Sentaro est un homme dans la quarantaine, mutique, au regard triste, qui vit de la vente de doyarakis : ce sont des pâtisseries traditionnelles japonaises composées de deux pancakes fourrés de pâte de haricots rouges, "An". Un secret lié à son passé semble le tourmenter. Wakana est une lycéenne sensible, attachée à son canari chanteur. Elle est élevée par une mère seule, souvent absente, et désireuse que sa fille trouve vite son autonomie financière. Tokue, 76 ans, est au crépuscule de sa vie.
Tokue découvre l'échoppe de Sentaro un jour de printemps où les cerisiers sont en fleur. Elle lui propose de l’aider dans la préparation des doyarakis. Sentaro refuse, arguant du faible salaire qu'il pourrait proposer, 600 yens. Tokue insiste, proposant 200 yens, ce qui ne suffit pas à convaincre Sentaro qui ne souhaite pas s'encombrer de la vieille femme. Il la renvoie gentiment en lui offrant un doyaraki. Cela donne à Wakana l'idée de proposer ses services à Sentaro. Celui-ci, connait la précarité financière de la jeune fille et lui offre régulièrement les rebus de sa production de doyarakis. Sentaro hésite pourtant à la prendre pour salariée.
L'après-midi, Tokue revient et renouvelle sa proposition. Elle a gouté le doyaraki. Si elle apprécie les pancakes, elle trouve la pâte de haricots rouges quelconque. Elle propose à Sentaro de la confectionner mais Sentaro décline à nouveau. Tokue lui laisse un paquet qu'elle lui recommande de goûter. Sentaro jette le paquet à la poubelle avant de se raviser. Il fait bien : la pâte est délicieuse. Il en informe le soir Wakana, rencontrée par hasard au bar du coin. Sentaro est bien décidé cette fois à embaucher Tokue.
Tokue met cependant quelques jours à revenir. Quand elle revient, elle remarque que la pluie a fait tomber les fleurs et que ce sont maintenant les feuilles qui s'agitent et semblent lui faire signe. Sentaro l'accueille avec joie mais Tokue lui fait remarquer à quel point il est négligeant dans son métier. Il accepte une pâte industrielle; il n'a pas de goût pour les doyarakis qu'il prépare. Elle lui fixe rendez-vous le lendemain avant le lever du soleil pour préparer la pâte.
A cinq heures, Sentaro se lève et retrouve Tokue à la boutique. Pendant six heures, Tokue prépare la pâte. Elle traite les haricots avec respect pour leur voyage jusque à eux. Elle élimine toute trace d'amertume en les rinçant soigneusement à l'eau. Elle laisse laissant des temps de repos aux haricots pour leur mélange avec le sucre. Elle surveille attentivement la cuisson. A onze heures, la boutique ouvre comme à son habitude et les clients remarquent tout de suite la différence. Les lycéennes complimentent Sentaro qui sourit enfin. Les clients commandent plus que d'habitude. Tout le stock est écoulé et Sentaro emploie Tokue pour préparer chaque jour de la pâte. La petite échoppe devient vite un endroit incontournable.
Un soir cependant, la propriétaire de la boutique s'inquiète de Tokue dont les mains sont déformées. C'est le signe de la lèpre ce qui, pour la propriétaire, rend sa présence impossible dans une choppe alimentaire. Elle adjoint Sentaro de la renvoyer. Sentaro boit pour oublier. Si bien que, le lendemain, c'est Tokue qui, non seulement fait la pâte mais vend les doyarakis. Wakana, attentive à son travail, s'inquiète de ses mains. Un peu plus tard, elle se renseigne avec son ami sur les lépreux à la bibliothèque.
Le lendemain, Sentaro revient travailler, honteux d'avoir laissé Tokue faire le travail seule. C'est bientôt l'été et Tokue a néanmoins tricoté des petits coussins pour Sentaro et les clients de la boutique. Pourtant, à la fin de l'été, personne ne vient plus acheter de doyarakis. Sentaro et Tokue ont compris et se disent discrètement adieu.
Un peu plus tard, Sentaro reçoit une lettre de Tokue, le remerciant de l'avoir employée et l'enjoignant à avoir le courage de continuer sans elle, en étant attentif aux haricots et en acceptant le poids que la société fait peser sur les victimes des accidentés de la vie. Sentaro lui répondra être effectivement détruit pour avoir rendu involontairement un homme infirme lors d'une bagarre qui a mal tournée dans le bar qu'il tenait alors.
Au début de l'automne, Wakana vient avec son canari dans l'échoppe de Sentaro disant avoir fugué car le propriétaire exigeait qu'elle libère l'oiseau. Elle s'étonne de ne pas voir Tokue. Quand Sentaro lui dit qu'elle est partie, Wakana avoue avoir parlé de la lèpre de Tokue à sa mère ; la rumeur a fait le reste. Sentaro est triste de n'avoir pas su protéger Tokue. Wakana lui propose de rendre visite à Tokue dans le sanatorium dédié aux lépreux. Ils s'y rendent et Tokue leur présente son amie, Yoshiko. Tokue raconte comment elle fut conduite là par son frère aîné alors qu'elle avait l'âge de Wakana, enveloppée dans un corsage confectionné avec soin par sa mère mais qu'on lui enleva dès son arrivée. Depuis 1996 et la fin du confinement obligatoire des lépreux, la vie s'est améliorée mais ils réclament toujours une vraie place au soleil pour eux-aussi.
