Accueil Partie beaux-arts Histoire de l'art Les peintres Les musées Les expositions Thèmes picturaux

La dame à la licorne

1505

La dame à la licorne
Jean d'Ypres, vers 1505
Laine et soie, 370x350; 370x460; 360x310; 360x280; 310x320; 370x460 cm
Paris, Musée de Cluny

Les tapisseries sont à l'évidence les six pièces d’un même ensemble. Les compositions équilibrées et sobres placent sur un fond de millefleurs rouge une scène dont l’actrice principale est une dame, accompagnée parfois d'une demoiselle, toujours d'un lion et d'une licorne, cette dernière tantôt actrice tantôt spectatrice et porteuse d'armoiries au même titre que le lion. Le caractère énigmatique de la tenture, qui intriguait déjà George Sand, tient surtout à sa signification qui a fait l'objet de nombreuses interprétations. Cinq des six pièces sont généralement considérées comme des représentations des cinq sens. La présentation ici proposée s'appuie sur des textes médiévaux qui établissent une hiérarchie entre les sens en fonction de leur proximité plus ou moins grande avec le monde spirituel : la progression, commençant avec le Toucher, se poursuit avec le Goût, puis l'Odorat, l'Ouïe et enfin la Vue. La dernière pièce suscite diverses questions : s'agit-il d'un sixième sens ?

Les armoiries, de gueules à la bande d'azur chargée de trois croissants d'argent, ont permis d'attribuer la commande de la tenture à la famille Le Viste, dont plusieurs membres menèrent une carrière prestigieuse au parlement de Paris. Cette ascension sociale explique la profusion de l'héraldique et de l'emblématique sur les tapisseries, signes d'une volonté d'armation familiale et personnelle caractéristique de ces lignées ayant acquis richesse et pouvoir, mais auxquelles manquait la naissance. Les armoiries pleines de la famille Le Viste orientent vers un aîné probablement Jean IV, seigneur d'Arcy, chef de la famille Le Viste à la mort de son père en 1457 et lui-même décédé en 1500, ou son petit-cousin Antoine II, qui porta les armoiries pleines de la famille après la mort de Jean IV.

Dans ce dernier cas, la tenture aurait été tissée peu après 1500, peut-être pour célébrer la reprise des armoiries pleines de la famille par son commanditaire, ou ses fiançailles avec Jacqueline Raguier. Cette dernière hypothèse expliquerait la présence des lettres A et I de part et d'autre de l'inscription « Mon seul désir », qui pourraient être les initiales de deux fiancés ou de deux époux. Elle est d'ailleurs confortée par les caractéristiques formelles et stylistiques des tapisseries, qui ont pu être rattachées à l'activité d'un important atelier réuni autour du Maître des Très Petites Heures d'Anne de Bretagne, actif aux environs de 1500. C'est très vraisemblablement à ce peintre, qui travailla pour le roi et la reine de France et qui rencontra un succès éclatant auprès de hauts magistrats parisiens et de grands ecclésiastiques, qu'ont été confiées les maquettes ou « petits patrons » de la tenture.

Mentionnée dès 1814 au château de Boussac (Creuse), la tenture est signalée en 1841 par Prosper Mérimée, inspecteur des Monuments historiques, qui s'inquiète de son sort et suggère son acquisition par le roi Louis-Philippe. Au cours de ces mêmes années, cet ensemble suscite également l'enthousiasme de George Sand qui évoque de "curieuses tapisseries énigmatiques". En 1882 seulement, la Ville de Boussac accepte de s'en séparer au profit de l'État pour la somme de 25 500 francs. Le 9 juin, la Commission des Monuments historiques décide d'accorder cette somme pour l'achat des six tapisseries destinées au musée de Cluny où la tenture est accueillie en juillet.

Le toucher

La dame, debout, en deux gestes larges, tient fermement la bannière de la main droite et ne fait qu'effleurer la corne de la licorne de la gauche. Cette pièce se distingue par plusieurs particularités qui n'apparaissent sur aucune autre. La licorne est plus petite et le lion surprend par ses gros yeux exorbités, sa gueule largement fendue et ses oreilles pointues. Parmi les animaux du fond figurent deux singes dont l’un est attaché à un rouleau de captivité et trois animaux sauvages, un loup, une panthère et un guépard, portant tous trois un collier. La jeune femme, cheveux dénoués retenus par un diadème, est vêtue d’une robe de velours bleu doublée d’hermine, rehaussée de pièces d’orfèvrerie et de larges orfrois.

