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Le violon d'Ingres

1924

Le Violon d'Ingres
Man Ray, 1924
Épreuve aux sels d’argent rehaussée de crayon et encre de Chine, 28,2 x 22,5
Paris, MNAM.

Une femme nue, assise de dos, la tête tournée vers la gauche, nous laisse entrevoir une partie de son visage. Ses hanches sont drapées d’une étoffe légère tandis qu’un turban orientalisant enveloppe ses cheveux. Son corps se détache sur un arrière-plan uni qui contraste avec le motif en damier du tissu sur lequel elle est assise.

Cette femme n’est pas un modèle anonyme mais une personnalité du Paris des années folles : il s’agit de la chanteuse et actrice Kiki de Montparnasse – de son vrai nom Alice Prin (1901-1953) – qui était également, à cette époque, la muse et compagne du photographe. Célèbre pour sa beauté, elle inspira également d’autres grands artistes, tant photographes (Brassaï) que peintres (Modigliani, Foujita) ou sculpteurs (Calder). Dans l’angle inférieur droit de l’image, le photographe a apposé sa signature, tel un peintre au bas de sa toile : « Man Ray, 1924, Paris ».

Dans ses mémoires, Man Ray raconte qu’Alice Prin refusait de poser pour lui, parce que, disait-elle, "un photographe n’enregistrait que la réalité". Relatant sa réponse à Kiki, il poursuit: "Pas moi… je photographiais comme je peignais, transformant le sujet comme le ferait un peintre. Comme lui, j’idéalisais ou déformais mon sujet". Le Violon d’Ingres illustre particulièrement ces propos évoquant une photographie à mi-chemin entre la peinture et la reproduction mécanique.

Le corps de Kiki vu de dos ainsi que la position de sa tête, coiffée d’un turban oriental, rappellent les baigneuses de Ingres, par exemple le personnage situé au premier plan du Bain turc, référence suggérée à Man Ray par la perfection du corps de la jeune femme qui, dit-il, "aurait inspiré n’importe quel peintre académique".

Grâce aux deux ouïes dessinées à la mine de plomb et à l’encre de Chine sur l’épreuve, le corps est ici métamorphosé en violon. Si Man Ray joue avec l’expression populaire "avoir un violon d’Ingres", c’est-à-dire un hobbie, qui rappelle qu’Ingres était un fervent violonniste, il entend aussi révéler l’érotisme de la jeune femme et sa propre passion: elle est son violon d’Ingres. Le photographe évoque ainsi le thème de "l’amour fou", qu’André Breton explore à son tour dans l’ouvrage éponyme de 1937.

Enfin, le rapprochement d’un corps de femme et d’un violon illustre le principe de la rencontre insolite cher aux surréalistes. À cet égard, cette photographie est publiée pour la première fois en juin 1924 sur la page de garde du numéro 13 de la revue d’André Breton et Philippe Soupault, Littérature, et a longtemps appartenu à Breton. C’est ce tirage original que possède le Mnam, ainsi qu’une variante où Kiki pose de profil.

Man Ray ayant autorisé des retirages à plusieurs reprises, il existe d’autres exemplaires de cette photographie. À partir de l’une des rééditions, il réalise en 1965 une autre version du Violon d’Ingres en traçant quatre cordes, non pas en trompe-l’œil comme les ouïes, mais au milieu de l’image sur toute sa longueur.