29 NOVEMBRE 2002 - 30 MARS 2003. Fondation Cartier pour l'art contemporain 261, boulevard Raspail 75014 Paris.Tous les jours sauf le lundi de 12h à 20h
Exposer l'accident. Tous les accidents, du plus banal au plus tragique, des catastrophes naturelles aux sinistres industriels et scientifique, mais aussi l'accident heureux, du coup de chance au coup de foudre. Exposer l'accident pour ne plus être simplement exposé à l'accident. Tel est le projet de Ce qui arrive, une exposition organisée avec le philosophe et urbaniste Paul Virilio et présentée à la Fondation Cartier pour l'art contemporain.
«L'accumulation met fin à l'impression de hasard»
Sigmund Freud (1914-1915)
«Le progrès et la catastrophe sont l'avers et le revers d'une
même médaille»
Hanna Arendt (1968)
Voir : la chute, Airplane parts
Avertissement de Paul Virilio
« Un trait, entre tous distinctif, oppose la civilisation contemporaine à celles qui lont précédée : la vitesse. La métamorphose sest produite en lespace dune génération », constatait dans les années trente lhistorien Marc Bloch.
Cette situation entraîne à son tour, un second trait : laccident. La généralisation progressive dévénements catastrophiques qui affectent non seulement la réalité du moment, mais causent lanxiété et langoisse pour les générations à venir.
Dincidents en accidents, de catastrophes en cataclysmes, la vie quotidienne devient un kaléidoscope où nous affrontons sans cesse ce qui vient, ce qui survient inopinément, pour ainsi dire ex abrupto Dans le miroir brisé, il faut alors apprendre à discerner ce qui arrive, de plus en plus souvent, mais surtout de plus en plus rapidement, de manière intempestive voire simultanée.
Devant cet état de fait dune temporalité accélérée qui affecte les murs, lArt aussi bien que la politique des nations, une urgence simpose entre toutes : celle dexposer laccident du Temps.
Renversant de la sorte la menace de linopiné, la surprise devient sujet de thèse et le risque majeur, sujet dexposition dans le cadre des télécommunications instantanées.
Comme lexpliquait Paul Valéry en 1935 : « Dans le passé, on navait guère vu, en fait de nouveauté, paraître que des solutions ou des réponses à des problèmes ou à des questions très anciennes, sinon immémoriales Mais notre nouveauté à nous, consiste dans linédit des questions elles-mêmes, et non point des solutions, dans les énoncés et non dans les réponses. De là cette impression générale dimpuissance et dincohérence qui domine dans nos esprits1. »
Ce constat dimpuissance devant le surgissement dévénements inattendus et catastrophiques, nous contraint à renverser la tendance habituelle qui nous expose à laccident pour inaugurer une nouvelle sorte de muséologie, de muséographie : celle qui consiste maintenant à exposer laccident, tous les accidents, du plus banal au plus tragique, des catastrophes naturelles aux sinistres industriels et scientifiques, sans éviter lespèce trop souvent négligée de laccident heureux, du coup de chance, du coup de foudre amoureux, voire du « coup de grâce » !
En effet, si aujourdhui grâce à la télévision, « ce qui se conserve se réduit à linstant-événement, tous les progrès convergent vers un problème inéluctable qui est celui des perceptions et des images2 ».
Outre lattentat historique du 11 septembre 2001 et sa diffusion en boucle sur les écrans de télévision du monde entier, deux événements récents méritent, à ce propos, dêtre sévèrement analysés. Dune part, la révélation seize ans trop tard des ravages de la contamination de Tchernobyl sur lEst de la France, à propos desquels les responsables des services chargés de donner lalerte déclaraient en avril 1986 : « Si lon détecte quelque chose, il ne sagit que dun problème purement scientifique. » Et dautre part, la toute récente décision du « Mémorial pour la Paix » de Caen, dimporter des États-Unis, en guise dobjet-symbole, une bombe atomique une bombe H emblématique de « léquilibre de la terreur » entre lEst et lOuest
À ce propos et reprenant largument des experts français dissimulant les dégâts de laccident de Tchernobyl, on pourrait dire : « Si lon expose une bombe atomique, il ne sagit que dun problème purement culturel », ouvrant dès lors toutes grandes, les portes du premier Musée des accidents !
