Un homme à côté d'une moto, une clé à molette à la main, regarde une usine au loin alors qu'à côté brûle un feu sauvage. Générique (Aucun feu sauvage n'a raison de tout. Au printemps la brise redonnera vie). Une image télévision devenue à peine visible ; le premier printemps du siècle se profile à l'horizon.
2001. Ville de Datong, Chine du Nord. Des ouvrières dans une cabane de repos chantent (plus les amis sont nombreux, plus la route est facile / Dans la tourmente de la guerre, en duo / je n'ai jamais demandé à être amoureuse). En ville, devant le monument à Gagarine, la radio Europe-USA informe sur le monde. Qiao-qiao attend le bus. Des ouvriers attendent d'être pris en photo. Qiao-qiao croise des ouvriers la nuit et va danser en boite de nuit. Un homme soulève des seaux à la force des paupières. Bin descend d'un train. En rentrant au petit matin, Qiao-qiao est importunée par des jeunes en moto. Elle leur lance une pierre avant de prendre le taxi. Chez elle, elle chasse les mouches.
Le Palais de la culture, délabré, a été repris par un nouveau gérant. Il laisse un peu brûlé le portrait de Mao où avaient lieu "les thés musicaux et dansés pour goûter aux parfums du monde". C'est une salle pour les retraités de la mine désœuvrés qui écoutent le Jinju, l'opéra bangzi du Shanxi. Les filles, sept ou huit chaque jour, lui reversent 10 yuans par jour; il leur en reste autant; presque un salaire normal. Une femme chante (ma famille vit sur les plateaux du Lœss). Qiao-qiao est amoureuse de Bin qui se montre distant. Ils écoutent les femmes chanter et ramasser leurs pourboires. Lent travelling dans la rue. (Pendant trente ans la vie s'est écoulée, jusqu'à ce que l'édifice s'écroule). Qiao-qiao se prête à un défilé de mode, à des exhibitions de danse. Salle de jeux vidéo. Bin est dans une salle de karaoké avec des amis. Tout le monde danse et fête le choix de la Chine pour les jeux Olympiques de 2008.
Qiao-qiao danse (Hand in hand de Koreana-cérémonie d'ouverture de Séoul) sur les marches de l'hôtel de ville pour une campagne publicitaire d'une eau de vie locale. Bin dans le camion traite Qiao-qiao durement; il lui signifie par des textos qu'il a envie de partir, de tenter sa chance ailleurs et il viendra la chercher quand il sera installé. Elle rentre seule, Il part en train. Elle est seule. Elle chante une chanson pleine d'espérance lors d'une nouvelle campagne de promotion pour l'alcool.
(Carton : Si proche et pourtant si loin.) Un train sur un pont ; des superpositions de photographies avec le train qui roule. Qiao-qiao mange du poulet au riz sur le bateau. Elle envoie des textos sans réponse à Bin. Un panneau indique la limite fatale des 156,3 mètres qui seront recouverts par les flots (rythme sur Wonderful shop de Wang Lei).
2006 - ville de Fengjie, Les Trois-Gorges, sud-ouest de la Chine. Qiao-qiao écoute en voiture la radio dire que lorsque la hauteur de l'eau en amont atteindra 156 mètres, 12 districts entre le Hubei et Chongqing seront submergés. 1,6 millions d'habitants ont ainsi été déplacés et relogés.
Qiao-qiao passe la nuit dans un dortoir religieux à l'entrée duquel figure une version simplifiée de La madone Sixtine de Raphaël. Une femme se plaint d'avoir recueilli un homme ingrat qui a couché avec sa sœur. Au matin, Qiao-qiao vole quelques pâtes. Elle accoste sur le quai où attendent des gens prêts au départ pour le Guangdong. Elle erre dans la ville en démolition, voit des objets abandonnés par les migrants, des graffitis rendant hommage à l'ancienne ville.
Dans un salon de massage qui lui appartient, Bin discute avec Pan, son invité venu de Lanzhou, capitale de la province du Gansu. Il demande à Huang-mao de rassembler quelques frères sur le port. Pan exige 100 000 yuans tout de suite. Bin doit en référer à Mme Ding. Pan contraint Huang-mao à le masser et même un peu plus s'il veut être embauché par lui.
Qiao vole de l'argent, 500 yuans, sur une table de jeu. Les propriétaires la retrouvent mais elle ne se laisse pas intimider et sort son taser. Elle renouvelle ses appels pour Bin. Pour recharger son téléphone, elle va dans une salle où un film publicitaire parle des nouveaux robots SF-3.
