Alain Resnais, compositeur de films

Thierry Jousse

ed. Mille et une nuits, 1997.

Le sujet le plus facilement identifiable du cinéma de Resnais est la mémoire. Mémoire des grands traumatismes du siècle : Guernica, Auschwitz, Hiroshima, L'Algérie, l'Afrique colonisée, La guerre d'Espagne, L'affaire Stavisky ; mais aussi des blessures plus intimes, Nevers ou Boulogne sur Mer, ou encore mémoire comme totalité borgésienne de la Bibliothèque nationale, du palace de Marienbad de la maison de Providence ou du Laboratoire de Laborit. Mémoire fragmenté que Resnais, tel un archéologue - c'est le métier de Pierre Arditi dans l'amour à mort- fait remonter à la surface.

Contre la reconstitution, Resnais confronte les lambeaux de cette mémoire avec la réalité d'aujourd'hui, espaces vides ou reconstruits qui ont recouvert les plaies et les gouffres. Cette mémoire au présent suppose l'oubli ; elle est trouée ; elle est fondée sur des vides et ces par ces interstices que l'image fait retour. Elle suppose une interrogation sur elle-même et une fragilité de son fonctionnement, comme dans Marienbad et, plus subtilement encore, dans Muriel, où l'on ne sait jamais exactement quelle est la version authentique des faits et où l'on doute toujours de la réalité des événements. Gilles Deleuze parle ainsi de "nappes de passé" pour distinguer les strates du temps et de la mémoire de la simple image souvenir.

Autant que la mémoire, la question des survivants et de leur existence dans un monde d'après la catastrophe est fondamentale chez Resnais. Aux fameuses et multiples interrogations sur comment écrire et comment filmer après Auschwitz, Resnais répond par un comment survivre qui n'est pas séparable d'une poétique de la ruine, plus mentale que physique. La plupart des personnages de Resnais sont des survivants passés par l'expérience de la mort, l'oubli pouvant être considéré comme une des formes possibles de la mort, et qui sont hantés par les traces à la fois obsédantes et effacées de leur passé. La voix qui lit les commentaires de Jean Cayrol dans "Nuit et Brouillard" et les corps des acteurs d'Hiroshima mon amour ont quelque chose de fantomatique, de même que les créatures étranges de "Marienbad", qu'Alexandre Stavisky en spectre sur la scène du théâtre, que les personnages familiers et familiaux qui peuplent le cerveau de l'écrivain malade et alcoolique dans "Providence", que les revenants du théâtre d'avant-guerre dans "Mélo" ou que les couples semblables et multiples dans "Smoking/no smoking". De ce point de vue le film le plus explicite est évidemment l'amour à mort. La question du passage, de la limite entre la vie et la mort y est directement abordée. L'objet du film c'est cet outre-monde, ce pays des morts-vivants dans lequel se meut Pierre Arditi, lui qui meurt à la première séquence du film et ressuscite immédiatement avant de mourir une seconde fois aux deux-tiers du récit.

Ces histoires de revenants, sont dans la plupart des films de Resnais liés à une demeure hantée, machine à distribuer les souvenirs. C'est le rôle de la Bibliothèque Nationale dans "Toute la mémoire du monde", celui de l'hôtel d'Hiroshima, du palace de Marienbad, de l'appartement dans Muriel, de la villa de banlieue de Mélo ou, bien sûr, de la maison cévenole de "L'amour à mort". Ces histoires de revenants et de maisons hantées laissent à penser que Resnais est peut-être le plus grand cinéaste fantastique français. Le cinéma est pour lui l'art de faire revenir les fantômes, d'inventer un monde où les lois physiques ne sont plus seulement celles qui régissent la vie. Providence est le film le plus directement fantastique de Resnais, son titre même faisant référence à l'écrivain américain d'anticipation Lovecraft et à la ville de Providence dans laquelle il situe toutes ses histoires de cryptes et de morts-vivants La demeure hantée évoque chez Resnais le fonctionnement de la mémoire. Elle est un peu comme un cerveau, dont chaque pièce est reliée avec chacune des autres, à l'instar d'un cortex où synapses et neurones sont autant de ramification du Tout. De même les fréquentes incursions dans la science fiction sont autant d'excursions dans le cerveau, dans "Je t'aime, je t'aime", dans "Providence".

Cet attrait irrésistible envers le modèle cérébral fait de Resnais un cinéaste de la composition plus que de l'intrigue et du développement. Il ne s'agit pourtant pas pour lui de rompre avec le récit, mais bien au contraire d'en multiplier les modes et ainsi d'accroître les possibilités romanesques. La composition, au sens le plus musical du terme, permet à Resnais d'ouvrir le cinéma à la fragmentation, au multiple, à la polyphonie, à la virtualité et à la recomposition de ce matériau éclaté. Le spectateur est face à un ensemble d'affects, d'histoires de souvenirs, de pensées, de mots, de cops qui intègrent la multiplicité du monde, passé/présent, physique/mental, langage/musique. Il s'agit de recomposer cet ensemble à la manière d'un puzzle qui donne à voir la complexité de l'homme moderne et de son histoire. Autant que de composition, on peut parler de mise en réseau des récits et des sentiments dont le metteur en scène est un architecte et le spectateur une sorte d'opérateur qui peut cliquer sur les différents possibles de ce labyrinthe narratif.

Resnais a d'abord envisagé la version totalitaire de la programmation et son horreur pure -Les camps, la bombe atomique- avant de lancer lui même des hypothèses en résonance avec la science contemporaine, ses principes d'incertitude et ses sous-ensembles flous, qui introduisent l'aléatoire dans la machine. Ainsi le hasard source d'angoisse dans Marienbad et surtout dans Muriel, devient ensuite dans "Je t'aime, je t'aime", "Mon oncle d'Amérique" ou "Smoking/no smoking", la source et le principe d'une nouvelle liberté pour l'homme contemporain ;au labyrinthe c'est substitué le diagramme.

La mélodie secrète , cette part de la réalité qui nous échappe et qui nous hante, qu'on pressent chez Stavisky, n'est-elle pas en dernière instance le véritable objet de la quête d'Alain Resnais ? Ses dispositifs, parfois très proches des mathématiques, n'ont-ils pas pour fonction de capturer cette mélodie secrète, bien plus profonde que les apparences de la profondeur ?