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De fait, si linvention nest quune manière de voir, de saisir les accidents en tant que signes, en tant que chances, il nest que temps douvrir le muséum à ce qui survient dimpromptu, à cette « production indirecte » de la science et des technosciences que constitue le sinistre, la catastrophe industrielle ou autre.
Si selon Aristote « laccident révèle la substance », linvention de la « substance » est également celle de « laccident ». Dès lors, le naufrage est bien linvention « futuriste » du navire, et le crash celle de lappareil supersonique, tout comme Tchernobyl lest de la centrale nucléaire.
Observons maintenant lhistoire récente. Alors que le XXe siècle a été celui des grands exploits le débarquement lunaire et des grandes découvertes en physique comme en chimie, sans parler de linformatique ou de la génétique, il paraît logique, hélas, que le XXIe siècle engrange à son tour la moisson de cette production masquée que constituent les sinistres les plus divers, dans la mesure même où leur répétition devient un phénomène historique clairement repérable.
À ce sujet, écoutons encore Paul Valéry : « Linstrument tend à disparaître de la conscience. On dit couramment que son fonctionnement est devenu automatique. Ce quil en faut tirer, cest la nouvelle équation : la conscience ne subsiste que pour les accidents3. »
Ce constat de carence aboutit ainsi à une conclusion claire et définitive : « Tout ce qui devient capable de recommencement et de répétition sobscurcit, se fait silencieux. Il ny a fonction que hors conscience4. »
Étant donné que lobjectif déclaré de la révolution industrielle du XVIIIe siècle était bien la répétition dobjets standardisés (machines, outils, véhicules ), autrement dit les fameuses substances incriminées, il est aujourdhui logique de constater que le XXe siècle, nous aura effectivement abreuvé daccidents en série, depuis le Titanic en 1912 jusquà Tchernobyl en 1986, sans parler de Seveso ou de Toulouse, en 2001
Ainsi, la reproduction sérielle des catastrophes les plus diverses est-elle devenue lombre portée des grandes découvertes, des grandes inventions techniques, et à moins daccepter linacceptable, cest-à-dire dadmettre que laccident devienne automatique à son tour, lurgence dune « intelligence de la crise de lintelligence » se fait jour en ce tout début du XXIe siècle intelligence dont lécologie est le symptôme clinique, en attendant demain une philosophie de leschatologie postindustrielle.
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Admettons, maintenant, le postulat de Valéry : si la conscience ne subsiste que pour les accidents et sil ny a fonctionnement que hors conscience, la perte de conscience de laccident comme du sinistre majeur équivaudrait non seulement à linconscience mais à la folie cette folie de laveuglement volontaire aux conséquences fatales de nos actions et de nos inventions , je pense en particulier au génie génétique et aux biotechnologies. Situation qui sapparenterait dès lors au brutal renversement de la philosophie en son contraire, autrement dit, à la naissance dune philofolie ; amour de limpensé radical, où le caractère insensé de nos actes cesserait non seulement de nous inquiéter consciemment, mais nous ravirait, nous séduirait
Après laccident des substances, nous assisterions à lémergence fatale de laccident des connaissances, dont linformatique pourrait bien être le signe par la nature même de ses indubitables « progrès », mais parallèlement par celle de ses incommensurables dégâts.
En fait, si « laccident est lapparition de la qualité dune chose qui était masquée par une autre de ses qualités5 », linvention des accidents industriels dans les transports (terrestres, nautiques, aériens) ou celle des accidents postindustriels, dans les domaines de linformatique ou de la génétique, serait lapparition dune qualité trop longtemps cachée par le faible progrès des connaissances « scientifiques » à côté de lampleur des connaissances « spirituelles et philosophiques », de cette sagesse accumulée tout au long de lhistoire multiséculaire des civilisations.
