Les premières images nous entraînent des chaînes montagneuses qui au nord marquent la frontière avec la Chine vers le delta du Fleuve Rouge.
Ici, depuis des temps immémoriaux, lhomme, pour subsister, sacharne à domestiquer le cours des eaux, des digues gigantesques aux plus infimes levées de terre. Berceau de lâme vietnamienne, cest derrière la haie de bambou du village que sest écrite lhistoire du peuple viet et de ses royaumes.
Après sêtre libéré de 2 000 ans doccupation chinoise, et avoir connu dix siècles de souveraineté nationale, les vietnamiens sont à nouveau envahis à partir de 1860, avec le débarquement de marins français. Quarante ans plus tard, un régime colonial sinstalle. Le Vietnam, le Cambodge et le Laos deviennent lIndochine française.
Convaincus des vertus civilisatrices de leur modèle de colonisation, les Français, tout en sadonnant aux charmes équivoques de lexotisme tropical, se découvrent bâtisseurs, archéologues, administrateurs, défricheurs . Ils ne perçoivent pas même la vacuité de la cour impériale, le désespoir populaire et bientôt les premières révoltes.
Dès les années 1930, la France célèbre avec lIndochine son empire colonial, le 2e au monde par sa puissance. A peine 20 000 français sassurent un pouvoir presque sans partage sur 20 millions de vietnamiens, cambodgiens et laotiens.
Avec leffondrement de la lointaine métropole en 1940, puis linvasion des troupes japonaises, le destin de la colonie bascule. Le 9 mars 1945, les forces nipponnes décapitent ladministration. Les Vietnamiens, conduits par le front vietminh et le vieux révolutionnaire Ho Chi Minh, saisissent enfin loccasion favorable pour se soulever.
Le 2 septembre 1945, la République du Vietnam est proclamée à Hanoï. Profondément marquée par sa défaite, la France, avant toute négociation, entend dabord rétablir sa souveraineté, gage de sa grandeur passée. Le 19 décembre 1946, une longue guerre se déclenche. Dun conflit colonial, elle devient bientôt un des enjeux de la guerre froide jusquà la chute du camp retranché de Dien Bien Phu, en mai 1954, qui sonne le glas de près dun siècle de présence française et voit le Vietnam coupé en deux.
Sans plus attendre, hantés par la propagation du communisme, les Américains prennent le relais. À coup de guerres électroniques, de tonnes de bombes au napalm, de milliers de litres de défoliant et surtout de centaines de millions de dollars, lUS Army tente, sans succès, de faire ployer le nord Vietnam.
Elle se retire en 1970 et en avril 1975, les troupes du Nord investissent Saïgon, la capitale du Sud, mettant ainsi fin à ce long Nam Tien, la Marche vers le Sud, débutée dans les montagnes du Nord des siècles plus tôt
Fruit de dix ans de recherche, LEmpire du milieu du sud retrace la fascinante et douloureuse histoire du Vietnam, de laventure coloniale française à la chute de Saigon et à la fuite des américains.
Ce nest pas seulement un film sur ce pays, mais également un film sur les raisons qui conduisent les peuples à proclamer « plus jamais ça, plus jamais la guerre ».
Construit à partir darchives exceptionnelles recueillies aux quatre coins du monde, et souvent inédites, le film est illustré par des textes puisés dans le répertoire littéraire vietnamien (Nguyen Trai, Nguyen Du, Bao Ninh ) et français (André Malraux, Albert de Pouvourville, Marguerite Duras ), ainsi que des lettres de soldats américains.
Sur le plan technique, ce projet est laboutissement dune recherche, dune véritable quête de tous documents filmés sur le Vietnam dans le monde entier. Sétant fixée pour ambition de raconter le vingtième siècle de la péninsule indochinoise en images -un des plus mouvementés de la planète- afin den offrir une fresque, une épopée, Galatée Films a collecté pendant plus de dix ans films darchives, documentaires et de fiction, professionnels et amateurs.
Du Japon à Cuba, de Suède à lAustralie, de Russie aux Etats-Unis, de France au Vietnam, de Chine à la Hongrie, de Pologne à la Hollande, des plus grands aux plus obscurs, tous les fonds darchives ont été consultés et des centaines dheures de films visionnées. Le dépouillement des notices qui avaient pu être conservées, la rencontre avec les réalisateurs, opérateurs, monteurs, archivistes, survivants ont permis de retrouver des inédits, des films oubliés que lon croyait perdus, des images jamais développées, jamais montées.
Des séquences entières ont été reconstituées à partir des diverses sources dans lesquelles elles avaient été dispersées, des documents amateurs, jamais visionnés depuis le retour de leurs auteurs de la guerre, restaurés. Lensemble numérisé
Exemple unique, cette démarche cinématographique, scientifique, historique et mémorielle, a ainsi permis de constituer un véritable corpus des images animées du Vietnam et, bien au-delà, de toute la péninsule.
Des visions paisibles, exotiques et coloniales aux combats acharnés ou aux torches du napalm, peu dévènements ont échappé à leurs objectifs.
Après des mois de visionnage, près de cent heures de « rushes » ont été retenues et organisées en suivant une chronologie mais surtout des thématiques géographiques, historiques et poétiques propres au Vietnam.