Bin est à la tête d'un groupe de démolition avec pour patronne Ding, une femme qui a signé ses contrat. Il demande à Huang-mao de passer à l'attaque le lendemain. Il fait partir Mme Ding pour Yichang, en aval des Trois-Gorges. Blondie attaque un autre groupe de démolisseurs (musique de Jody Chiang). Il est convoqué par la police fluviale car "la femme de Xiamen", Ding, est partie avec l'argent. Pan se trouve aussi dans ce commissariat et emmène Huang-mao avec lui à Wuhan.
Qiao-qiao erre dans une usine sous la pluie où un jeune homme propose de l'aider. Elle fait passer un avis de recherche à la télévision pour retrouver Bin, 32 ans, avec sa photo. Quand, menacé d'en voir diffusés d'autres, il accepte enfin de la rejoindre, elle lui déclare que c'est fini.
Avion de Chongqing à Zhuhai ; les mesures de prévention de la pandémie sont différemment appliquées. Bin, vieilli, marche difficilement pour trouver les toilettes.
2022 Zhuhai au sud de la Chine. Bin traverse les terrains en construction. Il lace avec difficulté sa chaussure. 23 novembre, lendemain de la cérémonie d'ouverture de la coupe du monde de football au Qatar. Xiao Zhou l'accueille car Pan est à l'hôpital. Il a deux enfants pour sauvegarder les apparences. Bin avait un petit boulot dans une agence de microcrédit qu'il a perdu avec la pandémie. Pas mieux à Macao; ils font des vidéos. Le vieux Xing est un expert de Tik-Tok.
Retour à Datong. Propagande sur la reprise du covid aux Etats-Unis. Salle des fêtes on danse (Quelles sont ces larmes dans mes yeux ; le regard brouillé, je ne te vois pas t'éloigner) ; Bin retrouve Quia-quia sur le marché aux légumes. Elle pleure dans le vestiaire en mangeant. Elle croise un robot qui constate qu'elle a l'air triste. Il cite Mère Teresa : "Aime jusqu'à en avoir mal et la douleur disparaitra, il ne restera que l'amour" et Mark Twain : "Les humains n'ont qu'une arme efficace, c'est le rire".
Qiao-qiao écoute un groupe de rock chanter. Bin avec son sac de courses se rapproche. Elle l'observe sans bouger puis le laisse la suivre dans les rues. On est le 1er décembre, fin des matchs de pool au Qatar; des jeunes gens mangent devant une enseigne McDonald. Il est revenu parce que la vie est moins chère. Il occupe un appartement Elle lui relace ses souliers; lui redonne son sac de courses et va faire le jogging avec des centaines de Chinois.
Générique : (Juste debout sur ma terre natale).
Durant le confinement, Jia a repris certains plans de deux de ses films majeurs, Plaisirs inconnus (2002) et Still life (2006) mais bien plus majoritairement des scènes coupées de ces films, ainsi que ses recherches documentaires effectuées pour les réaliser. D’autres séquences sont prises ici où là dans des "parties de chasse" aux images effectuées avec son chef opérateur et Zhao Tao ; ainsi la séquence des ouvriers attendant la photographie de groupe filmée lors de Au-delà des montagnes (2015) ou le mystérieux plan de l'ouvrier à la clé à molette au début du film. Jia a enfin ajouté une troisième partie contemporaine située en novembre-décembre 2022 à Zhuhai puis à Datong.
Il en résulte un film expérimental avec des images de textures et formats différents, un film mi-documentaire mi-fictionnel avec une intrigue assez lâche car si Zhao Tao est héroïne de tous ses films, Li Zubin n'est qu'un acteur marginal de Plaisirs inconnus et de Still Life rendant très ténue la relation amoureuse qui le lie désormais au personnage de Qiao-qiao.
Le film montre la capacité d'écrire une fiction parallèle à partir du chutier d'anciens films. Conséquence: très peu de dialogues avec des émotions qui passent par les chansons. Mais c'est aussi un film politique où il importe moins de lutter pour atteindre aux plaisirs inconnus ou pour résister à l'effondrement de la mémoire collective que d'assumer le temps qui passe ; de s'assurer que malgré le temps qui bouleverse les vies, il est toujours possible d'être debout sur sa terre natale. Jamais encore Jia n'avait exprimé avec une telle force son esthétique néoréaliste et développé autant d'images-temps d'une telle intensité.
