Georgia O'Keeffe Centre Pompidou 8 septembre - 6 décembre 2021 |
Le Centre Pompidou présente la première rétrospective en France de Georgia O’Keeffe (1887 – 1986), l’une des plus grandes figures de l’art nord-américain du 20e siècle. Riche d’une centaine de peintures, dessins et photographies, l'exposition propose un parcours complet à travers sa carrière artistique. Disparue à 98 ans, Georgia O’Keeffe aura traversé l’essentiel des aventures esthétiques du siècle précédent. Dans les années 1920, elle appartient au cercle restreint des inventeurs du modernisme américain, puis participe, dans les années 1930, à la recherche identitaire qui marque les États-Unis, avant de devenir dans les années 1960 une pionnière de la peinture abstraite « hard edge ».
Lieu déterminant dans la carrière artistique de Georgia O’Keeffe, l’exposition s’ouvre sur un espace consacré à la Galerie 291. Lors de son installation à New York en 1918, elle y découvre les artistes et mouvements novateurs de l’art moderne européen, qui l'inspirent. Le photographe Alfred Stieglitz, co-fondateur de la galerie, organise entre autres les premières expositions américaines d’Auguste Rodin, Henri Matisse, Francis Picabia et Paul Cézanne.
La Galerie édite la revue Camera Work, dans laquelle Georgia O’Keeffe découvre la traduction d’un extrait du Spirituel dans l’art (1912) de Vassily Kandinsky. Elle se reconnaît dans l’esthétique du peintre russe, ancrée dans un symbolisme conciliant sentiment romantique de la nature et spiritualisme. Cette filiation revendiquée par O’Keeffe conduit l’historiographie américaine, Barbara Rose et Barbara Novak notamment, à placer son œuvre dans la postérité du premier paysagisme américain incarné par Thomas Cole, Albert Bierstadt, Thomas Moran, ainsi qu’à la rattacher à l’enseignement « transcendentaliste » du philosophe Ralph Waldo Emerson et à la poésie de Walt Whitman.
Alfred Stieglitz est le premier à exposer les dessins de Georgia O’Keeffe à la galerie 291 (Special No. 15, 1916-1917) ; un coup de foudre artistique, puis amoureux s’opère entre la jeune peintre et le photographe qui consacrera dès lors chaque année une exposition aux œuvres récentes d’O’Keeffe. Il associe à sa peinture les « plumes » les plus perspicaces de la critique de son temps, contribuant à sa reconnaissance publique et à conforter sa place sur un marché de l’art en pleine expansion. En 1929, elle est la première artiste femme à intégrer les expositions du MoMA qui vient d’être créé. Plus tard, elle est la première encore à qui les plus grands musées américains consacrent une rétrospective (Chicago en 1943, le MoMA en 1946). Pour la génération d’artistes féministes des années 1960, Georgia O’Keeffe fait figure de « brise-glace », elle est celle qui ouvre la voie à la reconnaissance d’un art qui n’est plus nécessairement associé au genre de son auteur.
Au-delà des peintures de fleurs qui ont fait sa renommée, l’exposition « Georgia O'Keeffe » au Centre Pompidou restitue à son œuvre sa complexité et sa richesse iconographique. Des gratte-ciels de New York et des granges de Lake George aux ossements de bovins qu’elle rapporte de ses promenades dans les déserts indiens (Ram’s Head, White Hollyhock-Hills, 1935), la peinture de Georgia O’Keeffe se réinvente au cours des décennies. Si l’inspiration végétale est un motif récurrent de l’artiste, l’exposition la replace dans une tradition qui s’enracine dans le grand sentiment de la nature hérité du Romantisme historique. Réinventé par le panthéisme de l’écrivain D.H. Lawrence, il innerve l'œuvre d’O'Keeffe et teinte d’érotisme ses paysages et motifs végétaux.