Sur le plan artistique, celui de lécriture cinématographique, après des mois de visionnage, il nous est apparu quune telle masse de documents dégageait bien plus que la matière dun documentaire, dune simple fresque historique.
La plupart des images recelaient, captées presque ou souvent malgré elles, les éléments qui constituent la nature profonde de lâme du Vietnam. Une âme qui transparaît dans toute la littérature, la poésie, la musique, les arts vietnamiens, plus tard le cinéma
Héritiers de la tradition confucéenne chinoise mais layant totalement faite leur, les Vietnamiens occupent un univers symbolique entre le ciel et la terre, entre les monts et les eaux. Venu du Sud de la Chine il y a des millénaires, depuis sans cesse en lutte avec ces envahissants voisins qui ne les toléraient quen sujets dun Empire du Milieu du Sud, le peuple viet sest acharné à affirmer sa légitimité sur le delta du Nord dabord puis sur toute la longue péninsule ensuite, tout en chassant les envahisseurs occidentaux successifs. Un mouvement qualifié de Nam Tien, « la Marche vers le Sud », qui finalement trouvera son aboutissement en 1975 avec la prise de Saïgon par les troupes du Nord
Un mouvement irréversible comme la longue lutte des eaux et des monts, du ciel et de la terre, du fer, du bois et du feu, une empoignade entre géants dans laquelle les hommes noccupent quune place infime, au destin déjà scellé. Une nature qui transcende lhistoire, même si elle fut particulièrement violente en Indochine, et rend les ambitions, les velléités humaines dautant plus poignantes, pathétiques, désespérées, cruelles, parfois admirables
Nous avons ainsi imaginé construire le film autour de ces éléments emblématiques et récurrents dans toutes nos images -leau, la terre, le ciel, le fer, le feu -, avec la Marche vers le Sud comme contexte géographique et historique. Une Marche vers le Sud qui se déroulerait au rythme dune journée tirée de léternité, de laube sur la frontière de Chine au nord, à la tombée du jour au large de la pointe de Ca Mau sur le Golfe de Thaïlande au sud.
Comme dialogues pour illustrer un tel mouvement : des extraits tirés de la poésie, de la littérature, de la propagande, des commentaires des bandes dactualité dépoque, des déclarations, des lettres produites par chacun des nombreux protagonistes de lodyssée indochinoise. Dites par la voix de Jacques Perrin, ces courtes citations donnent certes des données essentielles à la compréhension historique mais surtout offrent un autre écho aux images, les soutiennent ou les abandonnent, les confortent ou les contredisent, créant cette émotion fugace, proche du manque qui, mieux que toute lourde démonstration, désigne la beauté fragile du monde des hommes
Quand Jacques Perrin et Eric Deroo ont proposé à lEtablissement de Communication et de Production audiovisuelle de la Défense de participer à la grande aventure de LEmpire du milieu du sud, le défi nétait pas seulement dentreprendre la collecte dimages rares ou inédites mais aussi dinitier une recherche systématique dans les 4 millions de clichés et les 23 500 titres de films qui constituent le patrimoine du « Cinéma des Armées ».
Après un premier travail didentification et de comparaison, souvent plan par plan, pour rester fidèle à lhistoire et répondre aux intentions des réalisateurs, est venu le temps de la restauration et de la numérisation. Un travail patient, exécuté par une équipe motivée qui sest replongée dans les rushes des opérateurs du Service Presse Information dIndochine, le fameux SPI des Corcuff, Kowal ou Péraud héritiers des premiers reporters des Sections Photographiques et Cinématographiques des Armées créées en 1915.
Délaissant demblée les reportages trop institutionnels, léquipe de documentalistes a retrouvé les images qui, selon le souhait des auteurs, constituent « la nature profonde de lâme du Vietnam » et portent en même temps le témoignage des traces de ceux qui ont écrit, filmé et combattu au « Milieu du Sud ».
En effet, malgré le poids de la guerre et son cortège de captations définitives, les reporters du SPI ont pu se déplacer, filmer sans compter et essayer de faire partager le destin des combattants du Corps Expéditionnaire dExtrême Orient mais aussi celui des populations dans lesquelles ils se sont fondus. Cela donnera « Regards sur lIndochine », une formidable série documentaire, encore inédite à ce jour, et dont les images ont constitué une source irremplaçable pour illustrer cette « marche vers le Sud » du peuple vietnamien, essentielle pour les auteurs.
Ce voyage, dans les pas et avec les yeux des reporters du CEFEO, est une véritable aventure humaine et technique. Traduire la puissance des éléments en noir et blanc ne relève plus seulement du talent mais bien dune force dâme qui transparaît encore de ces images parvenues jusquà nous.
Et cest bien là la force dune uvre cinématographique comme LEmpire du milieu du sud dans laquelle la sauvegarde et la numérisation des fonds prend tout son sens car ces documents sont désormais préservés des agressions du temps.
Isabelle Gougenheim, directeur de lECPAD, Textes issus du dossier de presse Acacias Films
Editeur : Editions Montparnasse. Avril 2011. |
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