Au retour, Sentaro emploie Wakana dans son échoppe. Tous deux essaient une recette de doyarakis salés selon le goût de Sentaro. Mais la propriétaire vient leur présenter son jeune amant, qu'elle nomme son neveu, comme futur patron de l'échoppe devant être formé par Sentaro. Il n'a que mépris pour Sentaro qui le lui rend bien. Sentaro se saoule de nouveau. Wakana le retrouve devant le sanatorium dédié aux lépreux et tous deux y entrent. Mais l'amie de Tokue leur annonce que celle-ci est morte trois jours plus tôt. Elle a laissé une cassette sur un magnétophone. Elle leur raconte sa triste vie de recluse, elle qui ne put même aller jusqu'au bout de sa grossesse. Elle fut frappée par la tristesse de Sentaro dès leur première rencontre et émue par lui qui aurait pu être son fils. Elle les enjoint à regarder la nature qui permet de dépasser les limites et les barrières imposées par la société et de se consacrer aux choses bien faites.
C'est de nouveau le printemps à Tokyo et les cerisiers sont en fleur. Wakana va au lycée. Sentaro vend désormais ses doyarakis en plein air dans les parcs publics.
Les délices de Tokyo a été présenté en ouverture de la sélection Un certain regard au festival de Cannes 2015. Comme souvent chez Naomi Kawase, il est irrigué par la relation intimiste entre les personnages, elle-même surdéterminée par place primordiale donnée à la nature.
Les délices de Tokyo est l'adaptation du livre An, écrit par Durian Sukegawa. Le souci d'authenticité de Naomi Kawase l'a conduite à écrire son film au sein de la bibliothèque d'un sanatorium dédié aux lépreux aux alentours de la capitale japonaise. La cinéaste a longuement discuté avec les patients et s'est promenée dans la forêt adjacente afin de s'imprégner "de la lumière, de l'atmosphère". Au final, Tokue lui rappela sa mère, décédée trois ans avant le tournage et qui avait fait l'objet du film Chiri (2012). Soucis biographique enfin avec le rôle de Wakana attribué à Kyara Uchida, petite-fille à la ville de Kiki Kirin, l'interprète principale.
En revanche, contrairement à la majorité de ses films qui se déroulent non loin de Nara où elle fut élevée, celui-ci est tourné à Tokyo. L'univers urbain réduit à quelques traces vient néanmoins strier la nature, ainsi des fils éclectiques des premiers plans qui entachent la vision des cerisiers en fleur.
Le dépassement par le travail
L'attention aux choses bien faites, dont la confection de la pâte an, semble d'abord être le sujet central du film. Mais cette attention est avant tout un moyen de se libérer du malheur qui pèse sur le monde.
Les trois personnages sont en effet plus ou moins meurtris par la vie. Sentaro est pétri de culpabilité pour avoir rendu un homme infirme dans une bagarre et pour trop boire. Wakana souffre de devoir être adulte avant l'heure alors qu'elle s'accroche comme une enfant à son canari en cage. Tokue aimerait reprendre goût à la vie elle qui voit un signe dans chaque mouvement de la nature.
Le travail comme un signe d'accord avec la nature
L'attention à la nature s'incarne d'abord dans les cerisiers en fleur qui magnifient l'ouverture et la conclusion du film. Mais les cerisiers sont aussi vus ayant perdu leurs fleurs et agitant leur feuilles comme autant de signes à déchiffrer. A l'automne enfin, leurs feuilles devenues marron-rouge tombent et Sentaro tient entre ses doigts l'une des dernières feuilles de l'arbre où se repose l'âme de Tokue dans le jardin du sanatorium. Celle-ci, dans un rapport probablement shintoïste à la nature, protège alors d'encore plus haut Sentaro et Wakana.
La lune est en effet la seconde incarnation répétée de la nature. Elle fait l'objet de quelques plans illustratifs du temps qui passe puis, lorsque Wakana raconte l'accord scellé sous son signe entre elle et Tokue au sujet du canari, un plan vient la cadrer au milieu des cerisiers. On notera aussi le sel ramassé au clair de lune que Sentaro va utiliser dans sa recette de doyarakis salés. Mais c'est la série de plans, devant le cerisier du santorium, qui suivent le regard de Yoshiko, Wakana et Sentaro vers la lune qui est plus extraordinaire. Au plan de lune qui suit, succède un plan en plongée du haut d'une colline en plein jour dans lequel vient soudain apparaitre Tokue de dos, comme si, dominant la vallée, elle était la lune. Debout, appuyée contre un arbre d'ou émane de la vapeur, Tokue, devenue divinité, délivre son discours protecteur : apprendre à dépasser les barrières que la société nous impose pour aller courageusement de l'avant et trouver un sens à sa vie. C'est ainsi que Wakana est appelée à rendre sa liberté à l'oiseau comme le signe d'un abandon à l'enfance et à aller au lycée. C'est ainsi Sentaro retrouve la liberté d'agir de façon autonome. Courageusement, sous la protection des cerisiers en fleur, il lancera enfin avec fierté son "qui veut de mes doyarakis ?"
Jean-Luc Lacuve le 25/02/2016 (après le ciné-club au Café des Images).