle conjure cette figuration en brouillant l'eau et en noyant la figurine ? Parce que, déjà, il n'est pas question ici de psychanalyse et qu'il serait faux de prêter à Alonso une vision psychanalytique ou psychologique, plutôt, il en utilise des outils pratiques (le stade du miroir, la projection, le fantasme) pour signifier des objets qui sont strictement cinématographiques. Ces murs d'espaces, ces parois spéculaires, ces figurations, tout ceci est l'affaire de son travail de réalisateur. Le carton vient mettre en évidence le caractère cinématographique du contenu à suivre, c'est-à-dire qu'il sert à court-circuiter l'illusion diégétique, l'illusion fictionnelle par laquelle un film n'est pas censé montrer qu'il est un film ; dans notre cas, cette illusion étant brisée, le spectateur doit se rendre compte qu'Alonso nous montre un film qui doit être appréhendé comme film, c'est-à- dire, de l'extérieur. Mais alors, ce n'est plus seulement le film qui apparaît comme film à l'occasion du court-circuit, mais également le spectateur qui apparaît à soi-même comme spectateur. Ainsi, le film apparaît comme toile tendue de projection, comme paroi spéculaire, miroitement des désirs profonds des hommes. Et je tiens à dire que ce n'est pas seulement dans ce cas (un film auto-réflexif) que le cinéma apparaît comme machine à parois spéculaires, mais ce que veut nous dire Alonso, c'est que le cinéma en général est une machine à fantasmes, pour nos fantasmes. Jauja, c'est l'image qui nous fait nous en rendre compte, c'est le cinéma dans une forme pure, c'est l'honnêteté portée à l'image. Le rejet virulent de la part du monde du cinéma s'explique donc tout naturellement... Mais tout n'est pas si simple finalement, car si le cinéma est le catalyseur des fantasmagories, alors Jauja, qui se réfléchit soi-même dans son processus fantasmagorique à l'intérieur même de ses représentations, devient sa propre fantasmagorie, faisant échouer toute tentative de figuration au bord d'un abîme sans fond, une mare infiniment large troublée sans fin par des striures à sa surface sur laquelle ne se reflètent jamais que des mouvements d'image. Presque le Chaos, Jauja est le lieu où surgit le Temps, dans sa nuit à peine discernable.
Anthony Bekirov le 17/02/2015, film vu au Festival Tous Ecrans à Genève le samedi 8 novembre 2014.