Un film expérimental
Dans Chroniques chinoises (Lou Ye, 2024), le réalisateur tente de reprendre les rushes d'un film interrompu dix ans auparavant pour le terminer et se trouve confronté à des faits nouveaux qui vont lui donner une autre signification. Jia Zhang-ke reprend lui aussi, mais dans la réalité, deux de ses films anciens : Plaisirs inconnus (2002) et Still life (2006) .
Dans Plaisirs inconnus, ce sont la belle Qiao-qiao et deux jeunes hommes de 19 ans, Xiao Ji et Gui Bin-bin, qui sont les principaux protagonistes. Li Zhu-bin interprète Qiao San, un petit truand. Il y a donc une belle performance à lui confier là le rôle de Gui Bin-bin mais aussi une difficulté à lui trouver des scènes, et plus encore des dialogues, avec Qiao-qiao en accord avec ce statut. D'où une partie fictionnelle réduite à une peau de chagrin et presque entièrement consacrée au ressenti de Qiao-qiao qui se désespère de voir partir Bin. Il faut néanmoins beaucoup d'imagination pour voir une scène d'amour dans le plan long où Li Zhu-bin renvoie plusieurs fois sur son siège une Tao Zhao désespérée (évidemment parce que dans cette scène de Plaisirs inconnus, elle est empêchée par Li Zhu-bin d'aller à la rencontre de Xiao Ji).
Cinq ans plus tard, le fil rouge narratif est bien le même que dans Still life. Qiao-qiao est à la recherche, non pas de son mari mais du compagnon qui a promis de revenir la chercher, non plus au bout de deux ans mais ici de cinq.
Jia ne reprend que quelques rares plans de Still life pour constituer une histoire différente avec les scènes coupées. Dans Still life, Qiao-qiao logeait chez l'ami archéologue du couple et c'est lui qui au bout d'une journée d'errance commune ramenait son mari à Qiao-quio. Mais celle-ci ayant choisi de partir (métaphore fantastique de l'immeuble qui décolle), elle rejetait la rencontre avant que son mari ne la poursuive en voiture pour une scène au pied du barrage.
Ici l'ami a disparu et Qiao-qiao erre la nuit jusqu'à une église catholique décorée d'une Madone Sixtine simplifiée et occupée par des ouvriers et trois femmes dans un dortoir. C'est par un avis de recherche à la télévision que Qiao-qiao obtient une rencontre avec son mari. Jia avait supprimé cette possibilité de son film tout comme il avait coupé les rôles de Mme Ding et de Pan. Mme Ding, la patronne de Bin, n'était que nommée et n'apparaissait pas à l'écran. Qiao-qiao avait appris par d'autres qu'elle était non seulement la patronne de son mari mais aussi sa maîtresse. Ici, Mme Ding ressurgit de deux scènes coupées de Still life. Pareillement, le personnage de Pan, probable financeur de Bin, n'apparaissait pas, tout comme sa relation homosexuelle avec Huang-mao et leur départ pour Wuhan. Autre ajout, le jeune homme qui se propose de dire la bonne aventure à Qiao-qiao dans l'usine sous la pluie et qui remplace la belle scène, dans une autre usine, où s'activaient en rythme les ouvriers, en écho au Metropolis de Fritz Lang.
Un film chanté
Avec une partie fictionnelle aussi profondément remaniée, c'est l'aspect documentaire qui prédomine avec une large place accordée aux chansons pour faire passer l'émotion. La scène initiale dans la cabane de repos dit la solidarité qui unit les ouvrières de Datong. En 2001, on entend la radio annoncer que pour Jiang Zemin (président de 1993 à 2003), l'entrée de la Chine dans l'OMC va améliorer les relations sino-américaines. Un peu plus tard, un lent travelling dans la rue de Datong est accompagné par une chanson (Kill the One from Shijiazhuang du groupe Omnipotent Youth Society). Elle raconte combien pour cet ouvrier, habitué à rentrer chez lui du travail à dix-huit heures et voir sa soupe servie par sa femme, l'ouverture à la mondialisation va soudainement détruire cet édifice. Quand Bin pénètre dans la salle des fêtes de Datong en décembre 2022, il voit des couples danser sur une chanson romantique (Quelles sont ces larmes dans mes yeux ; le regard brouillé, je ne te vois pas t'éloigner) qui matérialise son espoir de renouer avec Qiao-qiao. Mais celle-ci est sensible à la chanson qu'elle écoute à la sortie du supermarché où l'attend Bin. Celle-ci est sans équivoque : "au cœur de l'hiver on ne peut retrouver la chaleur de la première étreinte, connue au printemps".
