Manuel de libération

2016

Genre : Documentaire

(Korotkaia instruktsia po osvobogdeniu). Avec : Yulia Daniluchkina, Ekaterina Kasimova, Sergueï Yefrémov. 1h20.

Un carton rappelle l'article 29 du Code Civil de la Fédération de Russie sur la déclaration d’incapacité légale d’un citoyen. "Le citoyen qui, en conséquence d’un dérangement psychique, ne peut pas comprendre la signification de ses actes ou les diriger, peut être déclaré légalement incapable". Automatiquement de ce fait, il perd la plupart de ses droits : avoir une famille, choisir son métier et son domicile, disposer de ses biens.

Yulia et Katia ont ainsi été transférées de l’orphelinat à l’internat neuropsychiatrique de Tinskaya en Sibérie. Elles ont été privées de tous leurs droits civiques : pas de liberté, pas de possibilité de fonder une famille ou de gagner un salaire. Comme beaucoup d'autres hommes et femmes internés, leur rêve est de reconquérir leur liberté et de partir d'ici.

Sergei Vladimirovitch Efremov, 59 ans, directeur de l’internat depuis dix ans, a décidé d'aider tout ceux qui le peuvent dans ce combat pour que l’État leur restitue leurs droits et rende possible leur émancipation. Il a entre les mains le dossier de Yulia Daniluchkina, 30 ans. Abandonnée par sa mère, elle a passée son enfance à l’orphelinat et a arrêté l’école après l’équivalent de la 3ème. Elle a appris le métier de cuisinière et exerce le métier d’aide cuisinier pour la cantine. Elle est discrète et souriante. Elle rêve de fonder une famille. La procédure qu’elle a entamée est presque arrivée à son terme : elle a passé l'épreuve du diagnostic médical. Demain, elle se rendra au tribunal qui statuera sur son émancipation.

Ekaterina Kasimova, Katia, a 20 ans. Après son abandon par sa mère, l’orphelinat l’a recueillie puis classée dans les enfants difficiles car elle fuguait souvent. Elle en veut à sa mère et à sa grand-mère de l'avoir ainsi abandonnée. Yulia l'écoute et l'encourage à sortir comme elle car leur destin est semblable.

Le lendemain, tout le monde cherche à aider Yulia, l'habiller le mieux possible et la maquiller. Sergei Vladimirovitch Efremov la conduit au tribunal, où ils doivent attendre longtemps avant que la juge débute son audience. Celle-ci, sévère, pose quelques questions à Yulia sur son désir de s'émanciper, sur ce qu'elle compte faire plus tard. Yulia répond avec tact mais assez brièvement. La juge attend un long moment puis la fait rassoir. Sergei Vladimirovitch Efremov déclare que beaucoup de pensionnaires de l'internat, comme elle, n'ont été jugés déficients que parce qu'ils ont manqué de soins éducatifs de la part de leurs parents. Alors que la juge délibère il est inquiet : il sait qu'en fait tout dépend du diagnostic médical et que bien peu de juges ont le courage d'aller à l'encontre d'une déclaration de troubles psychiques décelés dans un dossier vieux de plus de dix ans. Et, en effet, quand la juge revient c'est pour déclarer qu'elle n'a pas constaté de changement notable chez Yulia et qu'elle confirme le placement dans l'internat. Yulia est effondrée.

Quatre ans plus tard. Yulia et Katia participent au spectacle donné aux résidents de l'internat. Le lendemain elles doivent se rendre auprès de la commission médicale qui va "expertiser" leur profil psychologique. La psychologue du centre est confiante. Les dessins de Yulia montrent qu'elle est apaisée. C'est un nouveau directeur qui les accompagne. Yulia et Katia passent chacune l'épreuve des questions plus ou moins humiliantes des psychologues (relever ses manches pour vérifier qu'il n'y pas de trace de tentative de suicide, questions de calcul mental) puis passent les tests psychologiques.

Quelques jours après, elles sont convoquées au tribunal. Katia échoue; Yulia obtient son émancipation. Yulia est félicitée par tout l'internat qui lui demande de ne pas les oublier. Le soir elle est accueillie par Sergueï Yefremov sur le quai de la gare. Il l'accompagne pour prendre le train vers sa nouvelle vie.

Katia est restée à l'internat. Elle joue courageusement  La Lettre à Elise sur un piano à côté de la salle des fêtes qui laisse échapper une bruyante musique de danse. Elle regarde dehors au travers de la fenêtre, les résidents vaquer à leurs occupations oisives. Elle pleure et laisse retomber le rideau de dentelles.

Alexander Kuznetsov a tourné son premier film Territoire de l’amour dans l’internat neuropsychiatrique. Depuis, il y revient sans cesse. Ce lieu, que l’on appelle communément «asile d’aliénés» ou «maison de fous» fait partie du système psychiatrique russe, mais comble également les carences de l’État dans le domaine de l’accueil d’enfants difficiles élevés en orphelinat. Ainsi, comme le retrace Wang Bing pour la Chine dans A la folie, se côtoient de réels malades psychiques et des personnes ordinaires qui semblent s’y trouver par injustice.

En août 2011, Sergueï Yefrémov, directeur de l’internat, annonce à Alexander Kuznetsov qu’il prépare les documents pour entamer une procédure judiciaire en faveur de Yulia Danilouchkina en s’appuyant sur un nouveau décret . Le cinéaste ensivage de filmer ce Manuel de libération : un film pour montrer comment il est possible de changer son destin, et d’échapper à cette prison psychiatrique grâce à la législation russe même.

Jean-Luc Lacuve le 23/10/2016