Champ de blé avec corbeaux est l'un des tableaux les plus célèbres de Van Gogh. On prétend souvent que c'était son dernier. Le ciel menaçant, les corbeaux et le chemin évoquant un cul-de-sac se rapporteraient à la fin de sa vie. Mais ce n'est qu'un mythe persistant. En fait, Van Gogh a peint plusieurs autres tableaux après celui-ci. Van Gogh voulait que ses champs de blé sous un ciel orageux exprime «la tristesse, la solitude extrême», mais en même temps il voulait montrer ce qu'il considérait comme «sain et fortifiant dans la campagne». Van Gogh utilise de puissantes combinaisons de couleurs dans ce tableau : le ciel bleu contraste avec le blé jaune-orange, tandis que le rouge du sentier est intensifié par les bandes vertes d'herbe.
Perspective brisée
Dans d'autres oeuvres, ce champ est représenté par de nombreux sillons, qui entraînent inéluctablement l'oeil vers le lointain. Ces lignes sont celles du fougueux élan de Van-Gogh vers l'objet aimé. Van Gogh transporte la convergence de l'avant plan puissant à l'horizon immensément agrandi et rendu dans le moindre détail. Ce faisant, il amplifie le fond même de l'espace (contrairement à Cézanne qui atténuait l'intensité de la perspective en retenant dans le fond du tableau la convergence des lignes parallèles). Il veut saisir le vaste monde, et c'est poussé par l'anxiété de ce désir qu'il donne à la perspective son caractère de compulsion pathétique. Cette structure de la perspective est de la plus grande importance pour Van-Gogh et constitue l'une de ses principales préoccupations artistiques.
Dans les tableaux de la Renaissance, la perspective linéaire était un moyen de construire un espace objectif, complet en soi et distinct du spectateur, quoique fait pour l'oeil de celui-ci. Dans les premiers paysages de Van-Gogh au contraire, c'est de l'oeil du spectateur que le monde semble surgir, en un gigantesque épanchement, et un mouvement perpétuel de lignes qui convergent très vite. Van-Gogh écrit d'un de ses premiers dessins les plus anciens : "les lignes des toits et des gouttières s'élancent vers le lointain comme les flèches d'un arc ; elles sont tirées sans hésitation."
Dans la première partie de l'oeuvre de Van-Gogh, cet envol vers un but rencontre, presque toujours, un obstacle et n'arrive pas à son terme. Mais dans le Champ de blé, ces centres sont complètement disloqués. Les lignes convergentes sont devenues des chemins qui divergent, qui rendent impossible le mouvement centré vers l'horizon ; le grand soleil rayonnant s'est brisé et transformé en une sombre masse qui, dépourvue de foyer, s'éparpille. Les corbeaux noirs avancent de l'horizon vers l'avant plan et leur approche empêche le spectateur de voir normalement le lointain. C'est le spectateur qui est, pour ainsi dire, leur foyer, leur point de fuite. Dans leur ligne brisée, ils rejoignent, de façon de plus en plus évidente, la configuration incertaine des trois routes qui ondulent, et ils unissent en un seul mouvement transversal, les directions contradictoires des voies humaines et des symboles de la mort.
Un tableau de résistance
C'est là, dans ce désarroi pathétique, que nous découvrons soudain une puissante réaction de l'artiste, qui se défend contre la désagrégation. contrastant avec le tumulte du travail du pinceau et des moindres détail, l'ensemble de l'espace est d'une ampleur et d'une simplicité incomparables, et évoque le cosmos entier dans son espace primitif de couches superposées. La surface la plus vaste et la plus stable est la plus éloignée : le ciel rectangulaire bleu foncé, qui traverse la toile entière. Il n'y a de bleu qu'ici et jusqu'à complète saturation. Vient ensuite dans l'ordre quantitatif, le jaune du champ de blé, qui est formé de deux triangles renversés. Puis le rouge profond des routes, trois fois; puis le vert de l'herbe sur ces routes, quatre fois ( ou cinq si nous comptons la mince bande à droite). Enfin en un groupe innombrable, le noir des corbeaux qui approchent. Chacune des couleurs du tableau est utilisée en un nombre de fois inversement proportionnel à l'étendue et à la stabilité des surfaces. L'artiste semble compter : un est l'unité, l'ampleur, l'ultime résolution, le ciel pur; deux est le jaune complémentaire des masses jumelles, mais divisées et instables, du blé qui pousse; trois est le rouge des chemins divergents qui ne conduisent nulle part; quatre est le vert complémentaire des abords couverts d'herbe de ces routes; la progression sans fin des corbeaux en zigzags représente l'image de la mort qui vient du fond de l'horizon
Exactement à la façon dont un homme, en proie aux tourments d'une névrose, compte et calcule pour s'accrocher fermement aux choses et affronter la violence, Van-Gogh à l'extrémité de son angoisse, découvre un ordre arithmétique des couleurs et des formes qui lui permet de résister à la désintégration.