Il lui demeure ce cri de courage qu'évoque le carton final : "Juste debout sur ma terre natale», début de la chanson Ji Xu du grand rocker chinois Cui Jian. Cet espoir était déjà annoncé par le morceau initial du groupe Brain Failure, dont le titre anglais est Underground, écrit en 2000 en s’inspirant d’un poème de la dynastie Tang (618- 907).
Plier sans rompre
La partie à Datong diagnostique les bouleversements pour la jeunesse introduit par l'ouverture de la Chine à la mondialisation dans ses centres urbains. Les relations de couple jusqu'alors jamais interrogées sont minées par l'argent. De même que sont révélés les dessous de la maison du peuple par la longue interview de son nouveau gérant expliquant confisquer la moitié des pourboires des chanteuses.
La partie à Fengjie fustige le développement à marche forcée de la Chine au mépris des bouleversements sur la vie des habitants obligés de quitter leurs maisons en amont du barrage des Trois Gorges.
La première partie de l'épisode 2022 est tournée à Zhuhai, la riche province du Guangdong que Jia a déjà filmée dans Useless, à Canton et dans la troisième partie de A touch of sin, à Dongguan. Jia se déplace cette fois plus au sud, à Zhuhai, près de Macao.
La camera VR, qui prend simultanément plusieurs photos sous différents angles qu'un logiciel assemble ensuite pour créer une image sphérique à 360 degré, repère Bin lors de son arrivé près de la demeure de Pan où une Porche jaune rutilante est lavée. La modernité est présente aussi bien par les vidéo Tik-Tok sur lesquels on acquiert de la notoriété que l'on monétise ensuite par des partenariats publicitaires. Même le vieux Xing peut y trouver son compte sous la direction de Xiao Zhou mais pas Bin, rendu trop lent avec sa canne, conséquence possible d'un avc.
A la recherche de l'image-temps
La conclusion à Datong au 1er décembre 2022 est la plus émouvante. La caméra VR plonge dans un supermarché en sous-sol pour retrouver Qiao-qiao, vendeuse de fruits et légumes. Qiao-qiao semble y vivre solitaire et refuse le retour de Bin. Lorsque Bin et Qiao-qiao se font face, celle-ci décale son regard vers l'allée vide derrière lui, assumant sa vie solitaire. Elle se prépare alors à courir et rejoint sa place au milieu de la Chine en marche, lançant un héroïque cri de courage.
Dans Still life le mari n'apparaissant que pour la scène de rupture. C'était l'occasion d'une discussion assez longue au pied du barrage vue pour la seule et unique fois. Ici la scène est réduite à un dialogue exprimé par trois cartons (Nous devrions peut-être; c'est fini; j'ai pris ma décision), dans un décor cerné par un mur, un immeuble et seulement par un lent panoramique avec le fleuve au soleil couchant. Rien de bien grandiose donc.
rupture dans Still life | rupture dans Les feux sauvages |
Pareillement est abandonnée la dimension fantastique du film de 2006 : l'immeuble qui décolle et la soucoupe volante. Nous ne sommes pas ici dans le bruit et la fureur mais dans la conscience d'un monde qui appartient à une autre époque.
Ce sont de véritables images-temps que Qiao-qiao ressent au gré de ses pérégrinations : une botte verte, un magazine Cosmopolitan, des bandes magnétiques de k7 audio; une poupée; une photographie de famille. Il ne s'agit plus ici des fragments de pièces d'usine disant l'abandon de toute activité humaine.
Une usine à l'abandon dans Still life | l'une des images-temps dans Les feux sauvages |
Moins ouvertement critique envers le pouvoir que ses précédents opus, Feng liu yi dai, signifie littéralement "génération romantique" mais aussi, selon Jia, "génération à la dérive" car le terme Fengliu est composé des idéogrammes vent et vague. C'est ce que le titre international traduit par "Caught by the Tides". Ce qui est mis en avant, c'est la capacité de résistance du peuple chinois face aux changements politiques qui lui sont imposés et qui bouleversent sa vie.
Selon Jia : "Au cours des vingt ans concernés par le déroulement du film, beaucoup de gens ont pu avoir souvent le sentiment que tout était détruit, d’un effondrement irrémédiable. Mais malgré les épreuves et les catastrophes on voit malgré tout que l’espoir et l’énergie vitale permettent de nouveaux départs. À mes yeux, cela traduit l’endurance et la volonté de vivre des Chinois".
Jean-Luc Lacuve, le 12 janvier 2025.
Source : dossier de presse