Grand nu Georges Braque 1908

Grand nu
George Braque, 1908
Huile sur toile 140 x 100 cm
Paris, MNAM

Cette toile imposante ne serait-ce que par ses dimensions, est un jalon essentiel, non seulement dans l’œuvre de Braque mais surtout dans l’histoire du cubisme. Braque a pris soin de la dater au dos "Juin 1908", et divers documents (dessins, gravures, témoignages) permettent de préciser le processus de sa réalisation, au cœur des échanges entre Matisse, Picasso, Derain et Braque, par tableaux interposés lors des expositions officielles (du Salon des Indépendants de 1907 au Salon d’automne de 1908), ou bien lors de visites informelles dans leurs ateliers respectifs, qui ont abouti à la célèbre formule de Louis Vauxcelles devant les paysages rapportés de l’Estaque par Braque pour son exposition à la galerie Kahnweiler, en novembre 1908 : "Braque réduit tout, paysages, figures, maisons, à des figures géométriques, à des cubes".

Pour résumer brièvement cette histoire complexe : Braque, lors de sa première visite avérée dans l’atelier de Picasso, fin novembre ou décembre 1907, découvre Les Demoiselles d’Avignon et un premier état de Trois femmes. C’est en fonction du véritable choc qu’il reçoit alors – mais aussi de l’impact de la toile de Matisse, Nu bleu souvenir de Biskra qui a fait scandale au Salon des Indépendants du printemps précédent, comme de l’approfondissement de sa propre réflexion sur les tableaux de baigneuses de Cézanne exposés au Salon d’automne de 1907, qu’il entreprend à son tour une composition de trois figures (en fait une même femme dans trois positions), précédée par des études dessinées, et aujourd’hui disparue (détruite ?). Elle est exposée au Salon des Indépendants de 1908, de mars à mai, ce qui fait dire à Vauxcelles : "C’est là de l’art canaque, résolument, agressivement inintelligible !".

Entrepris parallèlement, sur ce motif d’une figure tournant dans l’espace, Grand nu existe alors dans l’atelier, puisqu’un précieux témoignage, précisément daté du 27 avril 1908 (il s’agit du journal d’Inez Hugues Irwin, qui accompagne l’Américain Gelett Burgess dans ses visites aux « Wild Men of Paris »), décrit la toile en cours comme "un tableau épouvantable d’une femme exhibant les muscles de sa jambe, un ventre comme un ballon qui aurait commencé à se dégonfler, un sein en forme de cruche […], des épaules carrées". Braque poursuit son travail sur la toile. Il se peut qu’il l’ait emportée et retravaillée à l’Estaque, où il part avant le 1er juin et passe tout l’été jusqu’à septembre. C’est là que s’opère le tournant du cubisme, par une série de petites toiles compactes et géométrisées qui, à leur tour, influencent Picasso. Si bien que le Grand nu pèsera sur l’achèvement de Trois femmes – et a constitué aussi une pièce importante du dialogue fondateur de Braque avec Picasso.

Toile ambitieuse, volontariste, Grand nu construit un rapport inédit entre la figure et le fond. Par l’ambiguïté des rapports spatiaux tout d’abord :

Derrière elle, sont disposés ce qui pourrait être interprété comme les plis d’une draperie classique, mais se présente plutôt comme les pans solidifiés d’une "ouverture", destinée à accueillir les volumes du nu. En arrière de cette "cavité bleuâtre" qui encastre la figure, se profile un autre espace, encore plus indéterminé, des plans abstraits traités dans un ocre rouge plus foncé que ceux utilisés pour colorer la figure, elle-même lourdement cernée de bleu. La musicalité de ces rimes colorées, chaudes et froides en alternance, est soutenue par le travail de la touche : hachures serrées sur le corps, qui vont s’élargissant jusqu’aux bords du tableau. On passe insensiblement d’une construction de la figure par plans colorés et cernes courbes à une modulation de l’arrière-fond par la seule variation de la lumière.

L’histoire du tableau est, elle aussi, remarquable : acheté par Aragon (aidé et conseillé par Breton) en 1922, à la troisième vente des stocks de la galerie Kahnweiler, il est revendu par lui à Marie Cuttoli, vers 1928 (?), et conservé par cette grande collectionneuse, amie et mécène de toute cette génération d’artistes (de Picasso à Miró en passant par Matisse et Calder) jusqu’en 1962-1963, moment où Alex Maguy, couturier et galeriste, l’acquiert à son tour. Il entrera après sa mort (1999) dans les collections nationales

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