Ainsi, aux dégâts des idéologies laïques ou religieuses véhiculées par les régimes totalitaires, sapprêtent à succéder ceux de technologies de pensée, susceptibles, si nous ny prenons garde, daboutir au délire, à cet amour insensé de lexcès, comme tend à le prouver le caractère suicidaire de certaines actions contemporaines, depuis Auschwitz, jusquau concept militaire de destruction mutuelle assurée (M.A.D.), sans parler du « déséquilibre de la terreur » inauguré en 2001 à New York par les kamikazes du World Trade Center.
En effet, utiliser non plus des armes, des instruments militaires, mais de simples véhicules de transport aérien pour détruire des édifices en acceptant de périr dans lopération, cest instaurer une confusion fatale entre lattentat et laccident et utiliser la « qualité » de laccident volontaire au détriment de la qualité de lavion, comme de la « quantité » de vies innocentes sacrifiées, dépassant ainsi toutes les limites naguère fixées par les éthiques religieuses ou philosophiques.
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De fait, le principe de responsabilité vis-à-vis des générations à venir exige dexposer maintenant laccident et la fréquence de ses répétitions industrielles et postindustrielles.
Cest le sens même, le but avoué de lexposition de la Fondation Cartier pour lart contemporain. Avant-projet, ou plus exactement encore, préfiguration du futur Musée de lAccident, cette exposition se veut avant tout une prise de position devant la chute des repères éthiques et esthétiques, la perte de sens dont nous sommes si souvent désormais les témoins, les victimes, bien plus que les acteurs.
Après lexposition, il y a plus de dix ans déjà, sur la vitesse, organisée à Jouy-en-Josas par cette même Fondation Cartier, lexposition Ce qui arrive définition du latin accidens se veut le contrepoint des excès de toutes sortes dont nous abreuvent quotidiennement les grands organes dinformation, musée des horreurs dont nul ne semble deviner quil précède et accompagne toujours la montée en puissance de sinistres plus vastes encore.
En fait, comme lexprimait un témoin de la montée du nihilisme en Europe : « Lacte le plus atroce devient facile lorsque la voie qui y mène a été dûment frayée6. »
Par laccoutumance progressive à linsensibilité, à lindifférence devant les scènes les plus démentes sans cesse répétées par les marchés du spectacle, au nom dune soi-disant liberté dexpression muée en libération de lexpressionnisme, voire en académisme de lhorreur, nous succombons aux méfaits dune programmation de loutrance à tout prix qui débouche non plus sur linsignifiance, mais sur lhéroïsation de la terreur et du terrorisme.
Un peu comme au XIXe siècle où lart officiel singéniait dans ses salons à glorifier les grandes batailles du passé et aboutissant, comme on sait, à lhécatombe de Verdun, au tout début du XXIe siècle nous assistons, médusés, à une tentative de promotion de la torture artistique, de lautomutilation esthétique et du suicide considéré comme lun des beaux-arts.
Cest finalement pour échapper à cette « surexposition du public à leffroi » que la Fondation Cartier a adopté le principe dune distance critique vis-à-vis des excès en tout genre de lactualité récente.
Destinée à poser la question de linattendu, comme de linattention aux risques majeurs, la manifestation qui souvrira à Paris, pour le premier anniversaire de lattentat du World Trade Center de New York, se veut un hommage au discernement, à lintelligence préventive, philosophique ou scientifique, en des temps troublés où abondent les menaces dune « philofolie du pire7 » reprenant à son compte les propos dun conducteur alcoolique à son passager : « Je suis un accident ambulant qui cherche lendroit où se produire. »
Notes
1 Paul Valéry, « La Crise de lintelligence », in uvres complètes, Tome I, Éditions Gallimard, collection « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1957
2 Paul Valéry, Cahiers, Tome II, p. 851, Éditions Gallimard, collection « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1974
3 Op. cit., p. 212
4 Ibid.
5 Op. cit., p. 229
6 Hermann Rauschning, La Révolution du nihilisme, Éditions Gallimard, Paris, 1939
7 Paul Virilio, Ce qui arrive, Éditions Galilée, Paris, 2002