Le goût

La dame saisit délicatement une friandise dans la coupe portée par la demoiselle pour nourrir le perroquet posé sur sa main gantée. Devant elle, un singe porte un fruit à sa bouche, soulignant la signification de l'image. La composition, ample et harmonieuse, est organisée autour de la pyramide formée par le groupe des deux femmes ; derrière, la clôture couverte de roses creuse l’espace et isole la scène. Aux gestes calmes des jeunes femmes s’oppose le vif mouvement du lion et de la licorne, vêtus de capes d’armes qui semblent flotter au vent. Le fond de millefleurs est semé d'animaux parmi lesquels une jeune licorne dont la corne n’a pas encore poussé. Les vêtements et parures se distinguent par quelques détails, comme les ouvertures attachées par des lacets (robe de la dame, manche de la demoiselle) et les bijoux à motifs végétaux : fleurs sur les colliers, cercles de tête et résilles, grenades sur le pendant de la ceinture de la dame.

L'odorat

La dame tresse une couronne avec les œillets choisis sur le plateau que lui présente la demoiselle. Un singe à l'arrière plan porte une rose à son museau, renforçant ainsi l'allégorie. Le lion et la licorne sont dressés mais quelque peu figés, portant en bandoulière le premier un écu, la seconde une targe. Les robes de la dame et de la demoiselle sont relevées et laissent voir le vêtement en dessous, la cotte. Une courte coiffe, quadrillée de rangs de perles et bordée de pierres précieuses et de perles, cache presque entièrement les cheveux de la dame tandis que ceux de la demoiselle sont coiffés sur les côtés en épaisses mèches retenues par des rubans et recouverts seulement d’un court bandeau flottant.

L'ouïe

La dame joue d'un orgue portatif dont la demoiselle active les soufflets. L'instrument est posé sur un tapis oriental, ses montants sont ornés l’un d'une licorne, l’autre d'un lion. La composition est ici resserrée : les bannières cachent les arbres devant lesquels elles sont placées ; seul l’avant-train de la licorne est visible, quelque peu disproportionné. La jeune femme, absorbée dans son jeu, porte une robe bleue et un surcot largement échancré dont le tissu précieux, orné de motifs de grenades, est semblable à celui des robes des autres tapisseries. La coiffure de la dame tresse deux mèches sur les côtés de la tête pour les relever en aigrette sur le devant. La demoiselle est coiffée plus sobrement d’un court voile.

La vue

La jeune femme, assise, caresse la licorne de la main gauche ; celle-ci pose ses pattes de devant sur les genoux de la dame et se regarde dans le miroir, précieuse pièce d'orfèvrerie, où le profil qui apparaît n'est cependant pas le sien ; comme pour Le Toucher, la licorne est ici actrice de l'allégorie et non simple spectatrice porteuse d'armoiries. Deux arbres seulement, aux frondaisons assez basses comme pour concentrer le regard sur la scène centrale, encadrent la composition pyramidale. L’unique bannière se dresse au-dessus, portée par le lion, qui semble détourner son regard. La coiffure en aigrette est semblable à celle de L’Ouïe. Dans le fond et sur la terrasse, lionceau et lapin, chien et lapin semblent aussi participer au jeu des regards

A mon seul désir

Devant un pavillon dont le lion et la licorne, tout en portant les bannières, relèvent chacun un pan, la demoiselle présente un coffret. La dame choisit-elle un bijou ou au contraire repose t-elle dans le coffre un collier, proche par son motif de celui qu’elle porte dans Le Goût ? Elle a, quoi qu’il en soit, déjà choisi – ou encore conservé – ses autres bijoux, à motifs de torsades et décors de perles et de fleurettes. La composition, à nouveau pyramidale et d’une grande ampleur, est organisée autour de ce groupe, équilibré par le petit chien (le même que dans Le Goût). C’est ici la demoiselle qui est coiffée de l’aigrette observée précédemment. L’inscription placée au sommet du pavillon a non seulement donné son nom à la tapisserie, mais aussi suscité de nombreux commentaires et hypothèses. Cette sixième pièce illustrerait donc un sixième sens, le plus proche de l'âme ou du monde de l'esprit, qui pourrait être le cœur, suivant une conception développée, par exemple, dans l'œuvre de Jean Gerson au début du XVe siècle.

La pensée médiévale acceptant des significations multiples qui se complètent sans s'exclure, il est possible que ces allégories des sens aient eu d'autres significations, plus terrestres. Le cœur est bien, au Moyen Âge, tout à la fois le siège de la vie morale comme celui de l'amour humain et du désir charnel. La tenture de La Dame à la licorne semble, en effet, s'inscrire dans une tradition littéraire dont témoigne notamment un vers du célèbre poète Charles d'Orléans (1394-1465) : « De leal cueur, content de joye, / Ma maistresse, mon seul désir, / Plus qu'oncques vous vueil servir, / En quelque place que je soye ». De même, il serait réducteur de considérer uniquement sous l'angle de son rôle d'emblème et de porteur d'armoiries l'animal mythique qui a donné son nom à la tenture. Traditionnellement symbole de chasteté, la licorne, dont le principal attribut revêt une évidente connotation sexuelle, est une créature particulièrement ambivalente.

Source : Description par le Musée de Cluny ; Fiche du musée de Cluny

Retour à la page d'accueil de la section Beaux -Arts