Créée en 1905 par le photographe Alfred Stieglitz, la Galerie 291 (en référence au numéro de l’immeuble qui l’accueille sur la Cinquième Avenue de New York) est le premier lieu de diffusion et de pédagogie de l’art moderne aux États-Unis. Après Rodin (en 1908), Matisse (1908, puis 1910), Cézanne (en 1911), Stieglitz organise entre autres les premières expositions américaines de Picasso (1911), Picabia (1913) et Brancusi (1914). Georgia O’Keeffe découvre la galerie en 1908, durant ses études à l’Art Students League de New York. Elle en suivra dès lors les expositions et les publications, notamment la revue Camera Work, qui publie les premières études consacrées aux artistes des avant-gardes européennes. À son amie artiste Anita Pollitzer, O’Keeffe écrit : « Je désire exposer à 291 plus que n’importe où à New York. ». Du Texas, où elle enseigne, elle adresse en 1916 à Pollitzer une série de dessins au fusain afin qu’elle les soumette à Stieglitz. Le jour où le photographe les découvre marque le début d’une relation entrée dans la légende. Stieglitz présente la série dans une exposition de groupe dès 1916. De 1923 jusqu’à sa mort, en 1946, il consacrera chaque année une exposition à l’œuvre d’O’Keeffe. Il dira qu’elle « incarne l’esprit de 291 ».
Les fusains que Georgia O’Keeffe soumet au jugement d’Alfred Stieglitz en 1916 témoignent de l’ancrage de ses œuvres dans une tradition marquée par le naturalisme et le vitalisme de l’Art nouveau, découvert durant ses premières années de formation à Chicago. En cette fin des années 1910, l’art d’O’Keeffe s’attache tout à la fois à l’érotisme présent dans les aquarelles d’Auguste Rodin et à la synthèse formelle, au mouvement vers l’abstraction dont témoignent les œuvres d’Arthur Dove, un membre de l’«écurie» Stieglitz. Les aquarelles que réalise O’Keeffe au Texas, où elle enseigne de 1912 à 1914, puis de 1916 à 1918 sont inspirées par les mouvements des étoiles et des astres, et les espaces infinis. Elles renouent avec le sentiment panthéiste et sublime des premiers paysages de l’école américaine du 19e siècle (Frederic Edwin Church, Albert Bierstadt), avec le « transcendentalisme » des écrits du poète et philosophe Ralph Waldo Emerson.
Fin 1912, dans la revue Camera Work, Georgia O’Keeffe découvre la traduction d’un extrait du livre Du Spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier publié quelques mois plus tôt à Munich par Vassily Kandinsky. Elle en retient qu’il existe deux voies tracées pour l’art moderne : celle de la «Picasso-forme», voie ouverte par le cubisme, conduisant à une négation du réel au profit de sa métamorphose analytique et plastique, et celle issue de la « couleur-Matisse », à l’héritage de laquelle Kandinsky a associé l’expression de la vie et de l’âme des objets. Par leur biomorphisme, les peintures que produit O’Keeffe à la fin des années 1910 montrent qu’elle a fait le choix d’un art résolument attaché au monde sensible et à ses ressources symboliques. Interrogée sur le caractère « abstrait » de ses œuvres, O’Keeffe aime à répondre qu’elle est « toujours surprise de voir comment les gens séparent l’abstraction du réalisme ». « L’abstraction » n’est pour elle qu’un moyen, le fruit d’un éloignement de la source de ses formes, d’une séparation, d’une décantation.
À partir de 1920, Georgia O’Keeffe et Alfred Stieglitz partagent leur temps entre New York et Lake George, lieu de villégiature de la famille Stieglitz dans l’État de New York. O’Keeffe peint en alternance les mouvements du ciel et de l’eau, des fruits et des feuilles, et les gratte-ciel qu’elle peut contempler depuis les fenêtres du Shelton Hotel à New York, où elle habite désormais avec Stieglitz après leur mariage en 1924. Ses peintures témoignent de l’intérêt qu’elle porte aux artistes de la galerie 291, au naturalisme d’Arthur Dove ou de John Marin, aux formes rectilignes, aux surfaces unifiées puisées dans le spectacle de l’Amérique industrielle et urbaine. Les granges qu’elle peint à Lake George concilient ses souvenirs d’enfance et les formes cristallines héritées du cubisme chères aux peintres Charles Demuth et Charles Sheeler. Ses buildings réalisés à Manhattan dessinent d’immenses « canyons » sous la voûte étoilée. O’Keeffe demeure fascinée par le ciel infini et la puissance du cosmos qui l’ont marquée au Texas.
Alors qu’elle peint des fleurs de façon réaliste depuis 1919, Georgia O’Keeffe réalise, après avoir vu les fleurs de Charles Demuth, lors d’une visite à son atelier en 1923, que la seule façon pour elle de continuer à les peindre serait de trouver une approche totalement personnelle et originale. Deux ans plus tard, elle soumet ses fleurs à une vision rapprochée. Ce passage au « gros plan » s’opère sous l’effet conjoint de l’influence du modèle photographique et d’une attention à sa perception de la ville moderne. S’inspirant de l’usage du « blow up » (agrandissement) pratiqué par une nouvelle génération de photographes (Paul Strand, Edward Weston, Ansel Easton Adams), elle recourt à de nouveaux «cadrages». Impressionnée par l’essor et la hauteur vertigineuse des buildings à New York dans les années 1920, elle déclare à propos de ses fleurs : « […] j’eus l’idée de les agrandir comme d’énormes immeubles en construction. » Concédant d’abord que son art traite «essentiellement de sentiments féminins», elle dément bientôt avec vigueur l’interprétation obsessionnellement «érotique» que la critique livre de ses fleurs.
La vie, dans son mouvement, ses cycles, est le premier sujet de la peinture de Georgia O’Keeffe. La croissance d’un végétal, l’épanouissement d’une fleur disent autant du vivant que la spirale d’un coquillage mort ou les os blanchis d’un bovin. Au Nouveau-Mexique, elle a l’intuition de cette continuité du cycle vital : « Les ossements semblent tailler au cœur de ce que le désert a de profondément vivant ». En 1943, elle peint pour la première fois un os de bassin collecté lors d’une marche dans le désert. S’il ne devient pas la métaphore directe des temps de guerre, le ciel qu’elle entrevoit dans la cavité de l’os brandi à bout de bras devient pour elle « ce Bleu qui sera toujours là comme il est maintenant même après que les hommes en auront fini avec leurs destructions » : la vie, au-delà de la mort.
Après des années passées à rechercher « son » lieu, Georgia O’Keeffe séjourne en 1929 au Nouveau-Mexique. Quelques années plus tard, elle fait l’acquisition de Ghost Ranch, une maison isolée, entourée de déserts. Elle découvre un pays qui la fascine, celui des danses indiennes et du souvenir d’un catholicisme austère. S’emparant des collines du Nouveau-Mexique, elle en humanise les formes, fait de leurs traces géologiques les commissures, les plis, les rides d’une peau, et de leurs reliefs des détails anatomiques. L’empathie qu’elle éprouve pour ces paysages la conduit à adopter dans ses tableaux les tons dictés par ses humeurs. Ainsi, durant la Seconde Guerre mondiale, l’œuvre Black Place – du nom donné par O’Keeffe à l’un de ses sites favoris, lunaire et désolé, situé en pays navajo – devient le reflet des drames de l’époque. À plusieurs reprises, elle prend pour modèle les Kachinas, poupées que les Indiens hopis utilisent pour enseigner leur mythologie aux jeunes enfants.
L’œuvre de Georgia O’Keeffe des décennies 1950 et 1960 est marquée par un parti pris de simplification, une grande synthèse formelle qui met son art en phase avec les recherches d’une nouvelle génération d’artistes américains, notamment le peintre Ellsworth Kelly. L’abstraction à laquelle elle soumet ses motifs traduit la spiritualité, le sentiment mystique auquel elle les associe. Sa fascination pour une porte ouvrant sur le patio de sa maison d’Abiquiú donne lieu à une variation qui résume ses réflexions sur l’ombre et la lumière, sur les rapports du vide et du plein – principes qui n’ont cessé de nourrir son art. L’« élévation » littérale que lui offrent ses nombreux voyages en avion inspire à O’Keeffe des sujets inédits : lits de rivières, dont le dessin reproduit celui des ramures des arbres, et nuages qui, vus d’en haut, réconcilient le ciel et la terre.
O'Keeffe s'intéresse également aux poupées en bois sculpté et décoré, qui servent à l'enseignement de la mythologie aux enfants hopis et zuñis. Cette Kachina jaune aux yeux dépareillés lui est offerte par son ami le photographe Paul Strand. C'est l'une des premières qu'elle peint, parmi les dix-sept représentations qu'elle fera de ces poupées jusqu’en 1945. L’art des indiens apparaît comme une source d'inspiration pour les artistes et écrivains américains en quête d'un art émancipé du modèle européen. Au milieu des années 1940, alors que s‘impose l’École de New York, le peintre Jackson Pollock s'inspirera directement des formes et des mythologies indiennes.
Source : Fiche de Spectacles-sélection